Tous centenaires !
C'est déjà le jour de mon départ en retraite. A 70 ans, je n'ai pas vu le temps passer. En me rendant au bureau pour la dernière fois, je refais le film de ma vie.
Mon enfance passée en banlieue : les anciens qui me racontaient la vie d'avant quand les glaces n'avaient pas fondu et qu'il y avait deux fois plus de surfaces habitables sur terre qu'aujourd'hui. Il paraît qu'on avait quasiment atteint 10 milliards d'êtres humains. Rétrospectivement, ça me paraît incroyable quand on voit déjà les difficultés que nous avons en étant dix fois moins !
Le contrôle des naissances est passé par là. D'ailleurs, ils avaient identifié une anomalie génétique pendant la grossesse de maman, mais ils ont décidé de me laisser vivre quand même, comme j'étais leur premier enfant et que mes parents avaient déjà plus de 40 ans. Forcément, quitte à être centenaire, autant profiter le plus longtemps possible de sa jeunesse.
Je me rappelle comme si c'était hier de ma dernière évaluation à 10 ans. Ils se sont assurés que les 3 opérations avaient corrigé cette anomalie génétique et ont enfin pu me confirmer la date de ma mort, le 20 décembre 2172, pile le jour de mes 100 ans ! ça m'a soulagé d'être comme les autres.
Je n'ai pas eu trop de difficultés à choisir mes études en bioéthique des plantes car mes grands-parents faisaient partie des derniers à avoir un jardin au grand air et j'ai toujours aimé les regarder s'occuper des fleurs. Et mon diplôme en poche, j'ai pu rentrer dans la vie active à 22 ans comme tout le monde pour 48 ans d'une carrière professionnelle bien remplie !
Je n’ai jamais compris quand ma grand-mère me racontait qu'à l'époque de l'inconscience climatique, chacun pouvait faire des études d'une durée différente ! Du coup, je me demande comment ils arrivaient à gérer le fait que chacun commençait ou arrêtait de travailler à n’importe quel âge ? En plus, on ne savait même pas quand les gens mourraient ! Quel bazar ! Je comprends qu'il y avait des manifestations sur les retraites sans arrêt ! Avec des individus qui se comportaient comme s'ils étaient en CDI alors qu'ils étaient en CDD, Il ne faut pas s’étonner.
Au moins, maintenant, on est tous sur le même pied d'égalité : chacun a 30 ans de retraite, l'humanité a quand même bien progressé !
J'arrive justement devant le sas de mon entreprise où sont rappelés les anniversaires et les enterrements des anciens salariés prévus ce mois-ci. Il ne faut pas que j'oublie d'aller à celui de Raymond qui m'avait embauché il y a 48 ans. Je suis très sensible à ces hasards de la vie et le fait que son décès soit le mois de mon départ en retraite.
Comme beaucoup, j’ai rencontré celle qui est devenue ma femme dans mon entreprise. Forcément, nous ne pouvons pas vivre chez nos parents au-delà de 25 ans pour des raisons fiscales et les logements sont trop chers pour espérer en louer un seul. Mais bon ça va, ça nous laisse 3 ans pour trouver un conjoint, en général ça se passe bien.
Voilà, je m'assois à mon poste de travail virtuel pour la dernière journée.
N’empêche, j’ai bien failli ne jamais voir ce jour arriver ! En mars 2127, j’ai eu un très gros accident. Ma voiture autonome a eu un bug et a pilé pour ne pas percuter un des derniers oiseaux. J’étais tranquillement avec mes lunettes de réalité virtuelle en train de visionner un film de science-fiction sur un bateau qui coule après avoir touché un iceberg et je n’ai rien vu. La violence du freinage m’a projeté sur le pare-brise et m’a ouvert la tête. Heureusement, quand j’avais fait mon transfert à 15 ans, tout c’était bien passé. Et ils avaient bien conservé un échantillon de mes cellules souches et de la structure de ma mémoire à côté de mon ADN.
Ils ont donc pu sans problèmes sauvegarder ma mémoire depuis le peu de cervelles qui me restait, resynthétiser la cervelle manquante, me la greffer et restaurer ma mémoire ensuite. La cicatrice étant sous ma chevelure artificielle fournie, tout est redevenu comme avant. Et de toute façon, au pire, j’avais sauvegardé ma mémoire juste avant de monter dans la voiture comme tous les matins. Donc même s’ils n’avaient pas pu faire une restauration immédiate, j’aurais juste perdu le souvenir de ce film improbable avec des morceaux de glace au milieu de l’océan. Pas une grosse perte !
Mais c’est de l’histoire ancienne, maintenant je peux me consacrer à ma retraite. Bien sûr, et même si j’ai pu bénéficier de l’avancement standard tous les 6 ans comme tout un chacun, je pars avec une retraite qui ne représente que 30% de mon dernier salaire. Du coup, avec ma femme Anne, on a déjà prévu d'aller s'installer dans une plus petite ville à une centaine de kilomètres. Ça ne changera pas grand-chose, mais au moins nous aurons un logement de la même taille pour moins cher et nous serons plus au calme. C’est certain que nous n’aurons plus accès à tous les services et loisirs virtuels que nous avons aujourd’hui, mais comme nous n’aurons plus les moyens de nous les payer ce n’est pas plus mal.
Et ça nous rapprochera du littoral. Depuis que toutes les côtes ont été interdites d'accès à cause des risques de Tsunami, il est juste possible d'observer la mer de loin pendant un temps minuté à certaines périodes de l'année. Mais l’essentiel c'est que chacun bénéficie de la même durée.
Finalement, la seule chose qui me rende triste dans ce monde si juste c'est qu'Anne ayant deux ans de plus que moi, elle va partir avant et je ne sais pas trop ce que je vais faire de ces 2 dernières années seul, surtout que nous n’avons pas eu l’autorisation d'avoir des enfants. Normal, avec mon anomalie génétique de naissance, cela n’aurait pas été raisonnable.
Je me demande si je ne vais pas essayer de retrouver une veuve de mon âge. Il paraît qu'on y a tous droit et si par chance, elle a un enfant, je pourrai même lui laisser un héritage. Bon, après je reste lucide, les rares veuves dans ce cas-là sont très courtisées et le contrôle de l’égalité annule la plupart des héritages pour que tout le monde démarre dans la vie du même pied. Mais au moins ça me permettrait de finir mon siècle en beauté !
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