la création de la tequila

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Totchine, Dieu de l’ivresse, créateur de l’alcool de Cabuya, saint patron des taverniers, mais aussi des diplomates, des stratèges et des empoisonneurs, était à la fois le Dieu le plus sous-estimé et le plus populaire de l’Empire. Chaque jour, on le priait, l’adorait, le remerciait et le maudissait avec une égale ferveur.

Il faisait partie des cinq enfants encore vivants des trois Dieux Primordiaux. Au cours de sa vie, il avait survécu à une guerre divine et fratricide, à un empoisonnement et à l’amour d’une déesse particulièrement rancunière. Pourtant, même ses frères et ses sœurs ne voyaient de lui que l’être joufflu et rougeaud qu’il avait choisi comme enveloppe corporelle. Ils avaient tous oublié ce dont il était capable, parce que Totchine l’avait décidé ainsi. Il ne lui avait fallu qu’un peu de liqueur d’Azul pour obtenir l’amnésie des siens et vivre en paix, s’adonnant à son plaisir favori : s’enivrer.

Plus il buvait, plus ses pouvoirs étaient grands. Et Totchine buvait sans relâche depuis mille ans, cherchant la seule chose qu’il ne parvenait pas à obtenir : l’oubli.  

Il n’écoutait plus les supplications des humains depuis bien longtemps. Ses divins parents lui avaient rappelé avec un certain agacement que cela faisait pourtant partie de ses devoirs, mais le Dieu s'en était totalement désintéressé. Il avait bien tenté, au début de sa vie d’exaucer les souhaits de ses fidèles, mais s’en était vite lassé. Les prières étaient toujours les mêmes : la richesse, la célébrité, les exploits en tout genre, le retour de l’être aimé et la preuve solide d’une glorieuse virilité. Totchine avait inventé pas moins de quatre-cents façons d’être ivre, mais se désespérait que les hommes ne les explorent que pour des buts aussi triviaux. Il aspirait à mieux. Il cherchait un champion. Un prêtre, un vrai, qui boirait comme un virtuose, qui rêverait en grand et s’enivrerait comme un artiste. Quelqu’un capable de se bourrer la gueule avec panache.

Ses frères et ses sœurs ne s’intéressaient pas au passe-temps du Dieu de l’alcool, et avaient déjà manqué de détruire l’Empire deux ou trois fois à cause d’excès mal maitrisés, alors il chercha un compagnon de beuverie chez les hommes. C’était moins dangereux. Et tant qu’il ne le trouverait pas, Totchine continuerait à picoler tout seul.

Il se trouve que cet humain était une femme qui s’appelait Violette Do Vrienne, de la lignée impériale. Elle était la cousine au quatrième degré de l’Impératrice régnante Kama Dres Vrienne, elle avait dix-neuf ans, un tempérament volcanique, et venait d’apprendre, en ce premier jour des festivités du Renouveau, qu’elle allait être fiancé le soir même à un homme de trois ans son cadet qu’elle ne connaissait pas. Et Violette n’appréciait pas du tout la nouvelle.

Pourtant, on lui vendit son futur époux comme un jeune homme prometteur, intelligent, au physique athlétique et à la fortune considérable. Elle haussa les épaules. On lui demanda d'être raisonnable, elle leva les yeux au ciel. On fit les gros yeux, la jeune femme se renfrogna. Finalement on la gronda et lui rappela ses responsabilités. Irritée, Violette prononça les mots de tous les adolescents capitulant de mauvaise grâce avant de s'enfermer dans sa chambre en claquant la porte. Elle savait depuis son enfance qu’on lui imposerait son mari selon la meilleure alliance possible. Elle avait accepté depuis longtemps le rôle qu’elle jouerait pour sa famille. Mais se retrouver engagée auprès d’un garçon tout juste sorti de l’enfance la révoltait au plus haut point.

Au sein de l'Empire, dans ces terres civilisées, un mariage ne peut être célébré que lorsque les promis ont tous deux atteint leur majorité. Arun Nuas Kessiminienne, son futur époux, ne pourrait être lié à elle qu’à ses dix-sept ans. Elle devrait attendre trois ans ! Elle ne se marierai qu’à vingt ans, et en tant que membre de la famille impériale, même éloignée, la tradition voulait qu’elle ne partage le lit de personne d’autre. Vierge jusqu’à ses vingt ans à cause de son ascendance, ça, elle ne pouvait l’accepter.

En ce soir de fête, Violette fut présentée à la famille d’Arun, lui-même n’étant pas présent. La jeune femme fit de son mieux pour ne pas faire claquer sa langue contre son palais lorsque son futur beau-père excusa l'absence de son fiancé en invoquant ses études. Tu parles ! Il n'est même pas encore totalement instruit, et il est sûrement déjà couché à cette heure-ci. Ses études à elle avait pris fin depuis déjà un an. la jeune femme croisa le regard de sa mère et changea immédiatement sa grimace naissante contre un sourire crispé. Les quatre parents se serrèrent la main et l’engagement fut contracté. Violette, quant à elle, resta assise sur son siège tout le reste de la soirée, refusant de moins en moins poliment les invitations de chacun des jeunes hommes qui auraient bien voulu une petite danse. Comme elle ne pouvait rien faire d’autre, elle but.

Probablement plus que de raison, mais que voulez-vous, rien n’est plus aride que la colère d’une jeune femme frustrée. Tout en buvant, elle se mit à imaginer une autre vie. Elle commença par se créer un fiancé de son âge. Puis elle lui préféra un plus âgé, avec de l’expérience. Comme elle s’ennuyait, Violette en imagina un deuxième. Au début, totalement identique au premier, puis elle se dit que ce n’était pas la meilleure manière de combler son ennui. Alors elle en fit venir un des Terres du Nord, où les gaillards sont costauds et blonds comme les blés, et un des Montagnes, où les hommes ont une belle mâchoire carrée et des yeux brûlants. Elle se rebaptisa Violetta, ça sonnait mieux avec un "-a", et décida de vivre totalement nue. Du même coup, elle retira les vêtements des fiancés qu'elle avait invoqué, et amena aussi une femme. Une sauvage des Iles Rouges. Puis elle se demanda si elle ne pourrait pas vivre dans un monde sans Empire, où chacun ferait ce qu’il veut et n’appartiendrait qu’à lui-même.

Totchine l’entendit.

Il écouta avec amusement les fantasmes et les fantaisies de cette curieuse jeune femme, qui, tout juste pompette, retournait le monde et le secouait avec fermeté pour le dépoussiérer. Discrètement, il lui souffla une ou deux idées et elle mordit immédiatement à l’hameçon. Le soir même, Totchine enleva Violetta, qui ne se fit pas prier.

Il l’emmena dans le monde qu’il avait façonné pour elle, régit par les règles qu’elle avait décidé. Il lui promit qu’elle pourrait y vivre trois années complètes avant que le sortilège ne disparaisse, et elle lui demanda de passer ces années à ses côtés. Tout rougeaud et rondouillard qu’était Totchine, il n’en était pas moins un Dieu, irrésistible aux yeux de la jeune femme qui savait exactement ce qu’elle voulait faire avec lui, aussi souvent que possible, pendant les trois ans qui la séparaient de son mariage.

Seulement, pour accorder ses faveurs à Violetta et lui offrir ce qu’elle voulait, le Dieu de l’ivresse devait décuver. Il était bien évidemment totalement capable de répondre à la demande de la jeune mortelle, mais en possession de ses divins pouvoirs, il la tuerait tout bonnement avant la fin. Il devait absolument perdre de sa puissance pour que sa maîtresse survive à son étreinte.

Il lui fallut un an pour être totalement sobre et évacuer ses mille ans de boisson. Sans une seule goutte d’alcool, Totchine était vulnérable et soumis aux mêmes lois que les humains : il chercha à impressionner son amante, lui promit plus de richesses que le monde n’en possédait, jura de lui décrocher au moins une des deux Lunes, jalousait secrètement les autres hommes et priait constamment pour que chaque jour lui apporte la preuve solide d’une glorieuse virilité. Violetta riait aux éclats, le taquinait, mais terminait irrémédiablement entre les mains divines de son amant. Totchine passa les deux années restantes comme un homme devrait passer tout son temps avec la femme qu’il aime. Et grâce à Violetta, il oublia enfin.

Il oublia la guerre sanglante, les centaines de Dieux morts. Il oublia la trahison, la douleur, la perte de sa déesse tant aimée. Il oublia la tristesse du monde sans elle, et le manque. La noirceur, la culpabilité, le doute, la colère. Il oublia la bêtise des Dieux, la folie des hommes, la Terre qui tourne, le temps qui passe, la mission impossible qu'on lui avait confié, et tout le reste. Tout ce qui n'a pas d'importance.

Pendant deux ans, Totchine fut heureux.

L’enchantement se termina comme prévu, à la fin du dernier jour de la troisième année, et prit au dépourvu les deux amants qui avaient complètement perdu la notion du temps. Sans les laisser se dire au revoir, tandis qu'ils dormaient profondément dans les bras l'un de l'autre, le charme les sépara délicatement et les renvoya dans leurs mondes respectifs. Violetta se réveilla chez elle la veille de son mariage. Malgré leur contrariété, ses parents ne purent lui en vouloir, tout comme son fiancé, qui était effectivement très bien fait de sa personne : elle avait tout de même été enlevée par un Dieu, et personne ne peut aller contre la volonté de l'un d'Eux. Elle épousa le sage et beau Arun Nuas Kessiminienne, et donna naissance peu de temps après à une belle jeune fille, la future Impératrice Lakshmi Do Vrienne.

Totchine retrouva sa demeure. Il s'y enferma quelques jours et inventa un alcool en l’honneur de sa prêtresse. Une liqueur folle, indomptable, drôle, qui brise les barrières et ouvre le champ des possibles.

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