Chapitre 1 La nuit près de l'étang
- Eh ! Taukeris ! Amène-toi, vieux !
Caspian se retourna et se dirigea vers une table ronde, où cinq personnes étaient assises. L’homme qui l’avait appelé était assis entre deux filles, une chope de bière dans une main, une cuisse de sanglier dans l’autre. Ses yeux marron regardaient le jeune homme d’un air autoritaire, et ses cheveux bruns se dressaient sur sa tête en une danse folle.
- Qu’est-ce que vous voulez, soldat Niall ? demanda Caspian.
- Oh détends-toi un peu Taukeris ! lui répondit le soldat, Ça t’arrive de lâcher prise de temps en temps ? Viens t’asseoir cinq minutes. Et par le Grand Ours appelle-moi Brutus !
- Ça c’est vrai ! dit la fille à droite de Brutus, une belle brune aux yeux verts, tu peux bien te détendre parfois Caspian. Tu es tellement crispé qu’on dirait que tous les Serpois sont à ta recherche.
Si elle savait à quel point elle avait raison... pensa Caspian.
- Belle déduction jeune fille ! clama une voix grave derrière le jeune homme.
Il se retourna pour faire face à Malyo Servya, le nouveau seigneur de Loupaille, depuis la mort de son prédécesseur, le seigneur Bruno. C’était un homme grand, aux cheveux d’une blondeur étincelante et aux yeux d’un bleu glacé. Il portait une veste de fourrure ouverte sur une tunique verte représentant un serpent enroulé sur lui-même, en train de cracher un venin d’un noir d’encre. Caspian détourna le regard de cette image, la même que celle qui avait hanté ses cauchemars pendant des années.
La ville de Chevaille, en feu. L’étendard du Cheval, arraché. A sa place, l’étendard du Serpent.
- Comment ça ? demanda la fille qui avait parlé, Vous recherchez Taukeris ?
- Oui jeune fille, répondit Malyo, mais ce n’est pas encore officiel. Ce garçon peut se montrer coopératif. Dans ce cas, nous ne lui ferons aucun mal. Dans le cas contraire, je laisserai ma fille se charger de toi.
Caspian déglutit. L'avait-on démasqué ?
- Bien mon garçon, dit Malyo en regardant Caspian de ses yeux de glace, suis-moi.
Le jeune homme déposa son plateau sur le bar et suivi le seigneur vers sa demeure. Il caressait la chaîne d’argent qu’il portait autour du cou, regardant anxieusement le soleil, qui descendait déjà à l’horizon en une explosion de rouge et d’orange.
Pourvu que cet « entretien » ne dure pas une éternité ! Sinon, je peut dire adieu à ma vie.
Son existence toute entière. Personne ne connaissait son secret ici depuis que Ferian était…
Caspian s’efforça de ne pas y penser. Ferian avait rejoint sa femme et ses enfants, et ils devaient être heureux ensemble.
- Eh bien mon garçon ! À quoi penses-tu pour être si triste ?
Caspian se retourna vers Malyo qui le regardait. Il remarqua alors qu’il pleurait et essuya rageusement ses larmes. Malyo ne devait pas le voir pleurer. Il ne devait pas voir que les gens le craignaient, il ne devait rien voir.
...
- Alors mon garçon, nous y voilà ! déclara Malyo en s’asseyant sur son trône.
Caspian se trouvait dans la salle des audiences du seigneur de Loupaille, une immense pièce, aux murs d’argent couverts de tapisseries représentant l’histoire du Serpent, au lieu de celle du Loup. Malyo était assis sur un trône élevé au bout d’un escalier fait d’argent. Sur un plus petit trône, quelques marches en dessous, se tenait une jeune fille, d’environ quinze ans, un genou remonté contre sa poitrine, ses longs cheveux roux noués en une parfaite queue de cheval, ses yeux d’un bleu glacés fixant Caspian comme s’ils lisaient en lui. Le jeune homme déglutit. Il se tenait face à Alice Servya, fille de Malyo Servya, pire Serpoise du monde entier. Elle affectionnait tout particulièrement la torture, et utilisait la peur qu’elle inspirait pour arriver à ses fins. C’était vraiment la digne fille de son père.
- Caspian Taukeris, dit-elle, 17 ans, fils de Ferian et Amina Taukeris. Petit frère de Léo Taukeris et frère jumeau d’Adèle Taukeris, c’est ça ?
Caspian, la gorge nouée, acquiesça. C’était sa nouvelle identité, que Ferian avait modelée quelques jours après son arrivée ici, pour le protéger des Serpois. Et heureusement que dans cette ville, tous les habitants étaient solidaires en ne dénonçaient personne, sinon le jeune homme serait déjà dans un camp de prisonniers, ou mort.
- Ta famille et toi, continua Alice, vous vous rendiez souvent à Chevaille pour rendre visite à la famille Tsuna, n'est-ce pas ?
Nouvel acquiescement.
- Donc, tu dois connaître un certain Caspian Tsuna ?
Caspian se figea. Qu'est-ce que les Serpois voulaient à son « autre lui » ? Il hocha doucement la tête. Des fugitifs, il y en avait des centaines chaque jour, pourquoi le petit Tsuna faisait-il l'objet de tant d'attentions ?
Les yeux d’Alice et de Malyo s’illuminèrent. La fille se leva et commença à tourner autour de Caspian, tel un prédateur se préparant à sauter sur sa proie.
- Tu étais son ami, lui chuchota-t-elle à l’oreille, Alors je te le demande, et ne t’avise pas de me mentir, où sont-ils, lui et ta sœur ?
Caspian eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait sous ses pieds pour l’engloutir. Adèle, vivante ? Adèle, une déesse parmi les déesses, vivante ?
- Elle... Ils, ils sont en vie ? demanda-t-il, le cœur plein d’espoir.
- Ne me dis pas que tu l’ignorais.
Alice se recula pour mieux analyser son visage, essayant sûrement d'y trouver une trace de mensonge. Mais Caspian ne mentait pas, du moins, pas en partie. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'il en avait presque mal.
Adèle est vivante
Malyo descendit aussi de son trône et s'approcha du jeune homme.
- Tu l'ignorais ? demanda-t-il.
Il acquiesça, soudain inquiet. Le seigneur allait-il se servir de lui comme otage ?
- Si jamais tu nous mens mon garçon, tu auras affaire à ma chère fille.
A ses côtés la Serpoise se frotta les mains, un éclat de cruauté dans les yeux et un grand sourire sur ses lèvres parfaites.
- Tu peux disposer mon petit, déclara Malyo en faisant un geste de la main à Caspian, mais sache que nous te surveillons.
Le jeune homme déglutit et sortit, escorté par deux gardes. En dehors du palais, sa chaîne d'argent le brûla d'un seul coup. La pleine lune commençait déjà à poindre au-dessus des nuages ! Heureusement que les gardes ne l'emmenait pas chez lui, il n'aurait pas pu tenir.
Il marcha encore pendant quelques mètres, luttant pour ne pas retirer le collier brûlant, puis se mit à courir dans la nuit. Le couvre-feu n'avait toujours pas commencé, le jeune homme était chanceux.
...
Arrivé dans la forêt, il déposa sa chaîne entre les racines de son arbre, embrassa sa main et la déposa sur la tombe de Ferian. Sa transformation débuta alors, et bientôt, le jeune homme de 17 ans avait été remplacé par un loup blanc, grand comme un cheval, qui s'élança dans la forêt.
Tandis qu'il courait, l'esprit de Caspian s'évada vers cet espoir qui venait d'apparaître dans la noirceur de son existence : l'espoir qu'Adèle soit en vie, quelque part dans ce vaste monde. Elle lui manquait, dieu qu'elle lui manquait ! Le jeune homme n'avait jamais oublié son visage pâle couvert de tâches de rousseurs, ses grands yeux verts qui le paralysaient d'un seul regard, ses longs cheveux roux dont elle se servait pour se cacher lorsqu'elle était triste ou lorsqu'elle avait honte.
Où était-elle, que faisait-elle actuellement ?
Caspian voulait tant la revoir, tant la serrer à nouveau dans ses bras. Elle était la seule fille qu’il avait jamais aimée, et qu'il aimerait toute sa vie.
Mais de toute façon, même si elle était vivante et même s'il la revoyait, elle ne voudrait jamais de quelqu'un comme lui. Qui au monde voudrait de quelqu'un comme lui ?
Le jeune homme arriva au bord d'un étang, éclairé à la lueur de la lune. Il se pencha au-dessus de l'eau et observa son reflet ; des poils blancs, une fourrure épaisse, un long museau, des crocs aussi étincelants que la lune, et des yeux jaunes brillants. Un loup, oui, mais démesurément grand, beaucoup trop pour être naturel. Un monstre, voilà ce qu'il était et ce qu'il cachait.
Autrefois, avant que les Dieux Animaux n'arrivent, le monde était beaucoup plus sombre et dangereux, et il était peuplé de Loups-Garous. Ils régnaient alors en maîtres sur le monde, comme les Serpois aujourd'hui, mordant des innocents qui, lors de leur transformation, devenaient dépendants de leur Roi, le Grand Loup Pâle, dont le nom humain était Damio Tsen.
A l'arrivée des Dieux Animaux, invoqués par le Sorcier d'Argent et le Magicien de Cristal, les Loups-Garous avaient été séparés de leur pouvoir de métamorphose et ont étés tous pendus pour leurs crimes. Mais Damien Tsen, le fils du Grand Loup Pâle, dont personne ne connaissait l'identité et le visage humain, avait réussi à échapper au jugement des Dieux et s'était enfui à Chevaille sous le nom de Damien Tsuna, où il avait fondé une famille. Il avait également forgé une chaîne d'argent afin que sa partie animale ne prenne plus le dessus sur sa partie humaine, et plus jamais les Loups-Garous n'avaient étés vus...
Cette chaîne que Caspian portait chaque jour maintenait la bête loin de lui, les Loups-Garous ne supportant pas l'argent. Mais, à la pleine lune, la bête devenait plus forte et le métal, qui se contentait de piquer lors d'un ressenti émotionnel trop intense, brûlait la chair, et le Loup-Garou devait sortir. Sa famille avait subi cette malédiction pendant des années, dans le secret. C'est de son père, mort juste avant que son frère ne naisse, que le jeune homme tenait ce maudit pouvoir. La bonne nouvelle c'était que Luca n'était pas lui aussi un successeur de ce mal, car seul un enfant en hérite, et Caspian étant l'ainé, cette malédiction reposait à présent sur ses épaules...
Le jeune homme était resté toute la nuit au bord du lac, à contempler son reflet. L'aube pointait, il devait vite recouvrer sa forme humaine.
Seulement, devant son arbre, une silhouette encapuchonnée était assise sur les racines cachant la chaîne du Chevois...
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