Vendredi 15 au Dimanche 17 Février 2019

22 minutes de lecture

VENDREDI 15 FÉVRIER 2019

Milieu de matinée dans le quartier de Yeonhui-dong.

Aimé cherche seul sa fille. Il tente de montrer une photo de Dounia aux rares passant de ce quartier résidentiel mais incapable de correctement s’exprimer en Coréen, peu sont ceux qui s’intéressent à son histoire. Marcher dans les petites rues pentues le fatigue, on le voit souvent s’assoir sur un bord de trottoir ou un escalier pour se reposer.

………………….

Simultanément, à Susaek-dong.

Soucieuse de voir Na-ri toujours aussi triste et renfermée, Dounia l’entraine dehors et lui demande par gestes de lui faire visiter son quartier. Na-ri la guide d’abord jusqu’à l’école primaire de son enfance. Elles rentrent dans l’enceinte en sautant par-dessus un portillon, traversent un petit espace boisé et arrivent devant le bâtiment de l’école sur le côté d’une immense esplanade déserte. Dounia est surprise par la taille de l’édifice qui doit accueillir au moins 300 à 400 élèves.

— Wouaaa ! C’est grand !, s’exclame Dounia avec un enthousiasme un peu forcé.

Visage fermé, Na-ri ne dit rien. Elle est comme ça depuis la veille alors Dounia en rajoute pour essayer de la faire sourire. Ecartant les bras, elle se met à courir vers le centre de l’esplanade en hurlant.

— C’est si graaaaaaaaand !

Soudain affolée, Na-ri la poursuit pour la faire taire mais c’est trop tard. Du bâtiment les surplombant, quelques fenêtres commencent à s’ouvrir et de petites têtes apparaissent. Dounia ne s’en rend pas compte et continue de courir, criant et riant. Na-ri fini par la rattraper et lui plaque une main sur la bouche mais une femme (Mme Shin, 45 ans) sortie de l’entrée principale du bâtiment accourt déjà dans leur direction.

— 당신은 … (Allez-vous cesser de crier ? Les enfants sont en classe !)

Arrivée près des filles, Mme Shin soudain s’exclame :

— 아! 당신은 … (Oh ! C’est bien toi Na-ri ? Kim Na-ri ?)

Celle-ci s’incline vivement.

— 신 교수님 ! ... (Professeur Shin ! Je suis désolée. Mon amie ne savait pas...)

Réalisant enfin avoir fait une bêtise, Dounia s’incline aussi, soudain confuse.

— Joesonghabnida bu-in! (Je suis désolée Madame !)

— 괜찮아요 … (Tout va bien. Venez, ne restons pas là.), les rassure Mme Shin d’un sourire.

Les deux filles la suivent jusqu’aux gradins bordant le terrain où les trois s’asseyent.

— 다시 … (Je suis heureuse de te revoir, Na-ri. J'ai appris pour ton père... J'espère que tu vas bien. C'est ton amie ?)

Na-ri redresse sa tête jusque-là baissée et répond à son sourire.

— 예 … (Oui. Elle s'appelle Dounia. Elle est française.)

— ‘’Bonjour Dounia. Je suis Madame Shin… Un…’’ A teacher here. (Un professeur ici.) ‘’Sorry… je parle pas… le français.’’ 만나서 ... (Je suis ravie de faire ta connaissance.)

— Annyeonghaseyo … (Bonjour Madame. Euh... je… ne parle pas coréen.), répond la jeune française intimidée avant de rajouter, plus sûre d’elle : But ... (Mais je parle un peu Anglais.)

— Okay! It's ... (D’accord ! Ça… fait longtemps que je n’ai pas pratiqué mon Anglais. Depuis quand connais-tu Kim Na-ri ?)

— Euh… About … (Heu… à peu près une semaine. On s’est rencontrées par hasard.)

— Oh, I see! ... (Oh je vois ! Tu as de la chance, Na-ri est une personne gentille, très douce.)

— Euh … (Heu… Douce ? Vraiment ?), s’étonne Dounia.

Soucieuse, Mme Shin regarde son visage toujours un peu marqué.

— Did you … (Avez-vous eu des problèmes ensemble ?)

— No, no! Is not that … (Non, non ! Ce n’est pas ça. J’adore Na-ri ! C’est juste que… Je ne peux pas vraiment dire qu’elle soit « douce »… Mais c’est difficile pour elle en ce moment. Elle est très triste…)

— I see … (Je vois... J’ai entendu dire qu’elle a passé de mauvais moments. Tu sais, Na-ri était une enfant adorable en classe, un peu turbulente mais toujours joyeuse, gentille avec tout le monde.)

Puis Mme Shin s’adresse à Na-ri, soucieuse :

— 나리 … (Na-ri. Les choses sont parfois difficiles mais tu dois rester forte. Ne sois pas trop dure. D'accord ?)

— 네 교수님 ... (Oui professeur... Elle a dit quoi Dounia ?)

— 그녀는 … (Elle s’inquiète pour toi. Je pense qu'elle t'aime beaucoup. Tu sais, les amitiés sont précieuses. Tu dois y faire attention.)

— 네 선생님 ... (Oui professeur...)

Une sonnerie retentit, Mme Shin se lève.

— ‘’I have to go. Au revoir Dounia, take care of you two.’’ 안녕 … (Au revoir Na-ri. N'oublie pas. Prends soin de tes amis.)

Les deux filles se lèvent, s’inclinent légèrement en regardant Mme Shin partir puis s’en vont par l’entrée principale. Cette fois, c’est Na-ri qui prend la main de son amie dans la sienne mais alors qu’elles commencent à descendre la rue commerçante, celle-ci la lâche bientôt pour courir s’extasier devant l’étal exagérément fourni d’un magasin de jouets.

— Regarde tous ces jouets Na-ri ! Y’en a même sur la route !

Dounia s’approche de Na-ri et pose deux doigts aux coins de sa bouche pour les relever en une sorte de rictus comique.

— Arrête de faire la gueule ! Regarde. Le soleil est beau ! Il ne fait même pas froid ! Y’a pleins de couleurs partout ! Souris Na-ri ! La vie est belle !

Puis elle l’entraine à sa suite en courant joyeusement. Na-ri se laisse peu à peu gagner par l’enjouement de son amie et bientôt les deux filles rient en galopant d’un étal à l’autre dans les petites ruelles du marché Suil. Partout, les gens qu’elles croisent sourient et les saluent en voyant Na-ri, surpris et heureux de voir aussi joyeuse la jeune fille d’ordinaire sauvage et renfermée. Elles mangent des brochettes dans la rue, puis deux énormes glaces avant de se diriger vers la station de Métro. Là, elles s’engouffrent en courant dans un long passage souterrain pour piétons qui débouche sur le large trottoir d’un immense et propre boulevard entouré de buildings modernes. Tout semble flambant neuf ici.

— Wouaaaah ! Dire qu’on n’est qu’à 5 minutes à pied de chez toi ! C’est juste en face de ton quartier !

Marchant main dans la main, elles croisent bientôt quelques jeunes portant des uniformes semblables à celui que portait Na-ri la première fois que Dounia l’a vue et bientôt, Na-ri souriante montre du doigt à son amie un élégant bâtiment de briques rouges.

— C’est ton lycée ? Il est trop classe !, s’exclame Dounia dans un élan d’enthousiasme cette fois non feint.

Un groupe de filles en uniforme arrivent en face d’elles. L’une d’elle reconnait Na-ri et accourt en lui faisant un signe de main. Les autres suivent.

— 김나리! ... (Kim Na-ri ! Pourquoi tu ne viens plus en cours ?)

Na-ri n’a pas le temps de répondre qu’une autre fille (Han Hee-jung) s’interpose brusquement, lui tournant le dos. Elle est grande, semble autoritaire, peut-être la chef du groupe.

— 그에게 … (Ne lui parle pas !)

Elle se tourne vers Na-ri, regarde alternativement celle-ci et Dounia avec mépris.

— 이 암캐! ... (Cette garce nous snobe depuis des mois ! Regarde, elle préfère trainer avec des étrangères maintenant.)

Puis elle lève un bras et pousse Na-ri en lui donnant de petits coups de poing sur l’épaule.

— 저리가! ... (Casse-toi ! On ne veut plus te voir ici ! Casse-toi !!!)

— Hé ! Laisse Na-ri tranquille ! s’écrie Dounia, révoltée.

Elle va pour faire un pas en avant mais elle est bloquée par le bras de Na-ri vivement dressé en travers de sa poitrine. Les yeux de celle-ci sont féroces, tout son corps tendu à l’extrême tandis qu’elle affronte du regard Hee-jung. Celle-ci vacille un peu mais tient bon. La bagarre semble inévitable lorsque deux garçons accourent soudain. Le plus petit (Lee Ha-ru, 19 ans) écarte d’autorité les deux filles, s’adressant à Hee-jung :

— 그녀를 … (Laisse-la tranquille ! Tu fais quoi là ! Vous étiez amies !)

— 친구? ... (Amies ? C'est fini ça ! Regarde avec qui elle traine maintenant…)

— 시간이 … (Il lui faut du temps. Tu devrais le comprendre mieux que personne.)

— 아니 … (Non je ne comprends pas ! Ça fait presque un an qu'il est mort ! Moi aussi j'ai perdu mon père mais je n'ai pas rejeté mes amis comme elle l’a fait !)

Puis elle s’adresse aux autres filles en regardant Dounia d’un air dédaigneux.

— 갑시다 … (Allons-y. Ça pue ici.)

Hee-jung jette un dernier regard méprisant à Na-ri puis, poussant brusquement Ha-ru de côté, elle s’en va d’un pas rapide, suivie comme son ombre par les autres filles. Au bout de quelques pas, elle se retourne et provoque une dernière fois son ennemie de deux doigts d’honneur avec un grand sourire arrogant. Na-ri ne bouge pas, encore tremblante de rage. Ha-ru tente de la calmer en lui posant les mains sur ses épaules mais elle s’en dégage brutalement.

— 저를 … (Lache-moi !)

Elle regarde un instant le groupe de filles s’éloigner puis, après avoir prise une profonde respiration :

— 좋습니다 ... (C’est bon… ça va. Allons-y Dounia.)

Elle prend la main d’une Dounia un peu fébrile et les quatre commencent à marcher en silence, les garçons suivant les filles.

………………….

Arrivés dans un petit parc boisé nommé Owl, Na-ri entraine Dounia encore un peu nerveuse vers un banc. Elles s’asseyent. Ha-ru s’installe près de Na-ri tandis que l’autre garçon (Kang Dong-yul, 18 ans) reste debout, face à Dounia. Ce n’est qu’alors que celle-ci remarque vraiment sa présence. Il est grand, beau garçon. Son sourire est charmant lorsqu’il lui demande :

— Are you okay ? ... (Tu vas bien ? Il ne faut pas trop t’en faire pour ce qui s’est passé, Hee-jung et Na-ri sont meilleures amies depuis l’enfance.)

— Ah... Well … (Ah… Bon… Ça va alors si elles sont amies…), répond Dounia un peu troublée.

— My name is … (Mon nom est Dong-yul, Kang Dong-yul. J’ai dix-neuf ans. D’où viens-tu ? Tu parles coréen ?)

Dounia s’incline aussi brièvement.

— Euh… My name is … (Heu… Mon nom est Dounia. J’ai dix-huit ans. Je… Je suis française et je ne parle pas coréen. Tu… Tu parles très bien Anglais.)

— I have no … (Je n'ai aucun mérite ; j'ai passé mon enfance aux États Unis.), dit-il humblement avant de désigner Ha-ru et Na-ri qui les regardent en silence : This guy is … (Ce mec c’est Lee Ha-ru. Il vient d’avoir vingt ans. C’est mon meilleur ami et aussi un ami d’enfance de Na-ri. Comme tu es la plus jeune, tu dois l’appeler “seonbae” (ainé).) 를 … (Moi, tu peux m’appeler oppa...)

— 야 ! (Hé ! Kang Dong-yul !)

Dounia fait un geste d’apaisement à son amie qui vient subitement de s’énerver.

— Tout va bien Na-ri…

Puis elle s’adresse au garçon, souriante tout en le fusillant du regard.

— Kang Dong-yul, c’est ça ? T’es un gros dragueur toi, hein ? T’es mignon mais t’as du chemin à faire avant que je t’appelle comme ça mon gars. What is … (Quel mois es-tu né ?)

— September… (Septembre…), répond-t-il sur la défensive, soudain un peu intimidé par son assurance.

So! Then you must call me “Nuna”. I’m born in June… “Namdongsaeng”. (Bon ! Alors tu dois m’appeler « Nuna ». Je suis née en Juin… « Petit frère ».)

Na-ri éclate de rire, les garçons la regardent sans comprendre.

— But … (Mais… Elle n’a que dix-huit ans.)

— 그녀는 … (C’est ton ainée, imbécile ! En France on compte 0 à la naissance ! En plus elle ne parle pas notre langue mais elle la comprend un peu et elle sait très bien ce que veut dire « Oppa ».)

Visage soudain rouge jusqu’aux oreilles, Dong-yul s’incline vivement.

— Sorry ! 미안해요! (Désolé !)

Ha-ru se lève et regarde Na-ri.

— 나리 … (Na-ri, dit à ton amie de lui pardonner. Il n’est pas aussi idiot d’habitude.) Mianhae. By, by! (Désolé. Salut !)

Ha-ru tire Dong-yul par la manche et les deux garçons s’en vont.

………………….

Début de soirée.

A Yeonhui-dong, Aimé hèle un taxi sur un boulevard. Il est frigorifié, visiblement épuisé.

………………….

A Susaek-dong, Hyun-ae regarde en souriant Na-ri et Dounia faire la vaisselle en chahutant tout en finissant de débarrasser la table de trois bols de ramyun et trois canettes de bière vides. La complicité entre ces deux-là lui semble exceptionnelle tant elles ont peu de moyen de communiquer. Elle s’approche d’elles et, jetant les emballages à la poubelle, demande l’air de rien :

— Dounia, tu restes en contact avec tes parents ?

Celle-ci tressaille légèrement avant de répondre :

— Euh oui… On tchate sur Instagram avec papa…

— Eomma ? (Maman ?) s’enquiert Na-ri qui semble avoir compris.

— Elle n’est plus là, répond son amie d’un ton désinvolte. Gada. (Partir)

………………….

A Donggyo-dong. Inquiète de ne pas le voir rentrer, Eun-jung attend Aimé devant le Guest house, regardant fréquemment l’heure sur son téléphone et d’un côté à l’autre de la rue. Elle finit par s’en aller après un mouvement d’humeur.

-------------------------------------------

SAMEDI 16 FÉVRIER 2019

Milieu de matinée au Seoul i Guest house.

Assise au comptoir de la réception, Eun-jung travaille. Elle traite les emails, complète le logiciel de réservation, jetant parfois un œil inquiet vers la porte de la chambre d’Aimé toute proche. Un jeune couple d’européens en sac à dos vient lui remettre les clefs d’une chambre.

— Grazie mille ! Our stay ... (Merci beaucoup !Notre séjour était très agréable.)

— Wir kommen wieder, seien Sie sicher ! (Nous reviendrons, soyez en sûre !)

— Ich danke dir sehr. (Merci beaucoup.) Buon viaggio. (Bon voyage.)

Eun-jung regarde l’heure sur le PC : 10h27. Regardant une nouvelle fois la porte d’Aimé, elle se décide soudain, se lève et vient y toquer. Pas de réponse. Elle frappe encore en pesant sur la poignée ; la porte s’ouvre. Elle passe la tête par le chambranle et voit Aimé endormi, visage en sueur. Elle entre et posant le dos la main sur son front, constate qu’il est fiévreux.

— Aimé? Ça va ?

Au sol près du lit se trouvent plusieurs plaquettes de médicaments. Eun-jung tente de les déchiffrer mais il n’y a rien là qu’elle connait. Laissant la porte ouverte, elle retourne au comptoir de réception, prend dans un tiroir 3 cachets contre la fièvre, une bouteille d’eau et retourne près d’Aimé qu’elle secoue doucement.

— Aimé? ... (Aimé ? Réveille-toi Aimé.) ‘’Tu as fièvre.‘‘ Aimé! … (Aimé ! Prends ça.)

Il se réveille, dans les vapes. Eun-jung l’aide à se redresser, il avale péniblement les cachets, boit un peu d’eau et se laisse retomber en arrière.

— Merci Eun-jung… Ça va aller. Il faut juste que je me repose.

— Idiot … (Idiot… Je t’avais dit d’attendre Dimanche… D’accord… Dors…)

Eun-jung va dans la salle de bain commune mouiller une serviette et revient rafraichir le visage d’Aimé déjà rendormi. Elle le regarde quelques instants puis se lève et va pour sortir, mais se ravisant, elle emporte ses médicaments au comptoir pour faire des recherches sur internet.

Il y a là un analgésique à base de morphine, des cachets contre la goutte, d’autres pour soulager la prostate, des anti-coagulants sanguins et surtout deux médicaments très spécifiques : Hydrea et Jakavi. Le premier est une chimiothérapie anticancéreuse et le second traite une des formes rares de leucémie chronique ; la Myélofibrose.

Son visage se crispe lorsqu’elle lit en guise de pronostic : « 골수 ... » (Environ la moitié des personnes atteintes de myélofibrose survivent pendant plus de 5 ans...) Puis plus loin : « 줄기 ... » (Une greffe de cellules souches est le seul traitement en mesure de guérir la myélofibrose, mais elle est également associée à des risques importants.)

Un peu abasourdie, elle regarde en direction de la porte d’Aimé qu’elle a laissée entrouverte.

— Idiot… 당신은 … (C’est surtout pour toi que tu devrais t’inquiéter…)

Retournant dans la chambre d’Aimé, Eun-jung range ses médicaments dans une pochette trouvée sur le petit bureau. Plusieurs papiers se trouvent dedans qu’elle inspecte. Il s’agit probablement d’ordonnances. Elle va pour les ranger mais se ravise et va en faire des copies qu’elle fourre dans son sac avant de les remettre à leur place.

Puis elle s’accroupit près d’Aimé et le regarde longuement.

………………….

Début d’après-midi.

Grande virée joyeuse de Na-ri, Dounia et des deux garçons à Hongdae. Décidés à faire plaisir à la jeune française, les trois jeunes coréens la suivent patiemment. Surtout intéressée par la mode, Dounia les entraine dans de nombreuses boutiques de fringues. Gêné au début, Dong-yul reste en retrait mais Dounia ne se montrant pas désagréable envers lui, il reprend confiance et bientôt les deux sont inséparables. Les errements de leur première rencontre sont oubliés. On voit déjà une complicité naitre entre eux.

Na-ri et Ha-ru suivent le mouvement. Eux se connaissent si bien qu’ils n’ont quasiment pas besoin de se parler. Parfois, le regard de Ha-ru sur Na-ri est particulièrement doux, souvent soucieux aussi. Na-ri ne remarque rien. Elle semble le voir comme un ami familier et rassurant, quelqu’un qui sera toujours là, avec lequel elle n’a pas besoin de prendre de précaution ni faire semblant. Elle a pourtant de nombreuses petites attentions pour lui, comme une grande sœur envers son petit frère.

Les quatre mangent dans un stand de rue puis se promènent, s’arrêtant parfois regarder une des nombreuses performances artistiques présentées malgré le froid.

En fin d’après-midi, les quatre ados entrent dans le Karaoké Singing Village. Micros en main, Dounia et Na-ri se déchainent sous les rythmes de BTS (Magic Shop), DaySix (Dance, dance) et Sunmi (Gashina). Pas besoins de mots pour se comprendre, les paroles connues par cœur de leur Idols préférés suffisent. Hurlant dans leurs micros, elles sautent comme des folles, s’enlacent en riant entre deux morceaux sous les regards un peu ébahis des deux garçons.

Fatiguées, elles viennent s’affaler sur les banquettes, Dounia près de Dong-yul et Na-ri à côté de Ha-ru, tout naturellement. Na-ri regarde d’un air déçu les bouteilles de soda sur la table.

— 목이 말라! (J’ai soif !) Bière !

— Maegju ! (Bière !)

— 아니 … (Non, non ! Vous êtes folles ?), s’exclame Ha-ru. On n’a pas le droit !

— They won't … (Ils ne nous en vendront pas sans vérifier nos cartes d’identité.), confirme Dong-yul en souriant à Dounia.

Puis Il sélectionne la chanson « I Love You So Bad » de « The Rose », monte sur la scène et commence à chanter. L’air enthousiaste de Dounia montre qu’elle connait et aime. Il chante vraiment bien, y met tout son cœur. Elle est sous le charme. Il le sent et bientôt ne chante que pour elle… sous le regard noir de Na-ri.

— 동율은 … (Il fait quoi Dong-yul ?), s’enquiert-elle, mécontente, auprès de Ha-ru.

— 괜찮아요 … (C'est bon. Laisse-les un peu. Il ne va pas la bouffer ta copine.)

— 그것은 … (C'est toujours la même chose avec toi. Tout ce qui compte ce sont tes amis. Même s'il la violait, tu lui trouverais des excuses.)

— 하지만 … (Mais arrête un peu de dramatiser ! Tu dis n’importe quoi ! Tu sais bien que Dong-yul restera correct. En plus… Dounia semble l’apprécier.)

— 당신은 … (C’est toi qui dis n’importe quoi…), termine Na-ri, renfrognée.

………………….

Plus tard en début de soirée, Dounia est assise à l’arrière d’un bus avec Na-ri. Les deux garçons sont devant elles, décalés. Na-ri regarde par la vitre. Guettant un signe de Dong-yul, Dounia fixe les garçons mais c’est Ha-ru qui jette par-dessus son épaule un petit coup d’œil sur Na-ri. Son regard en dit long sur l’affection qu’il porte à son amie d’enfance ; il est amoureux d’elle, c’est évident.

Taquine, Dounia tapote l’épaule de Na-ri qui se tourne vers elle. Dounia désigne Ha-ru du doigt puis Na-ri avant de mimer un cœur des deux mains. Na-ri fronce les sourcils, l’air de ne pas comprendre alors Dounia se penche pour chuchoter à son oreille :

— Ha-ru salang Na-ri… (Ha-ru aime Na-ri)

— 당신은 … (T’es folle ou quoi ?!) No, no, no, no, no!

Souriant jusqu’aux oreilles, Dounia harcèle son amie en faisant des signes de cœurs avec les doigts jusqu’à ce que celle-ci agacée, lui refile des claques sur l’épaule.

-------------------------------------

DIMANCHE 17 FÉVRIER 2019

En début d’après-midi, Eun-jung et Aimé marchent dans les ruelles quasi désertes du quartier de Yeonhui-dong. Ayant pris de l’avance, Eun-jung s’arrête, le regarde la dépasser et continuer son chemin dans la rue pentue. Il est visiblement épuisé mais s’obstine, animé par sa seule volonté.

— Aimé, let’s take a break. (Aimé, reposons-nous un peu.)

— Non. On n’a pas été par là encore.

— We have been … (On marche déjà depuis deux heures. Tu as besoin de repos. N’oublie pas que tu étais malade hier !)

Aimé ne répondant pas, Eun-jung le suit en maugréant. Ils arrivent bientôt à ce qui semble être le point le plus haut du quartier, en lisière d’un bois. Sur leur droite est un terrain encombré de bric à brac et d’une caravane bariolée. Sortant de la caravane, Hyun-ae voit Aimé s’avancer dans sa direction suivi d’Eun-jung.

— Excuse me. On recherche une jeune fille. Pourriez-vous regarder cette photo et nous dire si vous l'avez vue?

— Nobody speaks … (Personne ne parle français ici, Aimé.), dit Eun-jung d’un ton agacé avant de s’adresser à Hyun-ae. 우리는 ... (Nous cherchons…)

— Le français me va très bien, rétorque Hyun-ae avec un grand sourire avant de se tourner vers Aimé : Montrez-moi la photo.

— Ah oui… Voilà.

Ignorant le regard perçant d’Eun-jung restée en retrait, Hyun-ae reconnait immédiatement Dounia. Une Dounia radieuse et très jolie avec ses longs cheveux noirs bouclés. Elle rend la photo à Aimé.

— C’est ma fille. Nous avons des raisons de penser qu’elle est venue dans ce quartier

— Pourquoi la cherchez-vous. A-t-elle fugué ?

— Oui… Enfin non, elle est majeure… Mais je suis inquiet.

— Pourquoi ?

Coupant court, Eun-jung s’avance et déclare d’un ton un peu sec :

— Écoutez… 내 친구는 … (Mon ami a besoin de se reposer. Nous partons.) ‘’Viens Aimé.’’ Let's ... (Viens Aimé, allons nous réchauffer dans un café.)

Elle saisit le poignet d’Aimé et l’entraine derrière elle. Hyun-ae semble hésiter un instant puis va fermer la porte de la caravane et les rejoint d’un pas rapide.

— Suivez-moi. Il y a un petit café très agréable un peu plus bas.

………………….

Quelques minutes plus tard, Aimé, Eun-jung et Hyun-ae sont attablés devant une table de cuisine en bois. Devant eux trois mugs de grès gris remplis de cafés fumants posés sur de simples coupelles de bois, d’autres coupelles de bois et de grès contenant du sucre roux et de la crème, puis trois grosses tranches de pain de campagne dans une assiette blanche. À l’image de la vaisselle, tout le décor de la petite salle est simple sans être rustique, épuré, très reposant à l’œil et à l’esprit.

Lorgnée du coin d’un œil un peu méfiant par Eun-jung, Hyun-ae écoute Aimé finir de raconter l’histoire de Dounia.

— Voilà. Ma fille croit que son cancer est revenu mais c’est faux. Elle doit être bouleversée… j’ai peur qu’elle fasse des choses stupides.

— Vous dites qu’elle est venue toute seule à Séoul, sans connaitre personne ? C’est à mon avis la preuve d’une grande maturité… Vous ne devriez pas trop vous inquiéter.

Eun-jung intervient, abrupte, un peu agressive.

— 왜 그렇게 … (Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Comment pouvez-vous lui dire de ne pas s’inquiéter ? C'est un père ! Vous avez des enfants ?)

— Pardon, je ne voulais pas vous offenser. C’est vrai que je n’ai pas d’enfant. C’est peut-être un peu difficile à comprendre pour moi. 미안해… (Désolée…)

Aimé pose une main apaisante sur l’avant-bras de son amie.

— Ça va Eun-jung, dit-il d’un ton conciliant avant de continuer pour Hyun-ae: Vous avez sans doute raison mais je ne serais pas tranquille tant que je n’aurais pas soulagé Dounia de ce poids.

— Dounia ? C’est un joli prénom. Cela veut dire la vie ou l’univers en Arabe, non ?

— 당신은 … (Vous en savez bien des choses…), marmonne Eun-jung, méfiante.

— 오... 파리에 … (Oh… J’avais une amie de ce prénom à Paris, c’est tout.), rétorque Hyun-ae à peine hésitante. Ecoutez monsieur, j’aimerais vraiment vous aider. Je vais demander aux gens du quartier. Pouvez-vous ne donner votre numéro de téléphone ?

— 그는 … Take mine. (Il n’en a pas cet idiot… Prenez le mien.), maugrée Eun-jung.

Les deux femmes s’échangent leurs numéros puis Hyun-ae sourit chaleureusement à Eun-jung.

— 당신은 … (Vous formez un beau couple. Vraiment)

— 나? 그와 함께 ? (Moi ? Avec lui ?), s’esclaffe Eun-jung, ironique, avant de rajouter d’un air désabusé : 그는 … (Il est gentil mais trop faible. Il pleure pour un rien !)

— 더 나쁘지 … (Ce n’est peut-être pas plus mal.) J’ai été heureuse de faire votre connaissance. J’espère que vous retrouverez vite votre fille Monsieur Aimé. Je vais tout faire pour vous aider.

………………….

Plus tard dans un bus. Il pleut, assis côté fenêtre regard perdu dans le vague, Aimé écoute de la musique avec un vieux lecteur MP3. À côté de lui, Eun-jung le regarde avec un mélange de tendresse et d’inquiétude. Subitement agacée par son isolement, elle lui arrache d’autorité un écouteur pour l’installer à son oreille. Découvrant la chanteuse contemporaine « Sinnoï », elle regarde Aimé d’un air un peu étonné puis, faisant mine de s’assoupir, laisse aller sa tête sur son épaule et regarde par ses yeux entrouverts le paysage urbain nocturne défiler au travers de la vitre embuée.

………………….

Pendant ce temps, Dounia et Na-ri regardent un drama sur le PC de Hyun-ae. Etonnée de découvrir une aussi grande quantité de sous titrages de fans des productions Coréennes disponibles sur le net dans de nombreuses langues, Na-ri se distrait des sous-titres français. Dans cet épisode, il est annoncé à l’héroïne qu’elle est atteinte d’un cancer. Na-ri regarde soudain le bonnet de Dounia et son visage s’assombrit.

— Dounia…

Du geste, elle demande à son amie d’ôter son couvre-chef.

— Tu veux… Jeongmal ? (Vraiment ?)

— Ye.

Tête baissée, Dounia se découvre lentement puis elle prend une grande inspiration et relève le menton pour regarder Na-ri en faisant une grimace.

— Ça fait bizarre ? Yeppeun ? Ani… (Joli ? Non…)

— 아니 ! ... (Non ! Tu es belle !)

Lui faisant signe d’attendre, Na-ri prend son téléphone, ouvre le compte Instagram de Dounia, cherche un peu et lui montre la photo d’elle à l’hôpital, crâne chauve. Puis elle regarde Dounia intensément en pointant du doigt la date du post.

— J’ai eu un cancer il y a deux ans. Am… Inyeon jeon… (Cancer… Deux ans…)

Na-ri accuse visiblement le choc, bouche bée, alors Dounia la rassure d’un grand sourire en déniant vivement des mains.

— Mais c’est fini ! Je suis guérie !

Na-ri la regarde un moment en silence puis s’agitant, pointe un doigt vers son crâne.

— 왜 ? (Pourquoi ?)

Dounia se tait, incapable d’expliquer. Na-ri ne tient plus en place. Elle s’écrie :

— 그가 … (Il est revenu ? Dis-moi ! Le cancer est revenu ?) ‘’Again… am ?’’

— Je ne sais pas Na-ri. Je… Nado molla… (Je ne sais pas…)

Na-ri ouvre de grands yeux.

— 당신은 … (Comment ça tu ne sais pas !)

— Je… Ani… (Non…)

Na-ri la regarde sans comprendre… puis soudain explose. Saisissant son amie par les épaules, elle la secoue en criant :

— 너 … (Tu mens ! Pourquoi tu es ici ! Va te faire soigner à l’hôpital !) ‘’HOSPITAL !’’

Celle-ci la regarde, visage suppliant. Puis elle baisse la tête et dit dans un souffle en secouant lentement la tête de droite à gauche :

— Non Na-ri… Je ne veux plus…

Tremblante, Na-ri regarde Dounia d’un air effaré. Puis elle saute soudain sur ses pieds et sort de la maison en trombe.

Arrivant près de chez elle, Hyun-ae comprend que quelque chose ne va pas en voyant sa jeune protégée claquer le portillon et s’élancer en courant en direction de la colline.

— Na-ri !

Hyun-ae rentre dans le séjour et s’assied près de Dounia en larmes, prenant ses mains dans les siennes.

— Que s’est-il passé Dounia ?

— Na-ri…, hoquète-t-elle, bouleversée. Elle croit que je suis malade et veut que j’aille à l’hôpital. Mais moi je ne veux pas ! Je ne veux pas recommencer tout ça !

— Pardon Dounia. J’aurais dû te le dire plus tôt au téléphone… J’ai vu ton père ce matin.

— Quoi ? Mon… Mon père est à Séoul ? s’écrie-t-elle, abasourdie.

— Oui, il est venu avec une amie à la caravane de Mme Park. Il te cherche partout en montrant ta photo aux gens.

— Eonni… Tu… Tu lui as dit ?

— Non. Ne t’inquiète pas, j’ai dit que je ne t’avais jamais vue… Écoute bien Dounia, ton père te cherche pour te dire que ton cancer n’est pas revenu, c’était une tumeur bégnine…

Dounia la regarde d’un air incrédule.

— C’est… C’est vrai ?

— Oui Dounia. Tu n’as rien.

— OH MERCI EONNI !!!!

Hyun-ae se trouve presque reversée en arrière par Dounia lui sautant au cou, qui laisse aller ses larmes de soulagement. Elle lui tapote le dos.

— 미안해 (Désolée) Dounia, j’aurais dû t’appeler.

Soudain Dounia se redresse, anxieuse.

— Na-ri ! Il faut lui dire, vite.

Elle saute sur ses pieds, prête à sortir chercher son amie mais Hyun-ae la stoppe.

— Attends ! Elle peut être n’importe où. Essaie de l’appeler.

Dounia compose le numéro de Na-ri mais ne reçoit aucune réponse. Elle s’élance alors hors de la maison pour s’arrêter au milieu de la ruelle mal éclairée. Hyun-ae la rejoint, serrant des deux mains le col de son long manteau de laine. Les deux scrutent en vain pendant de longues secondes les deux côtés de la rue, frissonnantes. L’adulte la première est vaincue par le froid.

— Rentrons Dounia. On ira la chercher demain matin si elle ne rentre pas.

………………….

En milieu de nuit sur la colline de Susaek-dong, Na-ri est assise sur un rocher, regardant les lumières de la ville au travers du sous-bois. Trop légèrement vêtue, son corp tremble. Ses mains et son visage son bleus de froid mais elle ne cherche pas à se réchauffer. Elle ne pleure pas mais son regard est perdu.

Des flashs d’images traversent son esprit ; la photo de Dounia à l’hôpital, des coups qu’elle lui donne, d’autres qu’elle reçoit, Dounia secouant la tête en pleurant, elle enfant pleurant dans les bras d’une femme qui la console, le visage de son père souriant, celui furieux d’une vielle femme, des coups encore, qu’elle reçoit, qu’elle inflige, encore et encore...

Na-ri lève le regard au ciel et pousse un long cri. Puis elle saute sur ses pieds et se met à hurler aux étoiles :

— 왜 ! 왜 ! 왜 … (Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi tu les veux tous ! Prends-moi aussi alors ! Allez viens, salope ! VIENS LA MORT !)

………………….

Plus tard…

Telle une ombre, Na-ri sort du sous-bois, longe le mur décrépit de son immeuble et s’engouffre dans l’entrée. Elle grimpe en silence les escaliers et s’engage dans un couloir, évitant sans peine malgré l’obscurité vélos et cartons encombrant l’étroit espace. Puis elle s’arrête devant une porte en fer à la peinture écaillée, compose à tâtons le code de la serrure mécanique et se faufile à l’intérieur.

Soudain la lumière jaillit, aveuglante. Na-ri étouffe un cri quand un coup s’abat avec force en travers de ses reins. Tandis qu’elle se retourne pour faire face à sa grand-mère Byun Bong-ae, d’autres coups pleuvent durement sur ses avant-bras avant qu’elle n’arrive à arracher le solide balai des mains qui la frappent. Désarmée, la vielle femme reste furieuse. Son regard est dur, méchant, tandis qu’elle murmure ses insultes :

— 왜 돌아 … (Pourquoi reviens-tu ici ? Va-t’en garce ! Tu n’es pas de ma famille ! Va chercher ta mère ! Cette pute !)

Avec rage, Na-ri jette au loin le balai, pousse violemment sa grand-mère qui tombe à la renverse puis s’enferme à clef dans sa chambre. Restant dans le noir, la jeune fille tremblante de peur et de colère se recroqueville dans un angle de la minuscule pièce quasi nue.

-------------------------------------------

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0