Mars 2027 - La Lame

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Sylfenn

En apercevant de loin son amie, assise à la terrasse du café, Sylfenn pressentit aussitôt un problème. La silhouette tassée sur la chaise, tête baissée, épaules voûtées ; les pieds qui s'agitaient nerveusement, les doigts crispés sur le verre tenu à deux mains... Quelque chose n'allait pas. Elle lança néanmoins :

— Salut, ça va ?

Mathilde leva vers elle des yeux au regard vague dont la rougeur ne devait sans doute rien à une allergie aux pollens. Les cheveux épars, à peine brossés, l'absence de maquillage et le jogging informe contrastaient trop avec sa coquetterie habituelle et témoignaient d'un départ précipité de son domicile.

— Non, constata Sylfenn, répondant à sa propre question.

Elle s'installa en face de l'infirmière, la nature du breuvage dans son verre lui arracha un froncement de sourcils étonné. Du Whisky ? Jamais elle n'avait vu Mathilde boire de l'alcool avant midi.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? interrogea-t-elle, inquiète.

— J'ai rompu avec Teddy ! lâcha la jeune femme, ponctuant sa déclaration d'un reniflement.

— Oh... Ça avait l'air de bien coller entre vous, pourtant.

Mathilde hocha la tête d'un air désabusé, elle vida cul sec le contenu de son gobelet.

— Ouais, c'était super... À part son adoration pour Bartoli. J'ai toujours eu un peu de mal avec ça. Enfin, je m'en accommodais. Mais là... Ce qu'ils font avec les Zianes, La Lame, tout ça... C'est plus possible, ça va trop loin ! Je ne peux pas cautionner ça.

Sylfenn se rembrunit, la répression dont étaient victimes les siens prenait en effet une ampleur considérable. Au début, il s'agissait d'une simple surveillance. Peu à peu, celle-ci s'était muée en contrôle draconien, ponctué d'arrestations arbitraires et d'incarcérations dans des endroits dédiés. Avec la création de La Lame, c'était devenu une véritable chasse aux sorcières.

— Ça lui a retourné la tête, cette histoire de Zianes, poursuivait Mathilde. Et son stage d'intégration à La Lame n'a rien arrangé. Ils lui ont complètement lavé le cerveau ! Maintenant, il croit dur comme fer que les aliens ont créé le septième variant pour décimer notre espèce et qu'ils sont responsables de la mort de son fils.

Ses yeux bleus brillèrent d'indignation.

— C'est n'importe quoi ! reprit-elle. Le virus est un phénomène naturel, tout comme les mutations qui ont provoqué l'apparition du septième variant ! Et puis... Ça fait des lustres que les Zianes cohabitent sans problème avec la race humaine. Pourquoi ils auraient tout d'un coup décidé de nous exterminer ? Ça n'a pas de sens ! Qui peut gober ça ?

— Je suis bien d'accord avec toi, approuva Sylfenn laconiquement.

Elle ne pouvait que l'être. Un ramassis d'absurdités et d'incohérences qui la faisait bouillir, mais avait vite trouvé un écho auprès d'une population paniquée en quête de réassurance. Une histoire à dormir debout, mais d'une logique simpliste, qui répondait aux interrogations angoissées d'une grande majorité. Un raisonnement basique que tout le monde pouvait comprendre :

Les Zianes voulaient remplacer l'Homme.

Les Zianes avaient créé le virus pour l'éliminer.

L'Homme avait créé le vaccin qui les avait démasqués.

Les Zianes avaient trafiqué le vaccin pour continuer de se cacher.

Le virus tuait à nouveau l'Homme.

Élémentaire, limpide, lumineux.

Ça expliquait tout, la pandémie, sa résurgence, comme l'inefficacité soudaine du sérum. Et la conclusion s'imposait d'elle-même : pour sauver l'Homme, il fallait détruire les Zianes.

L'Humanité s'était emparée avec avidité de cette solution facile qui lui promettait le seul espoir d'en sortir enfin. Qu'exterminer une espèce n'empêchât pas l'autre de succomber au virus n'interrogeait personne. Le monde avait trop besoin de se donner l'illusion qu'il reprenait son destin en main. Personne ne s'était davantage inquiété qu'un président francais en profitât pour légitimer la création d'une organisation paramilitaire qui lui assurerait de conserver le pouvoir coûte que coûte.

Sylfenn adressa à Mathilde un sourire reconnaissant. Elle lui savait gré de ne pas croire aveuglément tous les bobards que le gouvernement avait savamment distillés depuis un an. Malheureusement, beaucoup, moins avisés ou plus terrifiés que son amie, étaient tombés dans le piège. Teddy le premier.

La résurgence de l'infection avait réveillé le souvenir douloureux de ses deuils. Une souffrance toujours vivace que, malgré son empathie et sa joie de vivre, Mathilde n'était pas parvenue à éteindre. Teddy ne pouvait rien contre le micro-organisme insaisissable qui avait tué son fils. Comme beaucoup, il avait foncé tête baissée dans le mensonge qui lui offrait enfin un bouc émissaire palpable. En intégrant La Lame, il avait trouvé un dérivatif à sa rancœur et un ennemi bien visible contre lequel assouvir sa vengeance. Peu à peu, son aversion pour les Zianes avait comblé le vide laissé par sa première famille. Elle s'était muée en une haine farouche et incontrôlable et maintenant, même Mathilde baissait les bras.

— Bon, je suis d'accord que ces créatures ont des capacités qui leur permettraient de nous dominer, reprit celle-ci. Ça fait peur et c'est normal de les garder sous contrôle, mais... Teddy m'a expliqué ce qu'ils leur font subir. Ils les torturent pour leur faire dire comment ils ont rendu le vaccin inactif. Et après, ils les gazent ! Putain ! On se croirait revenu au temps des nazis !

Sylfenn se raidit, glacée par la confirmation de ce qu'elle redoutait. Elle avait observé avec inquiétude les manœuvres du gouvernement pour faire porter le chapeau aux Zianes, elle s'était émue en constatant que, partout sur la planète, les nations adoptaient des mesures similaires, elle avait assisté aux arrestations et s'était inquiétée des disparitions brutales de bon nombre des siens. Mais elle n'avait jamais pensé que les humains iraient jusqu'à une extermination de masse.

Elle avait voulu croire à la fable selon laquelle ses frères et sœurs qui avaient recouvré leur apparence originelle s'étaient volontairement exilés en Antarctique pour y fonder leur propre nation. Et, comme tous les Zianes non modifiés, elle avait obéi à la consigne de leurs chefs de rester cachés et de couper tout contact avec le reste de la communauté. Les confidences de Mathilde lui rappelaient avec une acuité douloureuse qu'elle s'était malheureusement bercée d'illusions.

— Tu es sûre ? demanda-t-elle néanmoins, se raccrochant au dernier espoir que son amie fantasmât. Les Zianes arrêtés sont tous supprimés ?

— Certaine ! confirma la jeune femme. Teddy m'a même montré des vidéos. Ces mecs de La Lame, ce sont des chasseurs, des vraies machines à tuer. Ils sont conditionnés pour traquer et éliminer des Zianes. Et le pire, c'est qu'ils y prennent plaisir !

Elle détourna la tête avec une expression de dégoût.

— C'est pour ça que je ne peux pas rester avec Teddy, ajouta-t-elle d'une voix tremblante.

— Je comprends... soupira Sylfenn. Tu as raison.

Elle posa une main compatissante sur l'avant-bras de son amie. Indirectement, elle se sentait coupable de sa rupture.

— Je suis désolée, murmura-t-elle.

Le visage de Mathilde se crispa, son regard, rivé au fond de son verre vide, s'embua de nouveau.

— Bah, t'y es pour rien... renifla-t-elle. J'y ai cru, à notre histoire. Au fond de lui, Teddy est un homme bien, mais j'ai pas voulu voir ses démons... Je l'aimais vraiment. Seulement... Je peux pas vivre avec un mec qui prend son pied à torturer des gens, même si ce sont des extraterrestres !

Elle redressa la tête, prit une longue inspiration et effaça d'un revers de main les larmes au bord de ses paupières.

— C'est comme ça ! reprit-elle d'un ton plus ferme. Je m'en remettrai. Mieux vaut m'en être rendue compte avant qu'il ne soit trop tard. Et je peux toujours me dire que c'est la faute de la clique à Bartoli et de cette putain de Lame. Tu sais quoi ? Ça me donnerait presque envie d'aider les Zianes.

Sylfenn se raidit, tâchant de masquer son propre trouble. Elle se sentait soudain vide et glacée. Mathilde avait fait son choix... Et elle ? Que devait-elle aux siens ? Pouvait-elle rester avec Raphaël ?

Poussé par Teddy, il avait postulé pour intégrer La Lame. Et maintenant que Mathilde ne serait plus là pour occuper ses soirées, elle craignait que le Major Lopez ne revînt de plus belle s'immiscer dans leur couple. Quelles idées malsaines pourrait-il instiller dans l'esprit de son compagnon ? À quelles sombres extrémités risquait-il de le conduire ?

Peu importe, elle tenterait de nouveau de le dissuader de rejoindre cette organisation mortifère. Il l'écouterait, il l'aimait... Mais aurait-elle assez de poids pour combattre l'influence de Teddy ? Raphaël l'avait toujours considéré comme le grand frère qu'il n'avait jamais eu, il l'admirait. Au fil du temps, ils avaient noué un lien puissant. Une amitié qu'il ne souhaiterait pas décevoir, encore moins briser.

Allons ! Teddy souffrait de failles que Raphaël n'avait pas. Il n'était pas comme lui. Même s'il se laissait enrôler, il ne deviendrait jamais un tueur froid et sans état d'âme. Il n'accepterait pas de commettre des actes que tout en lui réprouvait. Pourtant... Quel était le pouvoir de La Lame, le secret de l'emprise qu'elle exerçait sur ses membres ? De quelles techniques insidieuses et imparables usait-elle pour conditionner ses recrues et réveiller leur pires instincts ? Pourrait-elle lutter contre ça ?

Rien n'était moins sûr. La plus élémentaire prudence lui hurlait de s'enfuir. De suivre l'exemple de Mathilde avant qu'il ne fut trop tard. Son amie n'avait rien à craindre de La Lame, sinon la perte d'une relation amoureuse à laquelle elle ne croyait déjà plus. Seul le rejet de l'arbitraire et de la barbarie dictait son choix. Sylfenn, elle, était une cible. Elle risquait sa vie en restant si proche de ses pires ennemis. Si jamais Teddy venait à soupçonner sa nature... Si Raphaël...

Mais elle ne pouvait se résoudre à le quitter. Elle l'aimait.

Elle ne pouvait envisager de vivre sans lui. La seule idée d'être privée de sa présence lui tordait le ventre. L'éventualité d'une rupture l'emplissait d'un sentiment de manque anticipé aussi terrifiant que la vision d'une tombe vide. Elle déglutit une salive acide qui laissa sa bouche tapissée d'un arrière-goût de fiel.

C'était impossible ! Elle n'avait rien à craindre de Raphaël. Tous les préceptes haineux de La Lame, toutes les exhortations de Teddy n'y changeraient rien. La puissance du lien qui les unissait allait au-delà des différences de race.

Non, elle ne pouvait pas.

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