Roue 8 –
L’automne s’installait progressivement, les feuilles orange et marron parsemaient les abords de route. Comme du sable glissant entre les doigts, le temps filait. Les habitudes persistaient, les semaines se répétaient. Les cours, le club, la piste, la salle de sport et les nuits chez Hugo. Tout était rythmé, huilé, réfléchi et optimisé. Bien qu’elle passait le plus clair de son temps avec Hugo, rien n’avait été officialisé.
— Tu as parlé de nous à Héloïse ? demanda Paloma un soir en sortant de la douche.
— Pourquoi j’aurais fait ça ? questionna-t-il en retour sans pression.
Il lui souriait, la frôlait parfois, et elle devait apprendre à exister dans l’entre-deux. Ensemble sans tout à fait l’être. Dès qu’elle essayait d’éclaircir la situation par le biais d’une discussion, Hugo sortait une blague, détournait le sujet ou riait sans raison. Lorsqu’iels étaient au club, il ne lui adressait pas la moindre marque de tendresse, les messages se faisaient toujours peu nombreux. Leur relation n’existait qu’entre les murs de l’appartement d’Hugo et dans la tête de Paloma.
Face au miroir de son appartement, Paloma tournait, sceptique. Le pull crème lui paraissait fade, presque délavé. Elle tira sur le tissu, essayant de se convaincre qu’il ne faisait pas trop ressortir son ventre.
— Pourquoi je m’inflige ça ? souffla-t-elle en grimaçant.
La réponse était pourtant évidente : Hugo. Ce n’était pas elle, mais une version plus douce, plus neutre, plus acceptable. Une version qu’il aimerait peut-être davantage. Quelques jours plus tôt, il lui avait dit d’un ton léger :
— Tu portes toujours du noir. C’est dommage. Tu es jolie pourtant.
Son rire avait raisonné en elle comme une moquerie. Ce n’était pas vraiment méchant, cependant, elle l’avait pris comme une attaque personnelle. Un défi silencieux. Une clef pour plaire un peu plus au rouquin. Alors, devant le miroir de son appartement, elle apprenait à accepter son reflet. Lorsqu’elle quitta l’appartement, son sac sur l’épaule, elle tira une nouvelle fois sur son pull, attendant un compliment en montant dans sa voiture.
Évidemment, il n’en fit rien. Aucune remarque, aucun compliment, pas même un regard. Finalement, il est complètement trop fade ce pull, songea-t-elle silencieusement en tirant sur ses manches.
☼
Le club était bruyant. Les vacances scolaires s’étaient terminées depuis seulement deux jours, et la session libre du mercredi soir ressemblait davantage à une récréation qu’à un cours de patinage. Les patineuses s’étaient regroupées autour de la porte du vestiaire, des éclats de voix fusaient parfois au-delà du brouhaha. Paloma s’échauffait à l’écart, son casque sur les oreilles. Lorsqu’un premier groupe quitta le gymnase, elle enfila ses patins, déposa son casque dans son sac et s’élança dans des tours de terrain énergique. Héloïse arriva à ses côtés, sans même la saluer, elle entama la conversation avec excitation :
— Le stage était génial ! J’ai appris à faire un pas de géant. C’est vachement plus simple que ce que je pensais. Et, j'ai passé la roulette violette.
— La roulette artistique ? tiqua Paloma
— Oui ! Yvan a dit que je pourrais faire de la compétition l’an prochain, alors il m’a proposé de rejoindre le cours de régional en complément ! Je vais m’entrainer avec Lou et Pauline, c’est phénoménal !
Paloma haussa les épaules. Héloïse se réjouissait et c’était tout à fait logique. Paloma aurait adoré être à sa place. S’entendre avec les autres patineuses, avoir le respect d’Yvan, être conduit à réussir. Cependant, elle était l’éternelle débutante. La grosse qui a trop peur pour progresser.
— Vendredi, on est allé à la piste tous ensemble. Tout le monde était là ! Vraiment, je crois que c'étaient les meilleures vacances de ma vie.
Je n’étais pas là, moi, songea amèrement Paloma. Paloma sentait le même décalage que face à son reflet, quelques jours plus tôt : elle était là, physiquement, mais ailleurs dans sa tête. De trop, de travers. Le nœud qui devenait une pierre pesait de plus en plus lourd dans son estomac. Elle aurait aimé être un peu moins égocentrée pour se réjouir, néanmoins sa colère grondait silencieusement dans sa tête. Poussée dans un mutisme, elle tenta de se concentrer sur son patinage, sans parvenir à la moindre progression. Une voix dans sa tête lui souffla “ il y a des jours avec et des jours sans”, une autre lui criait “j’en peux plus !”.
Elle quitta le gymnase plus tôt que prévu, sans même chercher Hugo du regard. Elle s’était réfugiée chez Tommy, incapable d’aligner deux phrases.
Le lendemain, lorsqu’elle se leva, il lui avait laissé une dosette de café sur le plan de travail avec un mémo posé à côté.
“ Choisir la paix n’est jamais une démission. Je t’aime Honey”
Elle garda le mémo dans la coque de son téléphone, précieusement, un sourire étendu sur son visage. Même dans ses silences, Tommy la comprenait, la soutenait. Peut-être qu’elle s’acharnait à tenir bon dans un endroit qui n’était plus pour elle. Peut-être qu’elle confondait passion et punition. Elle ne voulait pas abandonner. Pas vraiment. Mais combien de fois pouvait-on forcer un rêve à exister quand tout autour incitait à l’abandon ? Peut-être a-t-il raison, m’obstiner à aller au club n’a aucun sens, pensa-t-elle malgré le pincement au cœur qu’elle ressentait à l’idée d’abandonner ce sport qu’elle aimait tant.
Elle gardait le mémo de Tommy contre son téléphone, comme une amulette. Une dose d’amour pour tenir le coup.
☼
Le cœur un peu plus léger, Paloma retourna au club, sans grande conviction. Elle s’attendait au même vacarme, aux mêmes visages tournés ailleurs. Elle fixait son téléphone, le petit mot glissé dans la coque comme un secret à ne pas trop dévoiler. Elle n’avait pas encore pris de décision, cependant elle traînait des pieds pour se rendre au gymnase, la gorge serrée et l’estomac noué. Hugo lança quelques banalités auxquelles elle répondit sans y prêter attention. Elle patina dans une bulle hermétique au son extérieur. Son corps se mouvait sans volonté. La réussite de ses figures ne la mettait dans aucun émoi.
— On remballe, le gymnase ferme dans dix minutes, signala Yvan depuis le bord du terrain.
Paloma profita de l’agitation pour tenter un saut. Timide, un peu bancale, ses roues avaient quitté le sol un quart de seconde. Elle retenta, un sourire en coin prouvant sa fierté. Elle glissa jusqu’à son sac, se laissant choir sur le banc.
— Coucou !
Paloma sursauta en découvrant Agathe accroupie devant elle, un large sourire illuminant son visage.
— J’savais pas que tu patinais ici.
— Oui… enfin, un peu… souffla-t-elle timidement.
— Trop cool. Tu me montreras un ou deux trucs, un jour ?
Paloma resta médusée sans parvenir à répondre. Léonie apparu au côté de la blonde, et la ressemblance frappa soudainement Paloma.
— Pourquoi parles-tu à cette fille ? Elle n’a aucune espèce d’importance. Allez, on y va.
Léonie, raide comme un petit soldat, attrapa la main d’Agathe, la tirant vers la sortie. La derby-girl lança un regard d’excuse à Paloma, impuissante. Elle mima “ je suis désolée” en disparaissant à l’extérieur. Paloma plissa les yeux, essayant de remettre de l’ordre dans ses pensées. La joie de son saut n’avait pas été écrasée par la méchanceté de Léonie, cependant la surprise de voir Agathe avait complètement évincé son exploit.
◄ Je suis désolée pour tout à l’heure. Léonie est parfois… spéciale. L’écoute pas, tu as de l’importance.
Paloma relut le texto d’Agathe pour la troisième fois consécutive, incapable de trouver une réponse acceptable. Aussi était-elle étonnée d’imaginer Léonie et Agathe étant de la même famille. La ressemblance physique était présente, certes, mais Agathe avait ce flegme et ce style un peu décalé et solaire, entièrement à l’opposé de Léonie, beaucoup plus espiègle et hautaine. Paloma ne parvenait pas à assimiler l’information.
► Ne t’en fais pas. J’ai l’habitude.
Elle hésita. Effaça le message. Le retapa. Puis, elle l’envoya.
◄ Ça ne devrait en aucun cas être une habitude Pam. La prochaine fois que Léonie te parle mal, dis-le-moi. S’il te plait
Paloma ne répondit rien. Incapable d’accepter la protection d’Agathe. Incapable d’accepter de se montrer faible, encore une fois. Je suis bien assez pathétique comme ça, pensa-t-elle en posant son téléphone face caché sur son bureau.
☼
Son sac en bandoulière tapait contre sa cuisse à chaque pas. Le tramway avait été mis à l’arrêt dû à une manifestation en centre-ville. Paloma avait décidé de rentrer chez elle à pied. Le chemin était long et ce n’était en rien un souci. Elle adorait marcher. Le casque visé sur les oreilles, elle gardait le rythme. Le ciel était gris, mais clair. Le vent rendait l’air froid. En passant devant le skate park, elle ralentit le pas. Elle fit glisser le casque sur ses épaules en s’immobilisant complètement. De la musique vibrait sous ses pieds. Au milieu des différents modules, un petit groupe de personnes perchées sur des patins à roulettes dansaient. Iels bougeaient, enchaînant figures et pas de danse. Paloma s’avança pour mieux y voir. Un mélange entre la pratique du patinage et des pas de hip-hop s’entremêlaient pour former une chorégraphie vivante et imparfaite. Les rotations souples s’accompagnaient de chute volontaire. Il y avait des sourires, des rires, de la sueur, des acclamations. C’était désorganisé, chaotique et libre.
Paloma s’installa sur un banc, fasciné par le spectacle qui se déroulait devant elle. C’était magnétique. Elle avait passé des mois à apprendre à se contenir, à faire chaque mouvement à la perfection. Elle avait cru, bêtement, que pour patiner, il fallait être parfait. Ici les corps débordaient de vie, d’imperfection, de joie.
Elle resta longtemps à les contempler. Sans rien dire, juste à regarder, s’imprégnant de l’énergie qui se dégageait de cette pratique.
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