Chapitre 5 : Cellulite.

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Je levais les yeux sur mon tortionnaire. L'idée même que cet abject personnage soit en maîtrise de mon destin m'aurait mis en colère si je n'avais pas été terrorisé. Il arborait un sourire carnassier, prêt fondre sur sa proie si tôt que l'envie lui prendrait. Étienne Moreau n'était pas un être impressionnant de prime abord, plutôt petit, une calvitie naissante, il était légèrement bedonnant pour un militaire. Pourtant, de son regard émanait une lueur reflétant une intelligence malveillante, comme s'il recherchait à dessein la meilleure manière d'être ignoble.

Cintré sur un siège positionné au centre de son bureau, j'étais immobile, dans une posture de repli alors même que mon bourreau tournait autour de moi pour mieux m'intimider.

–Alors il est où ton fameux dôme.

Le caporal s'exprimait d'une voix de laquelle suintait une impatience teintée d'un profond intérêt.

Fort heureusement, j'eus largement le temps dans ma cellule d'élaborer un mensonge décent.

-12 km au sud de votre position. Je vous déconseille d'y aller, nous avons subi une attaque de cafards... Pris au dépourvu, nous avons appliqué les mêmes mesures qu'en cas de secousses sismiques, nous n'étions absolument pas préparés pour les insectes. Pour tout vous dire nous en ignorions jusqu'à leur existence même. J'ai fui bien avant tout le monde, pensant que notre structure ne tiendrait pas face à un trop gros tremblement de terre, j'avais raison.... Et tort à la fois.

–Un autre exemple de lâcheté humaine s'il en fallait encore. Mais au moins t'as eu les couilles de me répondre cette fois.

Il semblait convaincu par mes explications, je m'efforçais au maximum de réprimer mon soulagement.

Bon... qu'est-ce qu'on va faire de toi.

D'une voix balbutiante, je rassemblais ce qui me restait de dignité pour tenter de m'affirmer.

–Je veux prouver ma valeur au sein de cette communauté, je veux expier ma faute. Je ne serais pas un poids mort pour vous

— Ahhhh... voilà, on parle enfin le même langage. Les personnes de bonne volonté ont toutes un avenir ici. J'aime bien ce que tu me dis, cependant j'ai l'impression que tu me dis exactement ce que je veux entendre. Alors on va mettre ta détermination à l'épreuve, donne ça au garde à l'entrée.

Il me tendit un papier que je remis au militaire en faction à son poste. Le garde me rendit un rire qui raisonnait de sadisme.

Devrais-je encore m'étonner qu'il se réjouisse de la cruauté de mon sort.

Il me raccompagna à ma cellule où l'on me rapporta de quoi me restaurer.

Après 5 jours sans me nourrir, ma moralité, mon sens de l'éthique avait volé en éclat. Je mangeais en fermant les yeux, en me pinçant le nez, tout pour ressentir le moins de goût ou d'odeur possible, tout pour me couper aux plaisirs lié au fait de manger.

Comment je peux manger ça ? Je sais que ça pourrait être de l'humain. Ça pourrait être du rat également... Impossible de le savoir. Je devrais porter le fardeau de la culpabilité toute ma vie alors que si ça se trouve ça n'est « que » du rat. Si seulement je savais le goût de l'humain, je pourrais au moins ...

Je secouai la tête.

« Si seulement je savais le goût de l'humain », tu t'entends penser ? Je vais devenir fou si je continue à y réfléchir. Ce traumatisme ne sera pas muselé aisément, au contraire il se repaîtra de mes regrets, se désaltérera de ma détresse et fera de ma souffrance sa couche. Dans les tréfonds de mon âme, une aberration venait de naître.

Difficile de ne pas cogiter pendant la digestion. Mon corps semblait vouloir me rappeler ma faute. Il me fallut lutter pour ne pas rendre mon repas. Je ne devais pas faillir, si quelqu'un était mort pour que je mange... la moindre des choses serait que j'honore son sacrifice.

Que j'honore son sacrifice, non, mais tu t'entends ? Tu deviens comme eux ! OUBLIE ! REFOULE ! N'importe quoi, pourvu que cela sorte de ma tête

La digestion aura fini par avoir raison de moi, pendant quelques heures je m'assoupis. Je répudiais le sort qui en fit une habitude, pourtant j'eus le malheur d'être brutalement arraché de mon sommeil. La voix d'un garde retentit dans ma cellule. Mon codétenu semblait faire le mort ou s'en était allé définitivement.

–Hey, le nouveau ! C'est le moment de gagner ta croûte.

Il déverrouilla ma « chambre » et d'un signe de tête m'indiqua la sortie, il m'amena dans un local pourvu d'un nécessaire de minage, forage, etc. Je pris donc, entre autres une pelle, une pioche, un masque et un uniforme.

–Change-toi.

Sa voix laissait présager de la sanction que j'encourais en cas de désobéissance. Je ne me fis pas prier et m'exécuta sous ses yeux.

Il me conduisit à un interminable escalier, une structure en colimaçon qui permettait de contempler l'ampleur de l'excavation réalisée au fil des années.

Ezra n'avait pas menti. Il prétendait que l'origine de cette base venait de la violente collision d'un géant de métal en cette région, réduisant les alentours en un cratère aux proportions bibliques. Désormais, il était impossible de reconnaître le tracé de l'impact originel. L'ensemble dressait le tableau d'un accident phénoménal domestiqué de la main de l'homme, préfigurant de l'orgueil d'une espèce cherchant à apprivoiser les tréfonds de la planète.

Comme s'ils avaient cherché à rejoindre les enfers, ils avaient tant foré que les parois se teintaient d'un rouge sang, donnant l'impression irréelle d'observer les artères de la terre. On ne pouvait enlever à ces gens leurs capacités à survivre et à maîtriser son environnement.

L'ambition de cette structure égalait la démence de ce peuple.

Alors que l'extérieur n'était finalement qu'une harmonie d'orange et de lumière, le sous-sol présentait un ensemble disparate de jaune, de rouge et de ténèbres. Tout donnait à croire que le sous-sol était le laboratoire de la surface, la terre primordiale où les couleurs se brassaient pour donner le coloris de la surface.

Ici-bas, nous étions plongés dans un monde d'obscurité, vaguement entrecoupé par de trop rares halo de lumières jaunâtres. Plus on s'enfonçait sous terre, plus l'éclairage artificiel se drapait d'un rouge écarlate, formant une clarté inquiétante dans un abyme d'angoisse.

Une gigantesque cité souterraine dont il était difficile d'en déterminer les limites, puisque la cavité principale était traversée par de nombreuses galeries,

Ces dernières étaient ma principale préoccupation. De temps à autre, je remarquais des indications, des numéros d'étage. L'optimisme que réveilla la simple vue de ces numéros me provoqua un second souffle.

Je m'échapperais quoiqu'il en coûte.

Plus nous nous enfonçâmes profondément, plus l'espérance gorgeait chaque battement de mon cœur. Au niveau du -14, je crus défaillir, l'entrée de l'étage était vaguement condamnée, deux trois coups de pioches devraient suffire à venir à bout de ces quelques planches.

Je fus amèrement déçu quand notre chemin nous mena jusqu'au -21.

Sept niveaux à monter sans se faire repérer ne vont pas être une mince affaire.

Il était temps que je réfléchisse à mes priorités: devais-je attendre de gagner leur confiance, travailler en m'alignant sur leurs règles du jeu ou plutôt m'évader aujourd'hui, dès que je le pourrais ?

Tu veux remanger de l'humain ? Alors tu as ta réponse.

Mon plan était tout vu : Ce matin, je travaillerais d'arrache-pied, ils se méfieront peut-être moins. Je passerais à l'action pendant la pause déjeuner, j'essayerais de gagner l'étage -14.

Le travail que l'on m'avait confié était à l'image de ma représentation de leurs « cultures » : pragmatique et aliénante. Les tâches que mon supérieur m'avait attribuées étaient extrêmement simples à réaliser :

Creuser la pierre, extraire du minerai et ramener tout ce qui est précieux au contremaître. Dans une boucle sans fin de sueur, de larmes et de désarroi, sous la supervision de crapules qui abuseront de leurs pouvoirs.

Après avoir enduré une heure de labeur intense, la pénibilité de cette tâche m'usait tant que chaque coup de pioche diminuait ma capacité à me concentrer. Au bout d'un moment, j'eus l'impression que ma conscience disparaissait, me transformant en machine humaine, comme si je ne fus que bras, jambes et douleur. A l'instant précis où mes muscles tiraient jusqu'à la limite du claquage, lorsque la fatigue et l'exaspération atteignirent leurs points culminants, j'entendis la voix des contremaîtres retentir de leurs macabres imprécations.

-C'est ça, continuez de lambiner. Continuez... je préfère largement vous voir dans mon assiette qu'à vous voir chômer.

-Au moins en ragoût vous serez utile, j'espère que votre « zèle » sera de meilleur goût.

L'indicible terreur qui empoignait mon cœur raviva mon esprit. Jamais pareille menace n'était parvenue à malmener autant mon être. Leur verve m'attaqua avec une telle virulence que j'en aurais préféré le fouet.

Quelques temps plus tard, ils annoncèrent l'imminence de la pause déjeuner, ce qui réveilla en moi l'envie d'affiner mon plan.

Admettons que je puisse tromper la vigilance des gardes. Je ne pourrais malgré tout pas aller dehors sans tenue appropriée. Je devrais repérer où ils ont stocké ma combinaison ou mieux encore voler une des leurs. La discrétion sera de mise, je ne vais pas pouvoir m'infiltrer avec ces vêtements maculés de terre, de poussière, puant la sueur...

Un soupire de désespoir vint ponctuer ma réflexion.

Sinon, je récupère la clé et je m'échappe plus tard, une fois que j'aurais repéré les lieux ou dresser un plan.

La virulence avec laquelle j'utilisai soudainement ma pioche sonnait comme une réponse de mon propre corps.

Jamais de la vie, plutôt mourir que d'attendre un jour de plus ici.

Sur cette réflexion, j'entendis une sonnerie stridente qui perça mes tympans. Les matons sommèrent tous les travailleurs de remonter.

Ça y est, c'est le moment pour moi de sortir de cet enfer.

Ouvriers et gardes se joignirent pour former une file désorganisée, il serait plus juste de parler de marée humaine. Profiter de la foule devrait considérablement me faciliter les choses.

Arrivé au -14, je feins une chute puis une blessure pour me désolidariser de la nuée de travailleurs. Hormis quelques badauds pour lesquels ma dégringolade fut la source d'une certaine hilarité, si tôt que quelques instants passèrent, plus personne n'y prêta attention.

Comme je m'y attendais, personne ne vint me porter secours. Je rampais discrètement vers une benne pour me dissimuler derrière.

Je retins ma respiration afin de me faire le plus silencieux possible

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