Et si Ulysse n'avait jamais atteint Ithaque ?

de Image de profil de Marc Boyer BressollesMarc Boyer Bressolles

Avec le soutien de  C. Garcia - Auteur 
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Image de couverture de Et si Ulysse n'avait jamais atteint Ithaque ?

J’entrouvre lentement une paupière, puis l’autre.

Avec une terrible lenteur, mes sens reviennent un à un, et je vacille sous le coup d’une douleur atroce qui me parcourt le corps. Mais mon supplice ne dure pas. Du moins d’un point de vue physique.

L’éclat cuisant du soleil me submerge, et je baigne dans ses rayons comme je l’aurais fait d'une cascade de ma chère Ithaque. Souffrance de la chair mais délice de l’esprit. Je me sens vivre, renaitre, et mes pensées entament une danse d’abord chaotique, puis rapidement ordonnée. De si longues années à parcourir la mer Egée en quête de mon foyer… Ô cruel Poséidon, as-tu enfin assouvi ta vengeance à mon encontre ? M’autoriserais-tu enfin à rentrer chez moi, auprès de ma chère Pénélope et mon fils Télémaque ?

Une fois repu de la chaleur solaire et de ses bienfaits, je finis par me relever du rocher plat sur lequel je m”étais vraisemblablement endormi, après avoir quitté la caverne où me retenait la nymphe Calypso. Et à ce propos… Pourquoi n’est-elle pas prêt de moi, à guetter mon départ ? Je revois encore l’arrivée du dieu Hermès ordonnant à ma geôlière de cesser de me retenir captif, et un frisson me parcourt soudain l'échine, lorsque le souvenir des lèvres de la nymphe sur les miennes revient me hanter. Son ultime présent disait-elle. Tout est si flou…

Après quelques minutes d’égarement, je me décide à descendre sur la plage qui se présente en contrebas, et le contact des galets sur la plante de mes pieds me tire un soupir d’aise. Je m’avance d’un pas décidé vers l’écume, mais une douleur cuisante fauche mon élan, me tirant au passage un juron bien senti. Fiché dans ma chair, un étrange objet aux rebords tranchants laisse filer quelques gouttes de sang lorsque je parviens à le retirer, non sans mal. Je remarque alors un amoncellement d’anomalies similaires, répandu entre les pierres. Et leur vue éveille en moi un malaise inexplicable. Par une poussée téméraire, je me décide à saisir l’objet le plus proche, et l’observe sous toutes les coutures. Il n’est ni en argile, ni en bois… Peut-être en métal ? La texture me semble étrangement lisse, froide au contact. Aussi rouge qu’un coquelicot et blanc par endroit, j’y aperçois une fente dans laquelle j’ose glisser un doigt. Et une grimace défigure mes traits lorsque je m’y entaille la chair. Affolé, je jette au loin cette ignominie, avant de tourner un regard désespéré sur les flots. Et une divinité providentielle semble avoir anticipé ma supplique, car un digne esquif semble m’attendre, oscillant au gré des vagues paresseuses.

Sans hésiter davantage, je m’y jette, avant de hisser une pauvre voile élimée. Je saisis alors deux rames et commence à souquer ferme pour m’éloigner de cette plage piégée par une quelconque sorcellerie.

Une fois perdu sur l'immensité de la mer Egée, j’adresse une prière à Poséidon, espérant qu’il se serait enfin lassé de me tourmenter. Et c’est Eole, dieu des vents, qui me répond en me prodiguant une brise assez vigoureuse pour gonfler ma voile.

Sans eau potable, ni nourriture, mon voyage risque de rapidement toucher à sa fin, mais l’espoir de revoir de nouveau les côtes d’Ithaque suffit à me garder de la peur du lendemain.

Alors que les vents me portent toujours, j’aperçois au loin une masse informe sur les flots calmes. J’oriente alors mon esquif pour étancher ma curiosité, et un cri s’échappe de ma gorge lorsque je finis par saisir la nature du corps flottant sans vie, ni autre mouvement que celui imposé par l’onde. Quel monstre peut-il être l’auteur de ce crime ? Sur l’estomac blanc du danseur des flots, dauphin guide des marins, sont gravés d’étranges stigmates réguliers, entachés de son sang fuyant. Je pose une main tremblante sur sa chair à vif, espérant presque que ce contact lui redonnerait l’impulsion de la vie, mais rien ne se passe. Juste le froid, la mort, le rien.

Et rapidement, mon esquif poursuit sa route vers l’inconnu, abandonnant ce pauvre animal à son oubli anonyme.

A mesure que les nuages défilent, mon humeur s’assombrit, en écho à la luminosité du soleil mourant. Et la nuit se passe, sans que je ne parvienne à savourer le reflet lunaire sur le tapis aquatique qui me sert d’horizon. J’enchaine les ferventes prières aux dieux silencieux, jusqu’à ce que le baiser de Morphée finisse par me faire succomber à la lassitude qui m'étreint.

Un choc sourd me tire de mon inconscience, assez brusquement pour que ma tête alourdie heurte le bois de mon esquif. Et lorsque je relève les yeux vers la cause de mon malheur, je reste bouche-bée face à un spectacle déroutant. Une terre m’offre son immensité, et je ne sais comment l’appréhender. A perte de vue, ni roches, ni végétation, encore moins de sable ou de décors verdoyants, mais uniquement une étendue infinie d’objets amoncelés similaires à ceux qui dénaturaient la plage sur laquelle je m’étais éveillé. Toute couleur, toute forme, ils façonnent collines et valons, mais leur vue me trouble, sans raison apparente. Serais-je dans le pays des Cimmériens, au-delà du fleuve Océan ? Sur cette terre maudite, entrée connue du royaume des morts, gouverné par Hadès l’implacable ?

Non sans appréhension, je me décide à fouler le sol de ce domaine inconnu et effrayant, et je constate que ses aspérités sont à elles seules une véritable torture. Je remarque alors, à proximité de mon esquif échoué, une volée de cadavres d’oiseaux, les cous enserrés dans d’étranges collets blancs et uniformément ronds, et de poissons, mâchoires vomissant des résidus de l’étrange matière qui façonne la terre sur laquelle je me tiens.

De plus en plus effrayé par ce monde étrange, si éloigné de tout ce que j’ai connu jadis, j’adresse une ultime prière à Poséidon, l’impitoyable maitre des mers et des océans, avant d’entamer un périple à travers ces terres inhospitalières. Et peu à peu l’épuisement me gagne. Sans alimentation, ni eau potable depuis la veille, perturbé par cet environnement, je finis par me demander si je ne me trouve pas déjà sous la coupe de l’une des trois juges d’Hadès. Et après des heures de marche, les pieds en sang, et les larmes aux bords de mes yeux brulés par l’ardeur du soleil éternel, je finis par m’écrouler devant un petit monticule, d’où émane une odeur atroce de pourriture. Et c’est en relevant la tête vers les cieux muets que je le vois. Fiché au sommet des immondices, dont il est lui-même souillé. L’or de son manche semble dormir sous une couche sombre et verdâtre, et seuls ses trois dents majestueuses parviennent encore à défier le destin.

Le trident du dieu Poséidon lui-même lutte contre cette étrange matière, dans un combat voué à un inéluctable échec. Pour cet immortel qui m’a tant tourmenté de sa basse vengeance, je ne devrais ressentir qu’indifférence ou même satisfaction, à le voir ainsi défait. Mais les Olympiens sont à l’homme éphémère le rappel d’un pouvoir plus grand, qui le pousse à l’humilité. Et devant cette scène d’un emblème sacré ainsi souillé, je pousse un cri de défi, avant de me ruer vers l’attribut divin en péril. Poussé par une frénésie inexplicable, je frotte l’or terni jusqu’à le faire resplendir de nouveau, en le débarrassant de cette matière si peu naturelle. Et une fois l'arme du dieu des océans redevenue vierge de tout mal, je l'arrache à son socle d’ordures pour le brandir à la face du monde. Je sens alors cette terre factice s’agiter, comme indignée par ma résistance, mais je n’en retire que plus de détermination à implorer les dieux de nos ancêtres. Et à ma grande stupeur, cinq tentacules visqueux jaillissent du sol pour s’emparer de mes membres. Sans y réfléchir, je me raccroche à ce trident fermement tenu en main, comme au dernier lambeau de ma raison, de mon âme peut être. Puis je me laisse emporter par une force immuable, jusqu’à traverser le sol friable pour m’enfoncer dans les eaux sombres.

Mes yeux ébahis croisent ceux d’une créature gigantesque, qui m’observe avec une étrange humanité. Et, c’est sans peur que je la laisse m’entrainer dans les abysses, à jamais silencieux. Là où la corruption de ce monde inhospitalier, dans lequel je ne reconnais rien, ne pourra nous atteindre.

Je ne reverrais surement jamais Ithaque, ma mère patrie. Mais au moins, j’emporte avec moi ce qu’il reste du dieu Poséidon. Puisse-t-il faire germer un renouveau, des profondeurs de son royaume sous-marin…

Que reste-t-il des légendes, des héros et des dieux là où la terre elle-même se voit remplacée par un autre sol qui donne la mort au lieu d’offrir la vie ?

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