111 (Fin)

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San Francisco, 2013

Les jours passent et le temps semble s’éterniser. Nous sommes le 23 janvier 2013. Je m’occupe de nettoyer la maison de ma mère, de relire les notes qu’elle a laissées et de prendre soin de Matthew.

La sonnerie du téléphone retentit et me sort de mes réflexions. Je regarde l’appel entrant, c’est Bryton. Il a tous les résultats. Enfin !

La balle délogée du corps de Jack provient d’une arme américaine de la première guerre mondiale, un revolver Colt double action 1903 modèle 1895, à un coup, calibre 38 mm. Une arme rudimentaire, conçue pour être la moins chère et la plus facile à fabriquer pour une production de masse.

Ghislain a demandé un mandat de perquisition pour fouiller le domicile de Tyler et Fanny Tucker, anciennement celui de Francis Tucker. La police a procédé à des fouilles minutieuses. En haut d’une vieille armoire imposante en chêne, ils ont trouvé une trappe en bois. Un renfoncement, plus exactement, permettant de cacher l’arme du crime. Les empreintes de Francis Tucker ont été retrouvées sur le revolver .

Les enquêteurs ont pu prélever les échantillons d’ADN sur les cadavres et sur le document signé, ils ont pu les analyser. Ils ont établi des concordances entre les échantillons prélevés sur le cadavre d’Alfonso Spinelli et les tâches de sang laissées sur l’acte de prêt. Des empreintes supplémentaires ont été identifiées, celles d’Abigail Tucker, de Francis Tucker et du commissaire Mason Gardner.

Je respire de soulagement. Voici enfin les preuves de l'innoncence de mon grand-père. Aucune trace de lui sur ce document. Tout concorde : les notes de ma mère, la déclaration de Robert Tucker au policier, le témoignage de Carl Smith, celui d’Abigail, les écrits de Bethany, la déposition d’Astrid, les traces de sang retrouvées, ainsi que les empreintes laissées sur l’acte de prêt.

***

25 Février 2013, jour de mon audience, je me retrouve sur le banc des accusés. Quelle ironie. Maître Bryton Morin me représente. Il expose au Juge Wilson les pièces à conviction transmises par Ghislain : les articles de journaux, les balles de revolver retrouvées, les deux armes des crimes, ainsi que l’acte d’accord authentique, signé chez un notaire, accompagné du faux acte. Il explique chaque détail des événements concernant l’affaire, chaque date, ce qui lui permet de corroborer les différents indices entre eux.

Au procès sont présents Carl Smith et Jessica Brown. Tous les deux ont fait le déplacement. Giulia n’a pas pu venir, trop âgée et fatiguée pour faire tout ce chemin vers San Francisco. Bryton présente Giulia en direct en visio. Elle a tout de même accepté d’intervenir. Son témoignage est diffusé au juge et à toutes les personnes présentes lors du procès. Puis Jessica Brown se présente en tant que témoin clé. Vient ensuite le tour de Carl Smith. Mon avocat diffuse en complément les enregistrements avec l'accord des deux témoins présents. Ensuite, il diffuse le témoignage du commissaire Mason Gardner et la déposition d’Astrid Tucker Buckley.

Pour finir, il présente le témoignage d’Abigail Tucker, en entier, comme promis. Tous sont secoués par les aveux de la nièce de Robert Tucker. Les enfants de Francis sont effarés d’apprendre cela sur leur père. Ils protestent, les membres du jury insultent Francis, le juge Wilson finit par intervenir pour calmer le jeu. Abigail a enfin obtenu ce qu’elle souhaitait, que le véritable visage de Francis soit dévoilé aux yeux de tous. J’entends Fanny grommeler, proférer des insultes à mon encontre. Son frère Tyler tente de la calmer.

Enfin, le technicien de la police scientifique vient à la barre pour exposer les résultats de ses travaux : photographies et graphiques, analyses ADN prélevées sur les défunts, traces de sang et empreintes laissées sur les documents.

Le verdict est sans appel, mon grand-père, Jack Calpoccini, est innocent.

Premier point : Alfonso Spinelli est reconnu coupable du meurtre de Monsieur Robert Tucker, le 30 mars 1938, à New-York, aidé par son complice, Flavio Moretti.

Deuxième point : le vol du 3 septembre 1937 à New-York, est jugé caduc, puisque l’acte original de prêt a été signé entre Robert Tucker et Alfonso Spinelli, devant un notaire. La mention d’un emprunt de 80 000 dollars est spécifiée, rendant Alfonso seul responsable de son remboursement. Étant décédé, il ne peut s’acquitter de sa dette.

Troisième point : Jocelyne Tucker est jugée coupable du meurtre de Jack Calpoccini, en date du 12 juin 1939, à Sperlonga, en Italie.

Quatrième point : Francis Tucker est accusé d’abus de faiblesse et de violences sexuelles sur sa cousine Abigail Tucker, mineure de moins de seize ans au moment des faits.

Cinquième point : Francis Tucker est accusé du meurtre d’Astrid Tucker Buckley le 23 mai 1939, à Wolcott, dans le Connecticut.

Conclusion : La réclamation de la dette des petits-enfants de Monsieur Robert Tucker ici présents, dénommés Fanny Tucker et Tyler Tucker, envers Madame Chloé Walker ici présente, est nulle et non avenue.

Au vu du préjudice subi par Madame Chloé Walker, Madame Fanny Tucker a pour interdiction d’approcher Madame Chloé Walker.

— C’est pas vrai ! se met à hurler Fanny, devenue folle. C’est un tissu de mensonges !

— Ce sont les témoignages de vos ancêtres qui accablent votre père, Madame Tucker, répond le juge Wilson.

— Foutaises ! Comment pouvez-vous croire ces gens ? Tous plus dérangés les uns que les autres. Cette bonne femme doit payer ses dettes ! crache Fanny en me pointant du doigt.

— Ça suffit Madame Tucker ! Veuillez vous calmer !

— Je refuse d’être redevable de quoi que ce soit envers cette vermine !

— Vous n’êtes redevable de rien, Madame Tucker. Les faits de votre père et de votre grand-père sont prescrits. En vue des circonstances et du but de la réouverture de ce cold case, le verdict approprié est l’abandon des charges envers Madame Walker. Vous avez pour obligation d'abandonner toute poursuite envers elle et sa famille. Si cela venait à se reproduire, la police pourrait lancer une arrestation contre vous, Madame Fanny Tucker.

— Je n’en resterai pas là, croyez-moi, maugrée Fanny.

Fanny crache au sol en toisant le juge, son visage est déformé par la colère. Elle fulmine, râle en onomatopées. Son frère tente de la raisonner. Face à ces éléments accablants, Tyler Tucker n’a d’autre choix que de s’avouer vaincu auprès de ma famille. La relance de l’enquête a porté ses fruits. Le juge Wilson tape sur le socle avec son marteau, le procès est terminé.

La plaidoirie a été menée de manière efficace et cohérente du début jusqu’à la fin par Bryton. À la fin du procès, je réclame une requête auprès du juge et du jury, celle d’éviter de mentionner aux journalistes l’appartenance de mon grand-père à une organisation criminelle et autres informations sur sa vie privée. Le juge acquiesce, me soutenant dans cette démarche en tant que confrère. Je me lève, mon mari vient me prendre dans ses bras, puis nous sortons de la salle, collés l’un à l’autre comme deux collégiens amoureux.

La nouvelle dans les médias ne se fait pas attendre. Nous lisons dès le lendemain dans les journaux le gros titre : « La juge disculpée ! Affaire classée ! ».

Je me sens soulagée, libérée d’un énorme poids.

Peu de temps après le procès, Giulia s’est éteinte, tranquillement dans son lit. Elle a fait son devoir après tout et je l’en remercie.

Les jours passent, plus aucune nouvelles de la famille Tucker. Les journalistes sont eux aussi passés à autre chose.

Jack Calpoccini ou bien Enzo, ou Marc, chercha sa place, ce qui pouvait le déterminer, le caractériser parmi la population. Juste le fils du parrain, non considéré comme un américain, subissant les sarcasmes et les préjugés de la population, avec l’impression de n’être à sa place nulle part. Derrière l’immigration, l’ombre d’une organisation criminelle pesant sur ses épaules.

J’ai découvert à travers ces notes le ressenti et le vécu d’un fils d’immigrés italiens, une vie non choisie, subie, devant faire face à de multiples dilemmes, tels que le rejet par les Américains dû à son statut de paria et le devoir de suivre les activités criminelles de son père.

***

10 avril 2013, la lumière du coucher du soleil filtre à travers les fenêtres. Je suis assise sur le canapé aux cotés de Matthew. Sur la table basse du salon, les documents sont éparpillés, ainsi que des photos, des carnets de notes et des coupures de journaux.

— Quelle sacrée découverte tout de même, lance Matthew. Je comprends mieux le comportement de ta mère.

— J’aurais aimé connaître son histoire bien avant que la famille Tucker me tombe dessus…

— Elle voulait peut-être te préserver, ne pas te choquer. Et puis, tu l’as dit toi-même, une enfant née d’un père italo-américain mafieux et d’une mère prostituée, ce n’est pas un passé à divulguer partout.

— Mais, je suis sa fille…

Je me prends la tête entre les mains, Matthew pose ses mains sur mes épaules.

— Tu as changé, Chloé. Et ce que tu as fait avec cet enfant mexicain est un bon début. C’est toi la juge. Tu peux bousculer les codes.

— Oui… Il est nécessaire d’aider ces mineurs, de promouvoir la réintégration et le rôle positif de l’enfant dans la société.

— Regarde ton grand-père, il ne voulait pas suivre les activités criminelles de sa famille. Il a essayé, mais sans aide, il n’a pas pu y arriver.

— Il a tenté de sortir du chemin tracé par sa famille. Mais… rejeté, insulté, traité comme un paria de la société sans jamais personne pour l’écouter, ni voir qu’il souffrait, il a fini par échouer… Personne ne lui a donné une chance d’échapper à son destin de criminel.

— Il aurait pu grandir autrement si la société le lui avait permis.

Je soupire, prends l’article du journal avec la photo de Jack. Je repose le cliché, attrape le carnet mauve, tourne les pages jaunies par le temps.

— Même papa ne savait pas tout ça à propos de maman.

— Il aurait fui en courant !

Je ricane nerveusement.

— Sans doute… Et toi, ça ne te fait pas peur ?

— Non. C’est le passé de tes grands-parents et de ta mère. Toi, tu es toi. Je t’aime Chloé.

— Merci…

— Je suis content que cette découverte t’ai ouvert les yeux sur certains points.

— T’aurais pu me le dire que tu n’approuvais pas mes décisions !

— Je l’ai fait… et ton fils aussi…

Je baisse la tête tristement, pose le carnet sur la table basse, pour me blottir dans les bras de mon mari.

— Il te fallait un déclic, un électrochoc pour comprendre, ajoute Matthew.

— Et tu m’aimes malgré ça ?

— Je me suis posé la question un moment…

Je me redresse brusquement, fronce les sourcils.

— Hey !

— La nouvelle Chloé me plait encore plus. Et je pense qu’elle plairait aussi à notre fils.

— Il a bloqué mes appels.

— Je lui parlerai.

Nous nous embrassons, je pose ensuite la tête sur l’épaule de Matthew, en observant du coin de l’œil les photos et les notes du passé disposées sur la table basse.

En ce jour de juin 2013, je me balade avec Matthew, sur Crissy Field East Beach, main dans la main. J’admire les rayons du soleil frapper le Golden Gate Bridge.

— Maman ?

Je me retourne, sur le visage de Matthew se dessine un large sourire, puis j’observe mon fils Dylan, grand, svelte, cheveux châtains foncés, chemise bleue ciel. Il esquisse un sourire, mains dans les poches. Cela fait longtemps que je ne l’avais pas vu. Je l’observe avec tendresse et constate qu’il possède quelques traits de Jack. Cela me déstabilise. Je n’avais jamais réalisé qu’il puisse ressembler à son arrière-grand-père… Dylan s’approche de moi en ouvrant les bras.

— Content de cette nouvelle juge.

— Tu avais raison, je devais changer mon opinion, ma façon d’appréhender et d’analyser les éléments d’enquête, avant de juger ces mineurs. Les notes de ma mère m’ont aidé à comprendre ça.

— J’en suis ravi.

Il me prend par les épaules, je dépose une main sur la sienne. Nous regardons tous les trois l’horizon. La brise effleure nos visages, l’air iodé ravit nos narines et le bruit des vagues éveille nos souvenirs.

Suite à cette année intensément riches en émotions, je m’octroie quelques semaines de vacances. Il est temps que je souffle un peu, que je m’occupe de ma famille. Dylan me tend trois billets d’avion, destination l’Italie, Sperlonga.

*** Fin ***

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