24. Merci Norah, sympa !

11 minutes de lecture

24.

Merci Norah, sympa !


   Sourou enfila son jean. Au fond de ses poches, des pièces s’entrechoquèrent avec un tintement métallique qui devint fracas dans le silence de la chambre. Il s’immobilisa alors, craignant d’avoir réveillé Thaïs, mais l’étudiante ne bougea pas d’un cil. Seule une mèche de cheveux bouclés, sous l’impulsion de sa respiration lente et régulière, glissa de son épaule vers son dos. Sourou contempla sa peau quelques instants, ou plutôt, quelques instants encore, car aucun vêtement ne la couvrait depuis plus de vingt-quatre heures. Ils se l’étaient joué Adam et Ève, déambulant dans l’appartement dans le plus simple appareil ; un exercice difficile pour la demoiselle, à qui des années de comparaison malsaine avec sa sœur et les diktats de la société moderne avaient laissé de profondes séquelles. Des jambes pas assez lisses, un fessier trop plat, des seins asymétriques, des plis disgracieux dans sa silhouette : Thaïs, qui se sentait trop éloignée d’une perfection que d’autres avaient décrétée pour elle, tendait à ériger ses défauts imaginaires en boucliers contre les regards. Sourou était quand même parvenu à lui faire oublier ces bêtises au fil des heures. S’entendre répéter qu’elle était belle et désirable, chose qui ne semblait pas lui être arrivée bien souvent jusque-là, avait aidé. Et si elle n’y parvenait pas encore, elle finirait par le croire. Ouais. Il ferait en sorte de la réconcilier avec elle-même.

   Le jeune homme acheva de s’habiller sur cette promesse. Il reprit son téléphone, ses clefs, ses clopes, rangea un peu la cuisine où gisaient encore les vestiges de leurs repas pris sur le pouce entre deux élans torrides depuis qu’ils s’étaient cloitrés dans leur parenthèse, et sortit sur le palier en refermant tout doucement la porte d’entrée. Il ne laissait pas de mot derrière lui, ce n’était pas nécessaire : ils étaient déjà convenus de se retrouver là, Sourou ne devait faire qu’un aller-retour pour se changer. Deux jours avec le même caleçon, bien qu’il l’eût à peine porté, ça commençait à dater.

   L’immeuble aussi entamait sa journée. Appelé à tous les étages, l’ascenseur charriait des âmes fatiguées avec une paresse de mauvais augure, rechignant même à écarter ses portes pour les laisser passer. Sourou croisa la femme en boubou dont il avait aidé à remonter les courses. Un ado aux épaules voûtées se tenait à ses côtés, si bien tassé contre la paroi de l’appareil qu’il semblait ne plus vouloir faire qu’un avec.

   — Et t’as pas intéwêt à twaîner apwès le couw ! grondait la femme à son attention.

   Le garçon grimaça dans sa barbe. Sourou, lui, revit dans un flash sa propre mère menacer de le renier s’il ne renonçait pas à épouser une Blanche – allez savoir pourquoi ; ça n’avait rien à voir avec ce qu’il venait d’entendre – et, bien qu’il s’interdise généralement de lui accorder la moindre pensée, il songea qu’elle devait être bien contente aujourd’hui de le savoir séparé de Romane. Enfin, il s’imaginait qu’elle le savait. Plus aucun contact ne subsistait entre eux depuis un bail, mais l’une de ses frangines, toujours au courant de tout, avait dû propager la nouvelle jusqu’au Bénin.

   Parvenu au rez-de-chaussée, il laissa derrière lui ces réflexions stériles, s’élança au petit trot vers la rue et maintint ce rythme jusque chez lui, cueillant les correspondances miraculeusement vite et sans encombre. À croire que le monde se pliait en quatre pour le renvoyer d’où il venait, ce matin !

   Moins de cinq minutes après son arrivée, cependant, quelqu’un vint tambouriner à sa porte et il sut, avant même de la voir, que c’était Norah. Les vagissements explosifs de son fils faisaient trembler les murs, on en devinait jusqu’à la brûlure qu’ils provoquaient dans sa gorge à la longue.

   — Prends-le, j’en peux plus ! sanglota la jeune femme en collant le petit dans ses bras sitôt la porte ouverte.

   Choqué par la vision qui s’offrait à lui, Sourou recueillit comme il put le paquet qu’on lui refilait. Pâle à faire peur, les cheveux en bataille, les yeux bouffis par les pleurs et le manque de sommeil, la bouche tordue par une souffrance dont le nom même ne traduisait pas l’ombre de son intensité, Norah paraissait sur le point de péter les plombs. Non ! Non, c’était le cas déjà, elle craquait, et si personne ne l’aidait...

   Projeté dans son pire souvenir, le jeune homme sentit un spasme d’épouvante lui contracter les épaules.

   — Pas ici, fit-il en rajustant sa prise sur le bébé qui se débattait contre son torse, ça pue la clope. Chez toi.

   La maman se contenta d’aller dans la direction indiquée, essuyant d’un revers de main les larmes qui continuaient de lui inonder les joues. Le seuil de son domicile franchi, elle se mit à tourner sur elle-même, attrapant comme pour les ranger sans en avoir réellement conscience des langes abandonnés sur la table de la cuisine, une bouteille d’eau, un pyjama sale.

   — Laisse tout ça, commanda Sourou d’une voix douce.

   Mais, réalisant qu’elle ne l’écoutait pas, qu’elle n’était même pas là, il l’interpella, plus fort :

   — Norah !

   Alors seulement, Norah s’immobilisa et lui accorda un regard. Un regard si noyé qu’elle ne le vit peut-être pas, toutefois.

   — Je vais m’occuper du petit, articula posément Sourou comme si aucun bébé ne brayait tout contre son oreille. D’accord ?

   — D’accord.

   — T’as un casque ou des écouteurs ?

   — Euh... oui. Oui, mais... ?

   — Prends-les avec toi et va te coucher. Trouve une musique qui te calme et monte le volume pour ne plus l’entendre.

   Un relent de culpabilité froissa les traits de la jeune femme, qui se tassa sur elle-même tandis qu’une plainte proprement déchirante montait de sa poitrine.

   — Écoute-moi, continua Sourou en tentant de couvrir à la fois les pleurs de la mère et de l’enfant, ça va aller, je gère. Je gère, réitéra-t-il encore plus fort pour la rappeler à lui, OK ? On passe tous par là, t’es pas la seule.

   Les mots semblaient faire autant de bien que de mal. Il fallait pourtant qu’elle les entende, que quelqu’un les lui dise : tous les parents vivaient ce moment tôt ou tard, même si c’était une vérité qu’on ne partageait pas. Comme tant d’autres avant et après lui, Sourou avait fait les frais de cette vérité tabou et savait combien le fardeau de la culpabilité s’allégeait dès lors qu’on en parlait. Faillir dans sa tâche faisait mal, ouais, mais savoir que c’était normal pansait quelque peu la plaie.

   Norah s’imposa plusieurs grandes inspirations, hocha la tête et, l’air complètement vidée, traîna sa carcasse jusqu’à la chambre. Sourou s’intéressa alors au gamin qui continuait de s’époumoner et tenta de se remémorer les petits trucs qui avaient fonctionné – parfois – avec Ellie.

   — À nous, mon gars, souffla-t-il en le berçant tout en cherchant du regard une tétine – la base –, qu’il finit par trouver sur le rebord de l’évier. Ta maman est juste allée dormir, elle reviendra bientôt. On va en profiter pour se détendre aussi, d’acc’ ?

   Les gestes lui revenaient. Les pas alignés par centaines, la cadence mesurée du bercement, ses propres battements de cœur aussi peut-être, qui parvenaient directement à l’oreille du petit dont la tête reposait contre son torse, finirent par apaiser l’enfant. Exténué – combien de temps avait-il hurlé avant que Norah se décide à demander de l’aide ? –, il sombra bientôt dans le sommeil et Sourou s’installa avec lui sur le canapé. Il se payait un bon mal de crâne, à présent. Bordel, les pleurs de bébé, ça vous achevait si vite ! À se demander pourquoi on n’en avait pas encore fait des armes de guerre.

   Le calme revenu, les réminiscences d’un passé chaotique resurgirent. Sourou se revit rentrer chez lui ce jour-là, tendu d’avance à la perspective de retrouver Romane. Les journées qu’elle devait affronter seule, avec une Ellie très agitée à l’époque, étaient difficiles. Du fait de la fatigue, du stress, du lien qu’elle ne parvenait pas à créer avec son bébé, elle attendait que Sourou revienne du travail pour abandonner la petite et s’enfermer dans une pièce. Toute sa tension jaillissait alors sur le papa et s’insinuait en lui pour se mêler à son propre sentiment d’égarement. Le boulot qui le tenait éloigné de la maison ne le laissait toucher son rôle que du bout des doigts, de manière trop fragmentée pour acquérir une vraie confiance. Pour lui, c’était comme se voir confier par intermittence la direction d’une boîte importante, sans passer par les échelons inférieurs ni la moindre formation. Maintenant t’es dans le grand bain, devine comment on nage*, comme disait la chanson. Tout en comprenant le besoin de souffler de sa femme, il lui en voulait de ne pas le faire profiter de son expérience. Elle s’occupait d’Ellie à longueur de journée, bordel, elle savait donc quoi faire contrairement à lui, mais non, elle se barrait, et lui galérait ! Presque trois ans plus tard, il paraissait évident que Romane n’en savait pas plus et galérait tout autant, mais à l’époque... Il n’avait rien vu. Rien laissé passer non plus. Il avait aligné les reproches sans essayer de la comprendre. S’il l’avait fait, il aurait peut-être pigé que son état dépassait le simple baby blues et alors peut-être que ce jour-là, quand il était rentré et avait trouvé Romane sur le point de secouer leur fille d’à peine deux mois comme un prunier, il aurait eu les mots et les gestes qu’il venait d’adresser à Norah au lieu de...

   Une pointe de remords se ficha dans son cœur. Il la chassa d’un haussement d’épaules amer : c’était comme ça. Et Romane et lui n’auraient pas sauvé leur relation de toute façon. Même si cette date avait marqué un tournant dans leur histoire, les précipitant sur une pente qui les avait menés droit à la rupture et au conflit, leurs problèmes étaient nés bien avant Ellie. Sourou continuait toutefois de se reprocher la réaction impulsive qu’il avait eue ce jour-là, et même le point d’honneur qu’il avait mis à ne pas s’en excuser ensuite, mais sa compassion ne contrebalancerait jamais la peur panique, viscérale, qu’il avait ressentie à la vue de Romane tenant sa fille à hauteur de son visage, la serrant si fort que ses doigts s’enfonçaient de part et d’autre dans son corps minuscule. Une fraction de seconde avait suffi pour déclencher en lui une alarme assourdissante et le pousser vers son bébé pour l’arracher à sa mère, qui s’apprêtait à replier les bras vers elle et répéter ce geste, trop vite, trop violemment. Sourou conservait des images un peu floues de son intervention. En revanche, il gardait un souvenir limpide de la gifle qu’il avait administrée à Romane, à l’instant où Ellie s’était trouvée en sécurité contre lui. Et chaque fois qu’il y pensait... Putain ! Il se sentait honteux et sale, et pour autant, ses instincts protecteurs refusaient toujours d’abdiquer sur ce point.

   D’un geste las, le jeune homme se frotta les yeux puis se passa la main sur le crâne, un sourire navré au coin des lèvres. La réalité le sortait brutalement de son rêve éveillé avec Thaïs, lui rappelant que c’était pas ça la vie. Sa vie à lui. Ni celle de l’étudiante, d’ailleurs, car l’un comme l’autre avaient envoyé se faire foutre toutes leurs obligations depuis mercredi soir, et ils prévoyaient de continuer sur leur lancée alors que lui devait chercher un job, et elle aller en cours, parce qu’ils avaient un avenir à redresser ou à construire et, clairement, ensemble ils paumaient le sens des priorités.

   Plongé dans ses ruminations, il perdit toute notion du temps, au point de s’étonner de voir Norah sortir de la chambre, lui qui la croyait tout juste partie.

   — J’ai pioncé plus de deux heures, pourtant ! s’amusa-t-elle en se pelotonnant à ses côtés tout en allongeant le bras pour caresser la tête de son fils, toujours endormi. Je t’en dois une bonne, là. Je sais pas ce que j’aurais fait sans toi.

   Elle énonça cette dernière phrase sur un ton grave, empli d’effroi. Sourou la bouscula gentiment de l’épaule.

   — N’y pense pas.

   — La solitude me rend dingue, croassa-t-elle en posant la tête sur son bras, je t’envie d’avoir trouvé quelqu’un... Même si c’est un quelqu’un vachement jeune, quand même !

   Les yeux soudain ronds comme des billes, Sourou lâcha un rire bref, témoignant tout à la fois son étonnement et un brin de vexation mêlé d’amusement face à la pique.

   — Qu’est-ce que... Comment tu connais Thaïs, toi ?

   — Enfin, Sourou ! s’amusa encore Norah, quoiqu’un peu tristement cette fois. À ton avis ? J’ai pas de boulot, pas de famille, quasiment pas d’amis, pas de télé et pas un rond pour sortir : ma seule option pour voir des gens, c’est l’œilleton sur ma porte d’entrée !

   — T’es pas sérieuse !

   — Si, si.

   — Merde, alors ! Norah commère, je m’y attendais pas !

   Une tape amicale atteignit son épaule. Il était à peu près certain qu’on lui avait aussi tiré la langue.

   — Sourou amateur de petites jeunes, je m’y attendais pas non plus ! se défendit la jeune femme. C’est quoi, la crise de la trentaine, un truc comme ça ?

   — Rien à voir ! Et puis c’est pas une question d’âge, mais de maturité.

   — Oui, oh, la maturité, une fois sur l’oreiller...

   — Mais t’arrêtes, là ? s’esclaffa l’accusé.

   — Blague à part : vous avez quoi, dix ans d’écart ? Qu’est-ce qu’une poulette de vingt piges peut bien t’apporter ?

   — C’est pas à toi que je vais expliquer le besoin de compagnie et d’évasion, si ?

   — Non, clairement..., soupira Norah.

   Et, après un silence, elle ajouta :

   — Je deviens aigrie. Ne m’écoute pas.

   L’argument ne manquait pas de pertinence, toutefois. Pas dans le sens où elle l’entendait, mais dans l’autre : lui, que pouvait-il apporter à Thaïs ? Il n’avait pas les moyens de lui offrir des trucs, de l’inviter au ciné ou au restau. Au mieux, il pouvait proposer des sorties de crevard, du genre profiter de la gratuité des musées le premier dimanche du mois – ah bah non, même pas ça puisqu’il gardait Ellie, ces jours-là ! Maintenant qu’il y songeait, il ne se voyait pas non plus traîner avec ses potes en soirée : de quoi pourrait-il bien causer avec une bande de djeuns à peine sortis de l’adolescence dont la grande préoccupation dans la vie consistait à serrer le plus de meufs possible pour les uns et prendre de bons selfies pour les autres ?

   Bordel, lui aussi suintait l’aigreur ! Si Thaïs échappait à la règle, et à ses yeux elle y échappait bel et bien, il ne pouvait pas balancer toute sa tranche d’âge dans le même sac de façon si catégorique ! N’en restait pas moins que la graine était plantée.

   Merci, Norah, sympa !


_________________________________

* Extrait du morceau Notes pour trop tard, d'Orelsan.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Avril Clémence ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0