Mars 2022 - Septième variant

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Sylfenn

De nouveau, Sylfenn frissonna. La bise bien peu printanière qui s'engouffrait dans cette allée de cimetière n'était pas en cause. Ni l'air froid et humide qui mordait son visage, s'infiltrait dans ses bronches et la gelait de l'intérieur. Ces phénomènes naturels, son métabolisme de Ziane pouvait les gérer. C'étaient l'atmosphère oppressante de ce lieu morbide, le carcan lugubre de ce cortège larmoyant qui la glaçaient. Elle enfonça davantage ses mains raidies au fond de ses poches et, dans la limite de ce qu'autorisait la décence, esquissa un discret sautillement dans l'espoir de se réchauffer.

Debout près d'elle, la mine grave, Raphaël lui adressa un froncement de sourcils réprobateur. Aussitôt, elle se figea, s'efforçant d'adopter une attitude plus digne des circonstances. À quelques mètres de là, muré dans une douleur silencieuse, le major Teddy Lopez fixait le petit cercueil qui descendait lentement dans la fosse.

Au choc sourd de la bière contre le fond de la tombe, les mâchoires serrées du policier se contractèrent un peu plus. Accrochée à son bras, une vieille dame aux yeux rougis éclata d'un sanglot compulsif. Il lui entoura les épaules d'un geste pesant, sans quitter des yeux le trou béant qui avalait son fils pour l'éternité. Aucune larme ne perlait à ses paupières, juste un regard vide, dévasté par un trop plein de malheur.

Sylfenn se détourna, mal à l'aise. C'était la deuxième fois en moins d'un an qu'ils accompagnaient le collègue de Raphaël devant cette pierre tombale ouverte. Fin août, il avait porté en terre son épouse, victime de l'un des « rarissimes accidents thromboemboliques atypiques » provoqués par un vaccin soi-disant sûr et efficace. Décrétée public prioritaire par le gouvernement, la jeune femme, professeur des écoles, s'était résolue à recevoir l'injection avant la rentrée des classes. En fait de priorité, elle avait obtenu celle de gagner l'au-delà avec quelques décennies d'avance sur le terme normalement assigné. Elle avait laissé derrière elle un veuf et un orphelin de six ans.

À présent, c'était le petit qui rejoignait sa mère. Teddy Lopez restait seul, avec juste le poids d'un double deuil pour combler la vacuité de ses insomnies. Sylfenn soupira, elle ne pouvait que compatir. Partager la douleur muette et impuissante des proches, ainsi qu'elle le faisait chaque jour en réanimation. Tenir les mains, prononcer des paroles de réconfort, assurer que tout avait été tenté, que le temps ferait son œuvre. Depuis quelques mois, elle devait de surcroît affronter l'incrédulité, le sentiment d'injustice et d'incohérence, souvent la colère de ceux qui perdaient un enfant.

Pourtant, à l'instar du reste de la population, elle avait cru à l'embellie. Fin mars 2021, pour éviter une nouvelle submersion du système de santé, le politique s'était enfin décidé à passer la vitesse supérieure. Après des semaines de tergiversations dogmatiques, de guéguerre entre médecins, économistes et sociologues, de demi-mesures et d'autosatisfaction, le Président avait proclamé la fermeture des écoles et promis une énième accélération de la campagne vaccinale.

Stoïques, les Français avaient encaissé le troisième confinement avec philosophie. En râlant, certes, mais bercés par l'espoir que cette fois serait bien la dernière. Et, pour le coup, on aurait pu y croire. Les vaccinodromes fleurissaient à tous les coins de rue, des cargaisons de doses à cinq zéros déferlaient sur le pays, on piquait à tour de bras, même l'armée et les vétos s'y mettaient. Courant juin, la courbe des immunisés croisait dans une ascension triomphale celle en chute libre des contaminations. Affaibli par un printemps radieux, le virus reculait. C'était la victoire incontestable du Macronisme visionnaire, soutenu par une météo clémente et une logistique enfin au point. L'été s'annonçait torride et les grandes vacances débutaient sous les meilleurs auspices.

En octobre, tout avait recommencé.

Dans le déni, au début. Ça devenait une habitude. Les quelques médecins qui alertaient sur l'augmentation préoccupante des formes graves de Covid chez les enfants furent priés de se taire avec plus ou moins de diplomatie. La population sortait enfin d'un interminable tunnel de déprime, l'économie frémissait à peine d'une reprise longtemps attendue. Le gouvernement tenait à conserver le crédit du retour à la normale en vue des futures élections présidentielles dont la campagne venait de débuter. Les gens voulaient aller au resto, au cinéma, fêter Halloween et prévoir les courses de Noël et le réveillon du 31 décembre avec sérénité. Personne n'avait envie d'entendre de nouveau des Cassandre en blouse blanche annoncer l'apocalypse.

Il avait suffi de quelques semaines pour que l'évidence s'imposât : c'était reparti pour un tour. Et cette fois, les vieux, les obèses et les « comorbidités » n'étaient plus les cibles privilégiées de l'épidémie. Pas plus que les quinquagénaires en bonne santé qui avaient tout de même sévèrement morflé pendant la troisième vague. Non. Cette fois c'était à la prunelle des yeux de la Nation, à la chair de sa chair que le virus s'attaquait. Affublé du nom prophétique de septième variant, son dernier avatar en date s'en prenait désormais aux enfants avec la cruauté aveugle d'une nouvelle plaie d'Égypte.

D'où était-il sorti, celui-là ? Les autorités détournaient pudiquement le regard avec un air gêné. On ne pouvait plus incriminer les Anglais, les Brésiliens, les Indiens ou les Sud-africains, le septième variant était bel et bien apparu en France. Alors, on exhumait des placards quelques épidémiologistes distingués pour réexpliquer à l'envie que les mutations étaient aléatoires et totalement imprévisibles.

Comme la plupart de ses collègues, Sylfenn aurait ri jaune, si seulement elle avait eu encore envie de se marrer. D'ailleurs, les Français n'étaient pas dupes. Le parti pris de laisser ouverts coûte que coûte les établissements scolaires, puis la reprise éclair des cours après le troisième confinement avaient largement contribué à faire circuler la bestiole parmi la population infantile. Le monstre y avait gagné une nouvelle virulence et flairé des proies bien tendres qu'il s'appliquait maintenant à dépecer.

Mais à présent, les échauffourées médiatiques à propos des écoles et de leurs protocoles sanitaires improbables étaient devenues obsolètes. De toute façon, elles se fermaient toutes seules, faute de troupes pour en occuper les bancs. Les mômes tombaient comme des mouches. Les réas adultes renvoyaient l'ascenseur à leurs collègues de pédiatrie qui, au printemps précédent, avaient contribué à éponger leur trop plein de malades. Les pédopsys ne s'inquiétaient plus du bien-être mental de leurs petits patients, mais d'accompagner au mieux le deuil de leurs parents. Ceux dont la progéniture était encore épargnée se hâtaient de la mettre à l'abri, le plus loin possible des lieux de contamination.

Le major Lopez n'avait pas eu le loisir de protéger son fils. Sa propre mère, la petite vieille anéantie qui pleurait contre son épaule, était bien trop âgée et fragile pour en prendre soin à plein temps. Et son salaire de flic ne lui permettait pas de rétribuer une nounou à domicile. Le garçon avait dû continuer de fréquenter l'école et, inévitablement, il avait été infecté. Après quinze jours en soins intensifs, le septième variant avait soufflé sa flamme. Sur la pointe de ses petits pieds, le jeune Mathis s'en était allé retrouver sa maman.

Un nœud d'amertume serra la gorge de Sylfenn et un goût de cendre emplit sa bouche. En juillet, ils avaient passé une semaine de vacances avec la famille Lopez encore au complet. Teddy et Raphaël apprenaient au gosse à nager dans les vagues bretonnes ; dorée comme un brugnon, Anna se moquait gentiment de sa peau de rousse qu'elle devait enduire d'écran total toutes les trente minutes pour éviter de griller. Elle entendait encore son rire limpide, insouciant. C'était tellement injuste ! Comment avait-on pu en arriver là ?

Elle chercha la main de Raphaël, entrelaça ses doigts aux siens en quête de sa chaleur. Il lui rendit son étreinte, ils échangèrent un regard. Dans ses yeux clairs, elle lut le même désarroi, la même tristesse, teintée peut-être d'une infime angoisse rétrospective. Lui aussi, sans doute, se rappelait ces moments joyeux à présent révolus, songeait à ce qu'il aurait pu advenir si elle avait dit oui.

Sylfenn se crispa sous le déferlement des souvenirs. La rémanence douce-amère d'une soirée d'été brûlante, des mots imprévus, prometteurs... Le crépuscule paisible, bruissant de chants d'oiseaux, les rires de Mathis et de ses parents filtrant du jardin par la fenêtre ouverte de leur chambre. Raphaël, allongé près d'elle, soufflait sur ses coups de soleil. Sa main légère glissait le long de son dos. Il s'était soudain redressé et avait proposé :

— Et si on faisait un bébé ?

Elle avait écarquillé les yeux et balbutié sans réfléchir :

— Ça va pas, non ! T'es sérieux ?

C'était un réflexe impulsif, la simple expression de sa surprise, la réponse spontanée à une question qu'elle n'attendait pas. Pas tout de suite, en tout cas, pas encore. Ils étaient ensemble depuis seize mois à peine. Il avait froncé les sourcils ; l'espace d'un instant, son regard s'était voilé d'une impalpable déception. Elle l'avait tout de même perçue, compris qu'il ne plaisantait pas et tenté de rattraper le coup.

— Je... Je ne me sens pas tout à fait prête pour être mère, avait-elle argumenté. Et puis... Avec tout ce qu'il se passe à cause de cette épidémie, ce n'est peut-être pas le moment.

Il avait hoché la tête. Sans insister davantage, il était passé à autre chose. À présent, Sylfenn pouvait se féliciter de s'être montrée ferme. Heureusement ! C'eut été impossible, de toute façon. S'il était permis aux Zianes de s'unir à des humains, la naissance d'hybrides restait prohibée. Et quand bien même ! Si elle était passée outre ? Où en seraient-ils aujourd'hui ? Enceinte de huit mois, dans ce cimetière glacial, à verser sur les plaies à vif de Teddy la liqueur acide de son futur bonheur ? Et ensuite, après la naissance ? La terreur, l'angoisse permanente de voir le septième variant leur ravir trop tôt le fruit de leur amour ?

Elle n'aurait su dire si Raphaël partageait ses réflexions. Elle l'avait blessé, alors, elle en était convaincue. Même s'il l'avait toujours caché avec soin. Relativisait-il désormais son désappointement à l'aune des évènements actuels ? Sans lâcher sa main, il s'avança pour rejoindre son groupe de collègues alignés en file indienne. La mise en terre était achevée, les proches et les amis de Teddy défilaient maintenant devant la tombe pour y déposer chacun une rose blanche.

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