Roue 10 –
Le carton trônait encore sur le coin du lit. Elle l’avait ouvert comme un cadeau d’anniversaire en avance. Elle soupesait les patins, les yeux brillants.
— Cadeau de moi à moi, comment me remercier ? lança-t-elle en imitant un personnage de film d’animation.
Sans réussir à décrocher son regard de leur beauté, elle desserra les roues, régla la hauteur du frein, ajusta les quarts. Tout était parfait. Coloré. Vivant. Elle les adorait.
Après quelques réglages, elle les essaya à nouveau, glissant dans son petit appartement. Elle fit des retournements, recula, freina. Elle pétillait de joie. C’était cette joie qu’elle aimait ressentir en patinant. Cette même joie que le club étouffait.
Elle posta une story de sa nouvelle paire en photo, puis une deuxième en vidéo. En scrollant son fil d’actualité, les roues glissant machinalement sur le lino, elle vit que le tiki bar venait de publier son ouverture. Elle fit une capture d’écran et l’envoya dans la conversation de groupe avec Hugo et Héloïse.
► ça vient d’ouvrir, ça vous dit ?
◄ Carrément, ça a l’air cool – répondit immédiatement Hugo.
Paloma étira un large sourire, ravie de voir qu’il était enthousiaste à l’idée de passer une soirée avec elle. Héloïse répondit qu’une vingtaine de minutes plus tard, expliquant qu’elle n’était pas en ville ce week-end.
◄ Amusez-vous quand même ! – avait-elle ajouté.
Paloma remarqua les petites bulles de saisie indiquant qu’Hugo écrivait. Mais aucun message n’arriva.
Retirant ses patins avec minutie, elle continua à sourire, étalée sur son matelas. Tout semblait s’aligner. Elle avait réussi à sauter et un pas de danse. Elle avait de nouveau patin, et elle allait passer une soirée en tête-à-tête avec Hugo.
— Que demander de plus finalement ? souffla-t-elle en se redressant pour chercher une tenue.
Elle opta pour une robe noire mi-longue, accompagnée de bottes compensées. Son maquillage oscillait entre nuances de violet et de vert, inspiré des photos du bar pour coller à l’ambiance. Son reflet lui plaisait. Elle se sentait elle-même. Heureuse. Légère. Elle choisit son perfecto, privilégiant le style au confort — et le regretta dès qu’elle franchit la porte de l’immeuble. Les températures avaient chuté en cette fin de novembre. Elle ferma sa veste jusqu’au menton et enfonça les mains dans ses poches, marchant à vive allure vers le centre-ville.
Le bar était cosy, baigné de néons verts, bleus et rouges. De la paille, des statuettes, des verres aux formes étranges… tout était pensé pour marquer les esprits. Une playlist reggae accompagnait l’ambiance. Hugo l’attendait à l’entrée. Il rangea son téléphone en la voyant arriver et lui sourit.
— T’es canon, remarqua-t-il.
Elle sourit, flattée malgré elle, et salua d’un petit geste de princesse avec sa robe. Iels s’installèrent au bar, curieux face à la carte plastifiée des cocktails. Elle choisit la recommandation de la barmaid, et Hugo suivit le mouvement.
Les verres s’enchaînèrent. Les rires aussi. Leur complicité était palpable. Hugo lui tenait la main, replaçait ses mèches. Quand elle se pencha pour l’embrasser, il accepta, enroulant un bras autour de sa taille. Elle n’en revenait pas. C’était la première fois qu’il se montrait aussi démonstratif en public. Elle n’était pas juste la fille qu’il ramenait chez lui — là, elle était sa copine. Sans détour, sans filtre.
Le temps d’une soirée, elle oublia ses silences, ses absences, ses réponses floues. Elle avait cru, avec désespoir et acharnement, qu’il l’aimait enfin comme elle l’aimait.
Dehors, l’air était glacial, mais leurs corps échauffés s’en fichaient. Paloma riait, portée par l’alcool et les mots d’Hugo qui flottaient encore dans son oreille. C'est seulement lorsqu’ils quittèrent la lumière du bar que le contraste se fit sentir : un vide s’installait. L’ambiance nocturne avait ce goût de ville un peu irréelle, un peu dangereuse. Pourtant, Paloma ne ressentait ni peur, ni froid. Elle flottait, légère, grisée. Iels riaient, iels titubaient. C’était bon enfant et décontracté. Sans filtre. Juste un sentiment grisant et animé. C’était joyeux, instinctif, insouciant. Iels chantonnèrent un duo, Hugo brodant des paroles approximatives, Paloma donnant tout, les bras levés, collée à lui.
Paloma fit un tour sur elle-même, dansant dans une musique qui résonnait uniquement dans sa tête. Elle sautilla, et s’arrêta devant le passage piéton. Précautionneusement, elle regarda à gauche, puis à droite.
— La sécurité avant tout, avait-elle lancé d’un petit air pincé.
— Même pour traverser la route, tu es toujours obligé de faire attention, charia Hugo un brin moqueur.
Paloma rit plus fort. Elle était invincible, elle en était certaine.
Puis, elle trébucha. Peut-être qu’elle n’avait pas levé le pied assez haut, peut-être qu’elle avait titubé trop fort, peut-être que les semelles compensées l’avaient trahi. L’alcool amortit la chute et l’effervescence de ses émotions étouffa la douleur. Elle resta au sol, secouée d’un rire saccadé. Le béton était froid, les réverbères trop brillants.
Hugo apparut au-dessus d’elle, les yeux flous.
— Pam ? Ça va ?
Elle se redressa, pouffant de rire sans parvenir à se contrôler. Elle posa une main sur sa cheville, avant de rejeter sa tête en arrière pour regarder Hugo.
— Je crois que je me suis foulée la cheville, ah ah, même pour marcher, je suis nulle.
Il s’accroupit à ses côtés et lui tendit les mains.
— Tu veux que je te porte ?
— Non, c'est bon, je vais juste boiter sur le reste du chemin. C’est rien, assura-t-elle en se remettant debout, en équilibre sur son pied intact.
C’était plus simple ainsi, moins gênant, moins dramatique.
— Tant mieux, parce que je pense pas être capable de te porter dans mon état, avoua Hugo, éclatant de rire de nouveau.
Paloma rit aussi, et appuyé contre lui, iels marchèrent lentement. Chaque pas tirait sur sa cheville comme une corde tendue. L’alcool floutait la douleur, mais elle sentait les décharges. Un avertissement silencieux.
Arrivée devant son immeuble, elle ouvrit la porte et attendit qu’il la suive. Il resta sur le trottoir.
— Tu vas pouvoir monter seule ? demanda-t-il encore un peu brumeux.
— Oui, je me débrouille, avait-elle soufflé.
L’ivresse s’estompait. Avec elle, la certitude qu’il ne voulait pas finir la nuit avec elle. Elle se pencha vers lui, hésitante. Peut-être pour un baiser. Ou juste pour un contact. Même saoule, il gardait ses distances.
Elle recula, mal à l’aise. Sa cheville faisait mal, moins que son cœur.
Quand il l’embrassa sur le front, elle ne put retenir une grimace. Il lui fit un signe de la main et disparut dans la nuit. Elle grimpa les escaliers, les dents serrées. Une marche après l’autre. Elle s’effondra sur son lit, ôta ses chaussures, sa robe. Un coup d’œil à l’heure. Puis, le noir. Morphée l’accueillit presque aussitôt.
☼
La douleur était vive. Sa cheville avait enflé. En posant les pieds au sol, une décharge remonta sa jambe, lui arrachant une grimace. Elle boitilla jusqu’à la salle de bain, se démaquilla, se doucha lentement.
— Tu pourrais venir me chercher en voiture ? demanda-t-elle quand Tommy décrocha.
— Ouais, pour aller où ?, répondit-il du tac au tac.
— Au centre médical. Je suis tombée hier et ma cheville est pas des plus jolies.
— Ok, j’arrive dans vingt minutes. Je te bipe quand je suis là.
— Ça marche, merci
Elle raccrocha. Enfila des vêtements, grimaça en mettant ses chaussures. Elle descendit les escaliers avec précaution, jurant à chaque décharge.
— Entorse moyenne à sévère. Repos complet. Minimum six semaines. Pas de sport, encore moins du patinage, lança le médecin d’un ton sévère. Et, évitez l’alcool la prochaine fois.
Six semaines.
Les mots tournaient dans sa tête, coupant tout sur leur passage.
Elle hocha la tête sans comprendre. Le médecin ne l’avait pas fait attendre, et c’est sans surprise qu’elle se retrouvait avec une cheville maintenue dans une attelle étroite. Elle acquiesça de nouveau, fataliste. Tommy lui caressa le dos, conscient qu’elle était très affectée par cette nouvelle.
Sur le chemin retour, elle ne décrocha pas un mot.
► Tu sais, ma petite cheville un peu foulée ? Eh bah, je suis immobilisée pour six semaines, avec attelle, crème et probablement du kiné. Le package complet.
◄ Ah oui, pas ouf – répondit simplement Hugo après quelques secondes.
Elle sentit quelque chose se briser en elle. Pas un os. Autre chose. Une illusion, un rêve, un espoir. Paloma soupira bruyamment, jetant son téléphone sur la banquette arrière.
— Tu veux passer la journée avec moi ? proposa Tommy.
— Je veux pas t’embêter… souffla-t-elle, la voix étranglée.
— Tu m’embêtes jamais Honey, rétorqua Tommy d’une voix claire.
Elle se mise à pleurer silencieusement, pensant à cette superbe soirée, à ses sentiments en pagaille, à sa promesse à Agathe, à ses patins flambants neufs dans l’entrée de son appartement.
Quelle vie de merde, songea-t-elle.
Tout semblait aligné, sauf elle.
— J’ai rien d’une abeille. Ni même d’une étoile. Je suis une idiote.
— Ça arrive de se blesser, ça ne veut pas dire que c’est la fin de tout. Regarde-moi, je suis peut-être en fauteuil, mais j’ai su me relever. Tu y arriveras aussi.
— Et si je n’y arrive pas ?
— Je te roulerai dessus.
Malgré ses larmes, elle laissa échapper un rire. Elle posa sa main sur l’épaule de Tommy, soufflant un « merci » timide, mais sincère. Paloma n’avait plus rien à dire. Le silence s’installa, mais pas un silence lourd. Un silence qui attendait.
— Paloma, t’as le droit de pas aller bien.
Cette phrase-là, elle pouvait y croire.
— Je t’accompagnerai essayer tes nouveaux patins dès que tu seras guéri. Marché conclu ?, reprit-il avec un sourire bienveillant.
— Marché conclu… murmura-t-elle en tournant la tête vers l’extérieur.
Ses patins n’avaient même pas touché la piste et étaient déjà relayés au placard.
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