Libération

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Nous déboulâmes dans une salle circulaire faiblement éclairée par un grillage, tout en haut, d'où sortaient de vagues grondements, les hurlements du dragon, masqués par les murs du donjon. L'homme aux cheveux blonds accourut au chevet d'un ombrage en armure adossé contre le mur, puis releva la tête, les yeux brillants. Il n'y avait aucun doute à cela ; l'homme aux yeux figés dans le vide était un mort. C'était le deuxième mort que je voyais de ma vie - sans compter les quelques cadavres aperçus après l'attaque du dragon -, le premier étant celui de ma mère, après un accident de médicaments, comme avait dit mon père. Je n'étais pas ignorante, ma mère s'était ôté la vie à l'aide de somnifères. Ces évènements du passé ressurgirent brusquement, et j'eus tout d'un coup une envie de verser des larmes, comme je le faisais chaque fois qu'il m'arrivait de penser à elle.

Puis mes souvenirs prenaient la direction de mon père et de ma belle-mère, assoupis dans leur lit, derrière le mur de ma chambre. Et puis à mon arrivée dans ce lieu qu'on appelle Bordeciel. Et l'attaque du dragon. Et le feu, les pierres qui tombent d'un trou percé dans les nuages, et le sang, l'odeur de braise et l'haleine fétide de la bête relâchée en même temps que son brasier intérieur.

Une larme roula sur ma joue noircie de cendres. La femme aux cheveux roux posa une main sur mon épaule, peut-être consciente de ma tristesse. J'étais perdue. Je ne savais même pas où je me trouvais !

Le Sombrage aux cheveux mi-longs se releva, et se tourna vers l'autre prisonnière.

  • Donnez-moi vos mains, je vais défaire ces liens, déclara-t-il en sortant une dague de son fourreau.

Il s'agissait d'une arme blanche, non faite pour la cuisine, comme j'en avais déjà - et comme tout le monde en a déjà - vu, mais bel et bien conçue pour tuer. La poignée était ferme, enroulée de bandelette pour éviter les frottements inconfortables, et la lame, argentée, quoique un peu émoussée, pourrait trancher la peau sans aucune difficulté.

Une fois ses mains désentravées, la rouquine s'approcha du défunt, et l'homme lui dit :

  • Vous pouvez prendre ses vêtements, ils vous protégeront bien mieux que cette simple tunique de jute. De toute façon, je crains qu'ils ne lui servent plus jamais.

La femme s'exécuta, et, lentement, défit les lanières qui retenaient l'armure, pour ensuite la glisser du corps du Sombrage. Elle ne semblait pas dégoûtée de dénuder ce pauvre homme, juste... impassible. En effet, je trouvais son visage vraiment calme, peut-être un brin de concentration luisait-il dans ses yeux bruns.

  • Je m'appelle Ralof, et je suis bien heureux de ne pas avoir terminé au billot, se présenta le soldat blond à l'armure bleue, semblable à celle que la femme aux cheveux roux enfilait.
  • Leïla, tout affait d'acccord avec vous, s'esclaffa-t-elle, en resserant l'armure à la taille, car, conçue pour un homme, elle était un peu large pour elle.

Leïla, ce nom me rappelait quelque chose... Mais oui ! Lorsque j'y pensais, ma grande soeur s'appelait Leïla ! Âgée de vingt-deux ans, elle était partie de la maison quelques mois après l'overdose de médicaments de maman, et n'avait plus donné de nouvelles... Je me souvenais de Leïla comme d'une grande soeur amicale, modeste, et très généreuse. C'était souvent devenu ma meilleure amie, et on ne s'était presque jamais pris la tête. J'aimerai tant la retrouver...

  • Et toi ? demanda Leïla, en se tournant vers moi. Quel est ton nom ?
  • Je m'appelle... je m'appelle Plume, lui répondis-je.

Son visage se décomposa brusquement. Après tout, sa façon de parler, sa voix... Il ne pouvait s'agir que de Leïla, impossible qu'il en soit autrement. Dans sa manière de répondre, de faire des petits moulinets avec ses mains lorsqu'elle décrivait quelque chose... Mais pourtant, jamais ma soeur n'avait eut les cheveux roux, le nez aussi droit, les yeux bruns qui normalement étaient verts...

  • Quelle est ta date de naissance, Plume ? continua Leïla, les yeux figés dans les miens.
  • Sept janvier 2008, lui répondis-je sans hésiter.
  • Jan... quoi ? s'étonna Ralof.
  • Nom de famille ? continua ma supposée soeur.
  • Herson !
  • Plume, c'est Leïla ! C'est ta soeur !

Elle fondit en larmes, et me bondit dessus, pour me serrer dans ses bras. Je ne pus que l'étreindre en retour, et elle me sembla étonnement musclée, et elle dégageait une odeur... immonde, mêlant la cendre, la sueur, et la mort qui impregnait l'armure subtilisée au cadavre de Sombrage étendu tout près de nous. Pourtant, c'était bel et bien ma soeur disparue.

  • Qu'est-ce qu'on fait ici ? lui demandai-je, comme il me semblait l'avoir demandé une centaine de fois dans la journée.
  • Mais toi, qu'est-ce que tu fais ici ? s'écria-t-elle. Skyrim est un jeu hors ligne, je suis censée être solitaire... Mon dieu, mais qu'est-ce que ça veut dire ?

Elle commença à marcher de long en large dans la pièce, les bras croisés, puis détacha la hache - oui, une hache, une arme ! - accrochée à la ceinture récupérée sur le corps du défunt soldat, la fixa un instant, puis reprit son manège.

  • Tu as dit un jeu ? m'étonnai-je. Un jeu vidéo ? Comme dans le film Jumanji ?
  • On ne m'avait juste pas prévenue que ma petite soeur serait inscrite à la liste des PNJ du jeu, grogna Leïla, en plein résonnement intérieur. J'ai dit que plus jamais je ne reprononcerai cette phrase, mais ce n'est pas impossible qu'il s'agisse d'un complot de mafieux...
  • Mais enfin qu'est-ce que vous racontez ? s'exclama Ralof, l'air totalement perdu.

Personne ne put lui expliquer, car des bruits de pas se firent entendre, dans le couloir menant à une porte en bois fermée. Nous nous baissâmes, pour éviter d'être repérés. C'était une voix de femme, visiblement très en colère, qui menait la discussion, de l'autre côté.

  • Maudits Sombrages, maudit dragon ! rugit-elle. Qu'ils aillent tous en Oblivion ! Si j'attrape une de ces faces de troll, je jure sur les divins que je mets fin à ses jours !

Elle ouvrit la porte grâce à une chaîne située de l'autre côté du mur, et attendit que la porte remonte en entier son mécanisme, pour la franchir. Aussitôt, Ralof et Leïla dégainèrent leurs haches, et leurs sautèrent dessus. Leurs coups étaient parfaits, et, tout d'abord, ne firent que cabosser les armures des Impériaux. La femme ennemie possédait une armure plus scintillante, sans doute le signe d'une grade plus avancé que son subordonné. Puis les lames entaillèrent leur peau, et mes yeux se révulsèrent en arrière de dégoût. Tout ce sang, et ses cris de douleur. Lorsque je rouvris mes paupières, je pus voir les cadavres des Impériaux étendus sur le sol de pierre, leur sang tâchant leurs armures. Ma soeur me fit un geste de la main, m'invitant à la rejoindre. Cependant, jamais rien ne pourrait effacer de mon esprit la vision des cadavres allongés sur les dalles du donjon. L'effluve de la mort commençait déjà à envahir l'air, si bien que nous partîmes en vitesse. J'étais ravie de laisser les corps ensanglantés en arrière, mais en même temps je ne comprenais pas bien : mes retrouvailles avec Leïla, le fait que je sois potentiellement dans un jeu vidéo... Toutes ces idées étaient à la fois absurde et crédibles, et me faisaient tourner la tête.

Un éboulement fit trembler les murs et nous projeta au sol. Le dragon avait fait s'écrouler une partie du donjon sur deux soldats Impériaux venus pour en découdre avec nous. Ce fut la première fois dans ma vie que je ressentai du soulagement après que des personnes soient mortes. Ma propre réaction me fit peur.

Dans la prochaine pièce, des paroles provenant d'Impériaux parvinrent à nos oreilles avant même que nous n'ayons franchi la porte, alors Ralof me conseilla de me tenir en arrière. J'obéis silencieusement, et me cachai derrière une poutre de bois humide. Des bruits de lames qui s'entrechoquaient me parvinrent, et je fus prise de panique, et surtout, de la peur que Leïla soit blessée. Mais lorsque la rouquine me fit signe de les rejoindre, seuls les cadavres ennemis gisaient au sol. Un estafilade peu profonde barrait le cuir de son armure, mais ne l'avait pas transpercé, et donc ma soeur avait échappée à une blessure.

Ralof et elle fouillèrent les tonneaux, et trouvèrent quelques potions. J'appris que les rouges avaient le pouvoir de panser les blessures - ce qui, dans le monde réel, aurait paru totalement asurde, mais puisque je me trouvais dans un jeu vidéo... -, que les vertes redonnaient des forces, et que les bleues permettaient de lancer plus de sorts - car oui, ma soeur pouvait lancer quelques sorts, dont les flammes, dont elle me fit la démonstration.

Ils affrontèrent encore quelques Impériaux, dans une salle de tortures. Les deux femmes Sombrages que nous croisâmes décidèrent de rester en arrière pour vérifier que personne ne nous suivraient. Puis arrivèrent encore des Impériaux, dans une large grotte parcourue d'un ruisseau provenant d'une cascade. A chaque affrontement, je restai en arrière. J'étais toujours habillée d'un simple pyjama, et mes pieds nus étaient en contact direct avec le sol mouillé, j'étais transie de froid. Mais je refusai lorsque Leïla proposa de me porter, car la hache qu'elle tenait et l'arc qu'elle avait récupéré sur un cadavre ennemi semblaient déjà lui peser bien lourd, et je ne souhaitais pas augmenter sa charge.

A un moment, une odeur nauséabonde et piquante nous parvint, et, en contrebas, dans une grotte, nous vîmes les plus grosses araignées jamais aperçues.

  • Des givrépères, nous dit Ralof. De grosses araignées, faîtes attention à leurs jets de venin !

Et il banda son arc, encocha une flèche, visa longuement, puis décocha. La pointe de fer alla se planter entre les deux mandibules du monstre empoisonné, mais ses deux complices nous avaient à présent repérés. L'une d'elle souleva ses horribles mandibules dégoulinants, et cracha un prodigieux jet de poison verdâtre, qui fusa dans notre direction. Je me chachai derrière un roc pour l'éviter, et Ralof la tua d'une seconde flèche décochée. Leïla visa et tira sur la dernière, qui mourut dans un gargouillement répugnant.

  • Il semblerait qu'elles soient toutes mortes, souffla ma grande soeur, en se tournant vers Ralof.
  • Allons voir si les flèches tirées sont encore en état de fonctionner, dit-il. Dans le meilleur des cas, des pointes empoisonnées seront beaucoup plus utiles !

Leïla acquiesça, et nous nous dirigeâmes vers la grotte remplie de toiles d'araignée. L'odeur piquante du venin me brûlait les conduits nasaux, la gorge, et les yeux, et rendait ma progression plus difficile. De plus, la caverne n'était illuminée que d'un trait de lumière provenant d'une faille entre deux rochers.

Ralof saisit une première flèche - qui malheureusement était brisée -, quand deux énormes givrépeires faisant trois fois la taille de celles que nous avions tuées sortirent de tunnels creusés au plafond, suspendus à leurs fils blancs et solides. Elles nous tombèrent littéralement dessus. Prestement, je me précipitais vers une colonne de pierre pour me mettre à l'abris, lorsque je vis l'une des monstrueuses araignées bondir sur ma soeur, et lui cracher un jet de venin à la figure. Leïla poussa un cri déchirant, et Ralof, hurlant d'une rage sans nom, planta sa hache dans le sommet du crâne de la givrépeire. Tandis qu'il combattait la dernière araignée, je tirais ma soeur derrière la colonne où j'avais souhaité m'abriter, et cala - non sans dégoût - une poche de fil d'araignée, contenant sans doute un cadavre de rat ou quelque chose comme ça, mais cela fit office d'oreiller à Leïla. Sa peau avait prit une teinte pâle, et ses yeux vitreux me fixaient avec fatigue. La panique s'installa en moi, car ma soeur venait sous mes yeux d'être touchée par du venin à bout-portant, et elle semblait ! Sa peau devenait de plus en plus froide, et je vis la peau de son cou gonfler légèrement.

Je repensai alors aux potions dénichées dans la réserve par ma soeur et par notre ami aux cheveux blonds, et fouillait dans la sacoche de la rouquine. Mes doigts rencontrèrent les fioles, et j'en saisis une rouge, la débouchonna et en fit boire le contenu à ma soeur agonisante. Je jetais la fiole vide, et secouait les épaules de Leïla.

  • Allez, faites que ça marche ! m'écriai-je, tandis que Ralof, couvert de sang vert sombre, accourait dans notre direction. Leïla réveille-toi !

Mes yeux se remplirent de larmes. Je venais à peine de la retrouver, je ne pouvais pas la perdre ainsi !

Soudain, ma soeur adorée ouvrit les yeux, et me regarda d'un air las mais satisfait. Sa peau reprit peu à peu sa couleur normale, et sa gorge dégonfla.

  • Mon Dieu que ça fait du bien ce truc, gronda-t-elle d'une voix rauque.

Je la serrai dans mes bras, tandis que Ralof tirait un morceau de tissu de son armure et épongeait le visage de LeÏla avec, pour en retirer le poison de givrépeire.

  • Je vous l'avais pourtant dit, grommela-t-il, mais il ne paraîssait pas en colère.

Il aida la jeune femme à se relever, puis nous repartîmes au petit trot vers l'intérieur de la terre, peut-être notre porte de sortie.

Peu de temps après ces mésaventures, nous arrivâmes dans une cavité plus immense encore, traversée par une rivière tumultueuse. D'étranges champignons bleu-vert étaient accrochés au murs de la grotte, et émanaient d'une lumière bleutée qui éclairait les environs.

Nous traversâmes le cours d'eau, quand Ralof se baissa subitement et chuchota :

  • Regardez, là-bas !

Il désigna du doigt une énorme masse sombre couverte de poil, au milieu d'un demi cercle de roche. Le sommet de cette masse se soulevait lentement, signe qu'il s'agissait d'une créature vivante.

  • C'est une ourse, murmura le guerrier. Elle dort profondément, essayons de ne pas la réveiller.

Nous obéîmes, et nous nous baissâmes tout comme lui. Lentement, notre petit groupe se faufila sur la terre spongieuse du sol de la grotte, et nous atteignirent l'autre côté, là où le sol était maculé de sang et jonché d'ossements humains. Cela me rappela la tyrannie des bêtes, ici, où que je soie, et que je devrais faire très attention pour survivre.

Nous courûmes jusqu'à une large fente d'où s'échappait un air glacé, une brise chargée de l'odeur de la forêt. Nous comprîmes qu'il s'agissait de la sortie. Et tout d'un coup, la peur qui hantait mon coeur depuis mon arrivée en Bordeciel s'évanouit. Car je me sentais libre.

Libre.

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