Samedi 9 au Mardi 12 Février 2019

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SAMEDI 9 FÉVRIER 2019

Minuit passe. Les deux ouvrent une autre canette et boivent en silence un moment puis Eun-jung reprend la conversation sur un ton plus grave.

— I would … (J’aurais aimé voyager, je n’ai jamais pris l’avion.)

Elle s’interrompt pour un court silence puis :

— Looking back … (Si je regarde en arrière, ma vie a été pathétique. Tu sais… mon mariage a été un fiasco.)

— Le mien aussi.

— Shut up! Let me talk ... (Tais-toi ! Laisse-moi parler. J’ai besoin de parler à quelqu’un... Je ne sais pas pourquoi mais je me sens à l’aise de parler avec toi. Peut-être parce que tu n’es que de passage. Désolée mais tu seras ma victime ce soir.) ‘’I’ll tell you… Je vais raconter ma vie à toi !’’ Do not… (Ne me coupe pas, d’accord ?)

— Arasso.

— Tu sais. I got married … (Je me suis mariée à 24 ans. J'étais si jeune ... Mon mari avait 10 ans de plus. C'était quelqu’un de doux et calme mais tellement ennuyeux ! Nous n'avions aucune conversation, personne ne se parlait à la maison. Il refusait que je travaille, c'était un traditionaliste. J'ai vraiment essayé de l'aimer mais je ne pouvais pas. J'étais reconnaissante qu'il m'ait accepté. Je le respectais… mais c'est tout. Nous vivions avec ma belle-mère. Cette garce ne m'a jamais prêté attention en 16 ans de vie commune ... Finalement, je l'ai quitté il y a 2 ans. C’est nul, non ?)

— Vous n’avez pas eu d’enfant ?

Eun-jung se raidit un bref instant puis répond d’un ton faussement léger.

— ‘’Tu connais Soju ? I took a bottle, c'est très bon avec le beer.’’

Eun-jung ouvre une petite bouteille verte sortie du sac plastique pour remplir avec leurs canettes entamées. Ses gestes mal assurés trahissent l’emprise de l’alcool. Elle en renverse par terre.

— Life is a … (La vie est un gros paquet de merde tu sais … Après avoir divorcé, j'ai vécu deux ans avec quelqu'un. C'était vraiment le grand amour. Pourtant, je n'étais pas du tout attirée au début. Mais après, j’étais tellement amoureuse !)

Puis ajoutant le geste à la parole :

— And I just … (Et je viens juste de me faire larguer pour une gamine aux seins gonflés !) ‘’N’est-ce pas pathetic ?’’

Plus tard… Désormais bien ivre, Eun-jung ouvre sa cinquième canette, Aimé l’ayant poliment refusé d’un geste.

— Hey Mister Salang … (Hé monsieur Amour, tu n’es qu’un petit buveur !)

Elle se laisse aller dans un petit rire aviné puis redevient subitement sérieuse.

— You know Aim... Aimé? That's it? ... (Tu sais Aim ... Aimé ? C'est ça ? Je réalise maintenant ce qu'est la solitude. Je n'ai pas d’amis. Toute ma vie a toujours été centrée sur mon couple. L'amour c'est…) L’amour c’est de la merde !

Elle se tait un instant puis, larmes aux yeux, dit avec amertume dans sa langue natale quelque chose qu’il ne peut comprendre.

— 내가 바보 야 ! 내가 사랑의 이름으로 남긴 것을 생각할 때 !

Eun-jung finit d’une traite sa canette encore à moitié pleine. Elle boit pour se saouler, à longues gorgés, sans se soucier de ce qui coule au coin de sa bouche, puis la jetant au loin, elle crie presque.

— ‘’Je suis… a bad person! So stupid!’’

Désormais éméché lui aussi, Aimé ne sait répondre à sa détresse autrement que par une réflexion désabusée.

— Stupide ? On l’est tous. C’est toujours mieux que d’être un loser. Moi j’ai tout raté. I’m a great loser in love… (Je suis un gros nul en amour.)

Elle ricane un peu bêtement.

— You? Mister Salang? … (Toi ? Monsieur Amour ? Comment est-ce possible ?)

— Don’t make fun … (Ne te moque pas de moi, je suis vraiment pathétique. Je n’ai jamais eu la moindre assurance masculine. Pourtant j’adore les femmes… Je dois être une sorte de mec lesbien.)

Elle le regarde un instant d'un air intrigué avant de pointer un doigt hésitant vers son visage.

— Mister Salang … (Monsieur Amour… Seriez-vous l'homme idéal ?)

Puis, elle crie presque en se levant brusquement :

— Je suis fatiguée ! Gaja ! (Allons-y !)

Une dizaine de minutes plus tard, Eun-jung s’arrête au fond d’une impasse devant un petit bâtiment de brique rouge récemment rénové. Mal assurée dans son mouvement, elle s’incline devant Aimé pour prendre congé.

— Thank you for … (Merci pour votre patience Monsieur Amour. Vous êtes un gentleman. La prochaine fois, je vous laisserais parler. C’est promis.)

L’expression du visage d’Aimé montre bien plus que de l’affection tandis qu’il la regarde, légèrement chancelante, monter les escaliers extérieurs menant à son appartement situé sur le toit de la bâtisse.

………………….

Bien plus tard en fin d’après-midi.

Parcourant inlassablement le quartier de Susaek-dong à la recherche de Kim Na-ri, Dounia arrive par hasard près de son immeuble. Le coin est vraiment délabré, presque désert et elle ne se sent pas à l’aise. Surgissant soudain de nulle part, un homme dans la soixantaine marche vers elle en l’invectivant violemment.

— 우리는 … (On ne veut pas d’étrangers ici, rentre chez toi !)

Elle n’a à peine le temps de comprendre ce qui se passe qu’il ramasse un caillou au sol et le lui lance. Sans vraiment l’avoir voulu, l’énergumène a bien visé ; elle reçoit en pleine tête le projectile heureusement assez petit. Affolée, elle s'enfuit, dévale la rue à toute vitesse, glisse sur une plaque de neige en tournant dans une ruelle et tombe lourdement au sol, s'écorchant sévèrement paumes et genoux.

Blessée, effrayée, frustrée de ne pas comprendre pourquoi elle a été agressée, Dounia craque soudain. Elle se libère de toutes les tensions endurées depuis deux semaines par une violente crise de larmes. Arrivant au coin de la rue, son agresseur s’arrête, interdit ; il ne s’attendait pas à trouver sa victime en sang. Alertée par le remue-ménage, une femme d’une cinquantaine d’années sort de son commerce. Découvrant Dounia en larmes assise dans la neige, elle s’en prend à son agresseur.

— 당신 오래된 … (Espèce de vieux fou ! Je vais finir par appeler la police si tu continues d’attaquer les gens ! Tu es vraiment malade ! On devrait t’enfermer ! Mon dieu la pauvre enfant !)

La femme se penche vers Dounia en la tenant par les épaules et sa crise se calme un peu. L’agresseur est de nouveau pris à partie, par un homme cette fois.

— 윤배 자! ... (Hé Yoon Bae-ja ! On en a marre de toi ! Nous on cherche à attirer les clients et toi tu les fais fuir ! Ce quartier va mourir avant l’heure si tu continues comme ça !)

— 그러나 ... (Mais… Ce n’est qu’une étrangère ! Elle n’a rien à faire ici !)

Pareillement excédés par la logique xénophobe de leur voisin, l’homme et la femme s’exclament à l’unisson :

— 그래서 무엇! ... (Et alors ! Qu’est-ce que ça peut faire qu'elle soit étrangère !)

Vaincu, le vieil acariâtre s’en va en maugréant et Dounia calmée se redresse, aidée par la femme. Silencieuse, elle la remercie en s’inclinant et s’en va en boitant un peu sous les regards peinés de ses sauveurs.

Ayant assisté de loin à toute la scène, Na-ri attend devant chez lui le vieux con qu’elle plaque au mur en l’attrapant par le col. Tremblante de rage, elle lève le poing et reste ainsi à le fixer dans les yeux, semblant difficilement se contenir avant que de murmurer presque :

— 더 이상 … (Si tu touches encore à mon amie, je te casse un bras. C’est compris Yoon Bae-ja ?)

Puis elle redescend la rue en courant tandis, qu’essayant de trouver une contenance, l’agresseur clame à voix haute sa frustration :

— 아이고! ... (Aigo ! Aucun respect pour les aînés ! Quelle sauvage ! Elle fait vraiment peur.)

Na-ri rattrape aisément et suit Dounia jusqu’à son Guest house. Celle-ci semble mal en point, marche dos courbé, d’un pas mal assuré… Rongée par le remords, la jeune coréenne est désormais bien décidée à tout faire pour la protéger.

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DIMANCHE 10 FÉVRIER 2019

Milieu de matinée à Donggyo-dong.

Aimé et Eun-jung sont assis face à face devant des tasses fumantes sur la petite terrasse en bois de la pâtisserie Cancun donnant sur une ruelle en pente. La conversation est en cours. Eun-jung tient en main une photo de Dounia.

— Nous sommes venus ici dix jours il y a deux ans. C’était le rêve de Dounia. Elle venait de passer six mois difficiles et je voulais lui redonner confiance en l’avenir après ce qui lui était arrivé.

— What’s … (Que lui est-il arrivé ?)

— Un cancer.

Il se met soudain à parler très vite devant l’expression de surprise peinée d’Eun-jung.

— It’s over ! Elle est complètement guérie ! Elle a été très courageuse… Plus que moi, j’étais dévasté. Quand ses cheveux ont commencé à tomber à cause de la chimio, elle m’a demandé de lui raser la tête. C’était sa façon de garder un peu de maitrise sur ce qui lui arrivait. Prendre une telle décision pour une fille de 16 ans…

Il s’arrête de parler, tête baissée, jouant machinalement avec sa cuillère à café. Un homme d’une cinquantaine d’année (Krys S., 52 ans) entre dans la pâtisserie par une porte latérale et échange quelques mots avec le jeune homme assurant le service qui s’en va. De son comptoir, Krys regarde Aimé et Eun-jung quelques instants puis il prépare deux expressos qu’il leur apporte en terrasse.

— Hi Aimé! It's a new coffee … (Salut Aimé ! C'est un nouveau café, goûte-le et dis-moi ce que tu en penses.)

Puis il s’adresse à Eun-jung en posant une main sur l’épaule d’Aimé…

— 안녕하세요 … (Bonjour Mme Chae Eun-Jung. Prenez bien soin de lui s’il vous plait. C'est un très bon ami.)

…avant de s’en retourner derrière son comptoir en souriant. Etonnée, Eun-jung demande à Aimé :

— You know … (Vous vous connaissez ?)

— Oh oui ! C’est la première personne que nous avons rencontré ici avec Dounia il y a deux ans. Krys nous a extrêmement bien accueillit. Nous avons passé des heures à discuter, à rire aussi. Il m’a beaucoup appris de la vie ici.

Hochant la tête, elle le regarde avec une intensité nouvelle, comme si elle découvrait chez lui une certaine consistance.

— ‘’Tell me… Raconte-moi... Ta fille.’’

— Il y a trois semaines, un contrôle à l’hôpital a montré une grosseur au sein. Une biopsie a révélé que ce n’était qu’une tumeur bénigne. Dounia n’a rien à craindre… seulement elle ne le sait pas car elle a fugué avant de connaitre les résultats. Je n’ai aucun moyen de la contacter. Elle ne répond pas à mes mails ni au téléphone et ne visite même plus ses réseaux sociaux… Alors je suis venu la chercher.

— Do you really … (Penses-tu vraiment qu'elle soit venue ici… toute seule ? Tu m'as dit qu'elle n'avait que 18 ans.)

— Je ne le crois pas, j’en suis certain. Pendant que je dormais, elle a pris ma carte bancaire pour acheter sur internet un billet d’avion pour Incheon… Elle a aussi transféré de l’argent de mon compte vers le sien.

— What? She stole … (Quoi ? Elle t’a volé de l’argent ? Peut-être… Tu pourrais peut-être voir si elle est connue de la police, non ?)

Facilement susceptible quand il s’agit de sa fille, Aimé énerve soudain.

— Hein ?! Tu veux dire quoi là, que ma fille est une voleuse ? Tu ne penserais pas de cette façon si tu avais des enfants !

Eun-jung devient livide, visiblement touchée. Aimé pense que c’est à cause de son accès de colère et se calme.

— Pardon… Dounia n’est pas comme ça. Si elle l’a fait, c’est parce qu’elle sait qu’elle le peut avec moi. Elle est sûrement bouleversée. J’ai peur de ce qu’elle peut faire, de ce qui peut lui arriver. Il faut qu’elle sache qu’elle n’a rien à craindre. Mais… Eun-jung…

Aimé voit sans comprendre les larmes embuer des yeux d’Eun-jung. Tendue, elle l’affronte un moment du regard puis se lève et part sans un mot, le laissant désemparé.

………………….

Pendant ce temps, au U Trip Guest house de Susaek-dong, Dounia fiévreuse n’a pas quitté son lit depuis la veille. Elle n’a pas cherché à panser ou à laver ses blessures, ni même à se changer. Les paumes de ses mains sont écorchées, une tache de sang macule son bonnet juste au-dessus de son oreille et d’anciens bleus sont encore visibles sur son visage.

En planque devant son Guest house, Na-ri s’inquiète de ne pas l’avoir vue sortir de toute la matinée et appelle Hyun-ae.

— 언니! ... (Eonni, je suis inquiète. Elle ne sort pas de sa chambre…)

— 움직 … (Ne bouge pas, j’arrive.)

Quelques minutes plus tard, Hyun-ae toque à la porte de la chambre de Dounia, Na-ri se tenant en retrait dans le couloir avec le gérant du Guest house. Sans réponse, Hyun-ae prend la clef tendue par le gérant, ouvre doucement la porte et voit Dounia en sueur dans son lit. Elle s’approche, pose une main sur son front et le découvre brûlant de fièvre. Elle retourne dans le couloir pour donner sa carte bancaire à Na-ri.

— 그녀는 … (Elle est malade. Va à la pharmacie acheter des médicaments contre la fièvre. Prend aussi un désinfectant et des pansements. Va vite !)

Na-ri revenue, Hyun-ae fait prendre des cachets à Dounia à peine consciente puis soigne ses blessures. Voyant la tache de sang imprégnant son bonnet, elle l’ôte délicatement et surprise, contemple un instant son crâne rasé avant de soigner sa plaie heureusement peu profonde.

Elle soulève la couette, voit un genou écorché au travers de la déchirure du pantalon et le désinfecte sommairement sans le panser, n’osant déshabiller la malade désormais profondément endormie. Puis, elle va retrouver Na-ri qui l’attend dans le couloir.

— 그녀는 … (Elle va mieux, sa fièvre tombe. Rentre à la maison, je vais rester près d’elle.)

Revenue seule dans la chambre de Dounia, Hyun-ae fouille sommairement ses affaires, trouve et feuillette son passeport. La nuit est tombée quand elle quitte la chambre après avoir posé une dernière fois sa main sur le front de la malade… puis de façon surprenante, un bref bisou.

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LUNDI 11 FÉVRIER 2019

Seoul i Guest house à Donggyo-dong. Comme s’ils n’avaient jamais fait connaissance, par trois fois Eun-jung répond de façon froide et professionnelle à Aimé qui cherche à renouer le contact.

………………….

Au U Trip Guest house à Susaek-dong en fin de matinée, Hyun-ae toque à la chambre de Dounia et entre sans attendre de réponse. Après une esquisse d’inclinaison de la tête en guise de bonjour, Dounia sans rien dire la regarde s’assoir familièrement au bord de son lit et sortir d’un sac plastique un thermos, un bol fermé d’un couvercle et une cuillère qu’elle lui tend.

— Tu as l’air d’aller mieux. Tiens bois ça. C’est du thé aux herbes. C’est bon pour la fièvre.

La malade ne peut réprimer un petit sursaut de surprise.

— Vous parlez français ?

— Ah bon ? Ce n’est pas du Russe ? réplique Hyun-ae, moqueuse, avant de redevenir sérieuse. J’ai très longtemps vécu à Paris.

— Ah… C’est vous qui m’avez soignée hier, hein ? Mais comment vous… ?

Hyun-ae la coupe :

— Pas de questions. Prends ces cachets avec le thé, tu es encore un peu fiévreuse. Après tu mangeras ça, c’est du Yachae juk. C’est très bon tu verras.

Chaud et goûteux, le porridge aux légumes fait du bien à Dounia qui se sent revitalisée. Elle adresse un pâle sourire à sa soignante tout en désignant le bol vide.

— C’était vraiment bon. Merci beaucoup…. Excusez-moi mais je ne vous connais pas… Vous êtes qui ?

— Pas de question jeune fille.

— Mais je ne comprends pas pourquoi vous êtes là. Comment vous avez su… ?

— J’ai dit pas de question ! s’exclame en riant Hyun-ae. Tu dois juste savoir que quelqu’un qui t’aime bien m’a demandé de m’occuper de toi. Bon, il faut que j’y aille. Salut Dounia, on se reverra bientôt !

Un peu éberluée, Dounia regarde Hyun-ae mettre bol et thermos vides dans leur sac plastique et la quitter après lui avoir fait un petit signe de la main.

………………….

Marchant dans la rue, Hyun-ae rassure Na-ri au téléphone.

— 네, 나리 … (Oui, Na-ri. Elle va bien. Non je n’ai rien dit, ne t’inquiète pas.)

………………….

En début de soirée, un livreur toque à la porte de Dounia et lui donne un gros bol de Jjajangmyeon accompagné d’un mot de Hyun-ae écrit en français :

« Retrouvons-nous demain à 11 heures au Café Edyia. Mange bien et repose-toi. »

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MARDI 12 FÉVRIER 2019

Au café Edyia de Susaek-dong, Dounia est attablée face à Hyun-ae. Celle-ci ouvre son sac et lui tend son appareil photo.

— Tiens, je crois que c’est à toi.

Dounia l’inspecte ; il semble intact. Elle sort alors d’une poche la carte d’étudiante de Na-ri et le mot écrit par Mme Park qu’elle donne à Hyun-ae.

— Elle s'appelle Kim Na-ri, hein ? Rendez-lui ça s'il vous plait, elle doit en avoir besoin. Dites-lui que je suis désolée de l'avoir prise en photo sans sa permission... mais que j'espère ne plus jamais la revoir !

— Ce serait dommage, je pense que vous pourriez devenir amies. Je la connais... Je crois qu’elle t'aime bien.

— Hein ?! C'est comme ça qu'elle aime les gens ? En les tabassant ? Être amie avec une fille aussi violente ? Non merci, je préfère rester seule.

Il ne faut pas trop lui en vouloir, elle a une vie difficile.

— Et alors ! Ce n'est pas la seule. Pour moi aussi c'est dur mais je n'en rends pas les autres responsables. Je déteste la violence !

— Qu'est-ce qui est dur pour toi ?

— Je... Rien. C'est mon problème.

— Désolée, je suis trop indiscrète.

Dounia réalise trop tard à quel point sa réponse a été sèche.

— Non, non ! Ce n’est pas grave ! C'est moi qui suis désolée !

— Tu es très directe. Mais c’est vrai que vous êtes souvent comme ça chez vous, je l’avais presque oublié…

— Pardon… Vous avez été si gentille avec moi. Merci du fond du cœur pour ce que vous avez fait, vraiment. Je ne sais pas comment vous remercier…

— C'est facile, viens voir Na-ri avec moi…

— Hein ? Non...

— Même si tu ne peux pas lui pardonner, laisse-lui au moins la possibilité de s'excuser. C'est important pour elle. Elle regrette vraiment.

— Elle n'avait qu'à venir avec vous alors… NON ! Non, non... Je ne veux même pas la voir.

— Pourquoi ?

— Elle... Elle me fait peur. De toute façon je vais rentrer chez moi. Je me suis trompée… Je ne suis pas à ma place en Corée.

— Ah... C'est vraiment triste que tu penses ça mais c’est vrai que tu n’as pas eu beaucoup de chance ces derniers jours... Bon… Passe-moi ton téléphone, je te donne mon numéro si jamais tu changes d'avis. Tu peux venir chez moi quand tu veux. J’habite la maison entourée de murs peints en bleu avec la mer et des nuages, au numéro 11. Tu connais la rue, c’est celle où l’autre vieux fou t'a agressée.

— Là-bas ? Je n'y retournerais jamais. Ça craint trop…

Hyun-ae se lève, souriante.

— Tu n’es pas la seule tu sais, il fait toujours ça avec les personnes qu’il ne connait pas. Les gens d’ici sont plutôt gentils quand on les connaît… Et puis maintenant tout le quartier sait que l'étrangère est l'amie de Kim Na-ri. Tu n'as rien à craindre, Yoon Bae-ja n’osera plus t’approcher.

— Hein ?

— Au revoir Dounia, à bientôt j'espère.

Hyun-ae partie, Dounia reste seule à réfléchir, semblant hésitante, lorsqu’elle reçoit de Na-ri un MMS écrit en lettres énormes :

« 미안해… »

(Désolée…)

………………….

Plus tard en fin d’après-midi dans l’atelier de Hyun-ae, Na-ri regarde Hyun-ae peindre en lui tournant autour nerveusement, visiblement soucieuse.

— 언니 … (Eonni, tu crois qu'elle est partie ?)

— 가능합니다 … (Je pense oui. Tu aurais dû m'écouter et venir avec moi.)

— 왜 ? ... (Pourquoi ? De toute façon je m'en fiche de cette fille, rétorque Na-ri dans un nouvel élan de mauvaise foi.)

— 두 니아. (Dounia.)

— 응? (Hein ?)

— 그녀의 … (Elle s'appelle Dounia. J'ai regardé sur internet, c'est un mot arabe qui veut dire la vie ou le monde, l'univers. C'est joli non ?)

— 예… (Oui…)

— 당신은 … (Tu aurais pu t'excuser. Tu l'as bien amochée quand même.)

— 그녀는 … (C'est elle qui m'a foutu en rogne ! Elle n'a qu'à rentrer chez elle.)

— 당신은 … (Tu dis ça mais je sais que tu regrettes.)

La clochette du portillon extérieur tinte, Hyun-ae donne deux billets à Na-ri :

— 앞서하십시오 … (Vas-y s'il te plait. J'ai commandé du poulet frit. Ce doit être le livreur.)

Subitement enchantée par le festin qui s’annonce, Na-ri s’élance en courant hors de l’atelier, traverse à toute vitesse le petit jardin en friche, ouvre le portillon à la volée et... se trouve soudain nez à nez avec Dounia !

Les deux filles reculent brusquement d'un pas et restent figées, ne sachant comment réagir, aussi effrayées l'une que l'autre. Dounia se reprend la première. Stupéfaite, Na-ri la voit s'incliner très bas devant elle en récitant d’une voix forte et dans un Coréen approximatif une phrase visiblement apprise par cœur :

— Daedanhi sagwadeulibnida ! (Je m'excuse beaucoup !)

— 아니, 아니 ! (Non, non !), s’écrie Na-ri complètement désarçonnée.

— Mianhae, mianhae ! (Désolée, désolée !)

— No, no, no !

Heureusement, l'arrivée de Hyun-ae sort les deux filles de l'immense embarras dans lequel elles se trouvent.

— Dounia, c'est toi ? Je suis si contente que tu sois venue ! Viens, entre. Viens, viens.

Tétanisée, Na-ri regarde sans bouger Hyun-ae entrainer Dounia dans la maison. Elle se serait certainement enfuie en courant si le scooter du livreur de poulet ne stoppait à l'instant devant elle.

………………….

Un peu plus tard dans le séjour, les trois mangent en silence assises au sol sur des coussins, les deux plus jeunes installées à bonne distance l'une de l'autre. Sur la table basse devant eux se trouvent une galette au kimchi et quelques condiments pour compléter les deux portions de poulet devenues insuffisantes. Hyun-ae surveille en souriant les deux jeunes filles n'osant se regarder que rarement et à la dérobée. Une fois les ventres repus, elle va chercher un pack de bières au frigo, en ouvre deux et, souriant intérieurement, en tend une à Dounia.

— Tiens Dounia. Buvons à votre rencontre.

Na-ri tend une main pour recevoir la sienne mais rien ne vient alors elle s’écrie, soudain révoltée :

— 그리고 나 ? (Et moi ?)

— 당신은 … (Toi tu es encore mineure.), répond Hyun-ae avec un demi sourire, avant d’expliquer à Dounia : Elle est trop jeune, elle n'a pas droit à l’alcool.

Les deux filles lui demandent alors, chacune dans sa langue mais parfaitement synchronisées :

— 그녀는 몇 살 이니?

— Elle a quel âge ?

Hyun-ae répond d’abord à Dounia…

— Na-ri aura bientôt 19 ans mais chez nous on compte 1 an à la naissance alors pour toi elle a presque 18 ans.

…puis à Na-ri.

— 그녀는 18 … (Elle a 18 ans. Mais eux comptent 0 à la naissance.)

— 그녀도 … (Alors elle aussi est mineure !)

— 프랑스에서는 … (Non, en France la majorité est à 18 ans, pas à 19.)

Na-ri exprime sa frustration d’une mine boudeuse :

— 그녀는 … (Elle a trop de chance... Hé ! J'en bois déjà des bières ! C'est toi même qui me les donne…)

— 아라 … (D'accord, tiens !) Cède Hyun-ae sur un ton faussement agacé.

Les trois boivent en silence un moment puis Hyun-ae prend les choses en main, s’adressant d’bord à Na-ri…

— 좋아, 여자 들아 나 자신에게 질문을하고, 나는 번역 할 것이다,

…puis à Dounia :

— Bon, allez-y les filles. Posez-vous des questions, je traduirais.

Silence gêné puis Na-ri se lance :

— 그녀는 … (Elle aime la Kpop ?)

Hyun-ae n'a pas le temps d’ouvrir la bouche que Dounia répond avec un débit très rapide :

— J’adore! BTS, Got Seven, DaySix, The Rose, Zico, Sunmi, Loco, IU, Treasure, Mamamoo, Seventeen, BlockB, Ateez, Eric Nam, Imfact...

Au début un peu désabusée, l’expression de visage de Na-ri se transforme peu à peu en intérêt puis en surprise devant le flot ininterrompu de noms cités par Dounia qui finit par brancher des écouteurs à son téléphone, en donner un à Na-ri et installer l'autre à son oreille.

Voyant les deux filles rapprocher leurs coussin, Hyun-ae se lève et débarrasse la table avec un grand sourire en murmurant :

— 좋습니다 … (C'est parti. Coups ou caresses, rien ne traine avec les jeunes.) Puis après un soupir : 내가 … (Comme je les envie !)

………………….

Début de soirée à Hongdae.

Entourée de marches d’escaliers faisant office de gradins, la Place Eoulmadang-ro à Donggyo-dong est un site privilégié par de nombreux artistes de rues. Ce soir c’est la chanteuse et guitariste Kim Su-young qui réchauffe l’âme de son public. Attirée par sa voix chaleureuse et la douceur de ses rythmes brésiliens, Eun-jung aperçoit au loin Aimé distribuant à ses spectateurs des tracs montrant un portrait de Dounia. Elle le regarde faire.

Il est maladroit, s’incrustant dans la foule et gênant visiblement le public, pitoyable même d’imaginer qu’il puisse avoir la moindre chance d’éveiller l’intérêt des gens dans un tel endroit et de cette façon. D’ailleurs nombreux sont ceux qui refusent de prendre ses flyers et lui jettent à la dérobée des regards moqueurs ou contrariés.

Subitement agacée, Eun-jung le rejoint d’un pas nerveux, le prend par le bras et l’entraine sans ménagements vers un endroit moins animé de la rue pour l’aider. Polie, souriante et déterminée, elle se montre redoutablement efficace. De nombreux passants ne jettent plus le trac et tous sont distribués en un rien de temps.

………………….

Plus tard, les deux ont trouvé refuge dans un bar de rue ; juste quelques tables et chaises de camping sous la sempiternelle bâche orange et de rares clients. Sur la table, une bouteille de soju, deux verres, deux paires de baguettes en bois et des tranches de radis mariné dans une assiette en plastique. Eun-jung remplit les deux verres et vide le sien cul sec. Sans boire, Aimé la dévisage tandis qu’elle en descend un deuxième, évitant de croiser son regard. Ce n’est qu’ensuite qu’elle semble faire cas de sa présence et voit ses yeux brillants de larmes toujours fixés sur elle. Elle remplit son verre en marmonnant :

— 항상 눈물 ... (Encore des larmes…)

Puis, regardant au loin par-dessus l’épaule d’Aimé, juste avant de boire cul sec son troisième shot d’affilée, elle aboie presque d’un ton autoritaire :

— Drink ! (Bois !)

Aimé semble enfin se ressaisir. Il boit lui aussi cul sec puis essuie ses yeux du revers de la main tandis qu’Eun-jung fini de vider la bouteille dans leurs deux verres. Ils avalent ensemble leur alcool d’un geste vif puis Aimé ouvre la bouche, tandis qu’Eun-jung fait signe à la patronne :

— Merci Eun-jung, sans t…

— 아줌마 … (Ajumma, un autre soju !)

— 예 ! (Oui !), répond la patronne qui leur apporte sur le champ une deuxième bouteille.

Eun-jung remplit de nouveau leurs verres. Aimé boit le sien d’un coup, le remplit et boit encore. Elle sourit enfin et pousse vers lui une des paires de baguettes.

— ‘’Mange, sinon Mister soju va bruler ton stomach.’’

Aimé la regarde croquer une tranche de radis et sort de la poche intérieure de son manteau un petit étui en plastique contenant une fourchette pliante. Elle ne peut s’empêcher une réflexion moqueuse :

— Even children … (Même les enfants savent utiliser des baguettes.)

— Il est parfois trop tard pour apprendre, même les choses les plus simples.

— C’est vrai…

Un silence s’installe tandis que les deux sirotent désormais tranquillement leur verre. C’est lui qui le rompt bientôt.

— Do you know … (Tu connais Moon-young ?)

— Moon-young? ... (Moon-young ? C’est qui ?)

— C’est le titre d’un film… A movie … (Un film… Kim Tae-ri joue le rôle de Moon-young.)

— Oh Kim Tae-ri … (Oh, Kim Tae-ri. Oui, je la connais mais pas le film. Pourquoi ?)

— Je pense que Dounia recherche Moon-young. Voilà ce qu’elle m’a laissé en partant.

Il sort de son portefeuille un Post’it rose plié en deux et le tend à Eun-jung qui peut lire :

« Papa,

Je pars chercher Moon-young.

Ne t’inquiète pas pour moi.

SALANGHAE ! »

— ‘’But… Je ne comprends pas.’’ Moon-young … (Moon-young n’existe pas, si ?)

— Quand Dounia recevait sa chimiothérapie à l’hôpital, j’ai téléchargé beaucoup de films pour lui occuper l’esprit. Elle m’en a peu parlé mais je sais que celui-là l’a marquée. A l’époque, elle avait déjà pour projet de venir vivre ici et un jour, elle m’a dit en plaisantant qu’elle irait à la rencontre de Moon-young quand elle serait à Séoul. Je crois qu’elle est venue pour ça.

— Pour rencontrer Kim Tae-ri ? It seems … (Cela me semble impossible. C’est une star. Comment peut-elle imaginer ?)

— Non, Dounia n’est pas si naïve. Je pense qu’elle cherche à se plonger dans l’atmosphère du film en retrouvant les lieux de tournage, comme une sorte de pèlerinage. C’est vraiment ce que je crois. Mais je ne sais pas où chercher. J’ai visionné le film des dizaines de fois sans arriver à trouver la moindre indication.

— I see … (Je vois… Je peux peut-être essayer si tu veux.)

— Vraiment ?

Il sort une clé USB de sa poche.

— J’ai un PC dans ma chambre au Guest house.

— I’m sick … (J’en ai marre du Guest house.)

Elle se lève subitement avec un air décidé.

— ‘’Allons… Let’s go. Gaja !’’

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