Chapitre 12 : Styx together

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Dûment missionné par Radicor, notre chef, on m'envoya en briefing afin d'en apprendre davantage sur ma mission.

« Notre chef »

Après notre échange, il est redevenu mon « chef ». Quel hypocrite je fais... Je me désolidarise de mon peuple quand ça m'arrange. Comment ne puis-je être à la hauteur de ma propre morale ? Étais-je trop exigeant ou juste trop humain ?

Ces pensées hantèrent mon esprit durant le trajet m'emmenant à la salle de briefing. Un soldat m'accueillit sur place. Ce devait-être un militaire haut gradé au vu du nombre d'écussons sur son épaulière. Sobrement vêtu d'une tenue de camouflage oscillant entre sépias et un jaune aride, on ne distinguait pas réellement son visage. Ce dernier, partiellement masqué par le képi enfoncé sur son crâne, teintait son regard d'un voile d'ombre. La pièce ressemblait à une petite salle de conférence, dotée d'une énorme table où était disposé un ensemble d'objets qu'il s'apprêtait à me présenter.

Il opina du sous-chef en guise de salut.

– Déclinez votre identité.

Était-il possible que cet imbécile ignorât le fait que je sois dorénavant muet ? Où ce petit plaisantin se jouait de moi ?

Je lui répondis par une grimace signifiant sans équivoque : « Tu le fais exprès ? », j'enchainai en tirant la langue puis en mimant une exécution.

– C'est bien vous. Prenez ceci et continuez de vous taire.

Un regard particulièrement avisé aurait pu deviner le malaise qui habitait le militaire, sur le moment j'en étais incapable tant le mépris renversait l'empathie.

Il me tendit une ardoise et une craie pendant qu'une haine viscérale commençait à parasiter mes réflexions.

Entre ses mains j'aperçus une chemise marquée d'un grand « Z » sur la couverture.

– Bon... votre dossier fait déjà mention d'un voyage dans les Terres Mortes avec un niveau d'équipement minimal. Le premier voyage est toujours une phase de test, ceux qui reviennent ont prouvé qu'ils sont dignes de recevoir le peu de matériel que l'on peut proposer. Toutefois il semble que vous soyez plutôt chanceux, désormais à l'extérieur vous endosserez ceci.

Il me tendit un uniforme de voyage et me fit me changer. Ma nouvelle tenue, composée d'une matière plus élastique, semblait épouser les contours de ma peau, accompagnant avec fluidité chacun de mes mouvements.

– Voyez-vous le petit bouton situé sur votre cou ? Appuyez dessus.

Je m'exécutai immédiatement, déclenchant avec stupeur un mécanisme dont je ne savais rien. Deux fils émergèrent de ma tenue. À l'extrémité de ces deux fils, je pus apercevoir deux embouts d'où jaillit deux aiguilles qui vinrent se planter au niveau de ma gorge. Comme deux anguilles que l'on aurait introduites de force en moi, je sentais ces reptiles de métal s'enfoncer et gigoter avec énergie dans ma trachée. Je me demandais sincèrement si j'allais mourir lorsque je sentis des décharges électriques en moi, comme si l'on reconfigurait certaines parties de mon corps. Je pus constater que mon désarroi provoqua le plaisir du militaire, esquissant un fugace sourire du coin des lèvres.

Ne bougez pas. Cette nanotechnologie est en train d'installer entre autres un filtre à air complexe à l'intérieur de votre organisme.

Une fois que la machine fit son office, je palpai ma gorge, me massant la trachée comme pour identifier d'éventuelles séquelles. Après quoi, je repris mon ardoise pour y inscrire : « et les radiations ? »

– Pourquoi on vous confierait cet équipement s'il n'avait pas été conçu spécifiquement pour survivre dehors ?

La tension qui s'installait entre lui et moi se faisait de plus en plus palpable.

Selon les ordres que j'ai reçus d'en haut, vous devrez parcourir 200 kilomètres, plein sud-ouest. Nos dernières informations révèlent que des ondes furent captées dans cette position, si vous parvenez à en localiser la source alors vous aurez accompli votre mission et vous serez autorisés à revenir, pas avant.

Il délaissa mon dossier pour s'intéresser aux différents objets disposés sur la table.

Vous trouverez dans votre paquetage un couteau, une boussole, une carte, un émetteur radio, des jumelles à vision thermique et l'équivalent de deux semaines de ration de nourriture.

Il poussa un soupir de soulagement, comme s'il était satisfait d'en avoir bientôt terminé.

Il ne me reste plus qu'une dernière chose à vous présenter, votre véhicule.

« Avant cela, une question. »

Alors que j'effaçai énergiquement mon ardoise de la paume de ma main, Il soupira longuement puis son silence m'invita à poursuivre.

« Si je croisais des autochtones, ma langue me serait utile, non ? »

– Pas besoin de langue pour regarder.

Je pensai si fort « Et toi, t'as pas besoin de ton cerveau pour parler ».

Plus le briefing s'étalait, plus nous nous énervions mutuellement. Je n'étais pas exactement en position de me plaindre pourtant, on m'abreuvait de biens qui, à n'en pas douter, révèleraient leur utilité sur le terrain.

Toutefois je ne pouvais m'empêcher de penser à ma première expédition et à son absence de préparation alors qu'il présentait longuement les caractéristiques de ce qui pouvait s'apparenter à une luge des sables motorisée.

Pourquoi tout ce fatras maintenant, pourquoi pas lors de mon premier voyage ? Croit-il vraiment que je vais laisser passer ça ? Aussi utile que chacun de ces objets me serait, chacun d'eux auraient pu sauver un de mes frères, chacun d'eux portaient le sceau de la mort. Combien de décès leurs absences avaient-ils pu causer ? L'indécence de la situation me parut insupportable. Un jour plus tôt, j'étais en passe d'instiguer une révolution, désormais j'avais simplement la sensation d'être un pantin.

Ils ne me feront plus taire, plus jamais.

Il poursuivait désormais son monologue sans s'enquérir de mon écoute, je repris le fil de ses propos avec un goût d'amertume.

En cas de tempête de sable ou de fort vent, un dispositif vous permet d'utiliser le vent à votre avantage, il faudra cela dit prêter une attention particulière à garantir l'intégrité de la voile, pour se faire...

Je donnai un énorme coup de poing sur la table qui l'interrompit immédiatement. Après avoir réfréné mon envie de lui envoyer mon ardoise en plein visage, j'écrivis :

« Pourquoi je n'avais pas tout ça à ma première expédition ? »

– Je suis simplement là pour faire un briefing, rien de plus, rien de moins.

La colère reprit le pas sur la raison. L'aversion que je lui portais devait se lire sur mon visage puisqu'il ne poursuivit pas, m'invitant implicitement à lui répondre. Je me mis à le tutoyer et mon regard se teinta du même mépris qu'il affichait lui-même.

« Ton silence te rend coupable du meurtre de mes frères. »

J'effaçai énergiquement mon ardoise pour reprendre ma courte diatribe :

« Tu ne mérites que ma haine, chien. »

Une fois que je fus bien sûr qu'il eut terminé de me lire, je lui lâchai un énorme crachat au visage.

L'absence totale de réaction de sa part me réduisit au silence, si je puis dire. Je m'attendais à ce qu'il me démolisse pourtant son immobilisme m'indiquait potentiellement deux choses :

Ou bien il était d'accord avec moi et avait honte de son devoir.

Ou son entrainement militaire repoussait les limites de son sang-froid et il parvenait à dominer son ire.

Dans un cas comme dans l'autre, son absence de réaction dégageait quelque chose d'admirable.

Il reprit son briefing exactement là où il l'avait laissé comme si rien ne s'était passé :

– Votre mission est d'enregistrer avec précision ces fréquences que nous avons captées afin que nous les étudiions.

Ce Briefing est maintenant terminé, nous nous reverrons à votre retour. Vous pouvez disposer.

Avant de poser mon ardoise, je lui accordai une ultime attention :

« N'aie crainte ! Les précieux joujoux que tu m'as confiés, tu les reverras... tu les reverras. »

Après avoir récupéré les affaires qu'il m'avait présentées, il m'indiqua de me rendre au garage pour y récupérer ce « bijou de sophistication » qu'était la luge des sables. Je gardais un goût amer vis-à-vis d'elle, même si elle me sauverait probablement de situation périlleuse... Peu de temps après, je me mis directement en route.

Il me fit un salut militaire en guise d'adieu, je lui répondis avec mon majeur puis me mis en route.

La luge se déployait en longueur sur un mètre quatre-vingt pour une largeur d'un peu moins d'un mètre, la machine en elle-même présentait des abords assez vétustes, loin des machines perfectionnées de l'ancien temps ou l'esthétique s'alliait à l'ergonomique. Ici, c'était un engin fabriqué en pièce de récupération assemblée entre-elle que l'on avait choisi d'appeler « véhicule » : un moteur encastré entre deux skis, un siège et une voile. J'aurais pu jurer qu'ils m'avaient bricolé ce débris quinze secondes avant, comme un étudiant présentant à son maître le brouillon de son devoir, j'avais l'impression qu'on m'offrait l'ébauche d'un moyen de transport.

Qu'à cela ne tienne, une fois la clé de mon bolide en main, je n'avais qu'une seule hâte : partir.

Les portes du dôme s'ouvraient à nouveau pour moi.

Les premiers jours de route furent parmi les plus paisibles qu'il m'ait été donné de vivre dans les Terres Mortes. Un champ de dunes fertilisé par un soleil aride qui s'étendait à perte de vue. Était-ce la monotonie du paysage, l'absence d'âme qui vive à des kilomètres à la ronde ou tout simplement le vrombissement assourdissant du moteur de ma luge. Les lieux étaient déserts sur des kilomètres, or c'était toujours dans les lieux les plus abandonnés que mes introspections étaient les plus percutantes.

« Qu'est-ce que tu fous là ? Pourquoi tu bosses pour eux ? T'es en train de te renier en les servant. Assume-toi jusqu'au bout »

Autant de questions qui résonnaient sans fin dans ma tête. Ainsi pour me donner bonne conscience, je redoublais de vigilance en balayant les environs du regard, avec dans l'idée que la présence de n'importe quel autochtone ferait taire mes divagations.

Muni de mes jumelles thermiques, je voyais les environs se découper dans un spectre de couleur bleuâtre, grâce auquel je pouvais détecter toute source de chaleur, toute source de vie.

C'est là que je le vis pour la première fois.

Une forme jaunâtre tirant vers le rouge se découpait dans le filtre bleuâtre de mes lunettes de visions. Directement je focalisai mon attention sur cette entité. Toute forme de nouveauté était un danger potentiel, particulièrement ici. Sa silhouette se précisait au fur et à mesure de sa progression et cette dernière l'amenait droit vers... moi ?

Ce devait être une coïncidence, aussi décidai-je de dévier de mon cap de quelques degrés au nord-est pour voir si cela changerait sa trajectoire. Ce qu'il fit quasi immédiatement, rendant irréfutable l'hypothèse selon laquelle il était à mes trousses.

Pourquoi l'ennui est-il toujours le précurseur du danger ? Pourquoi fallait-il qu'il aille droit sur moi ? Tu me diras... il n'y a rien d'autre dans ces étendues de sables, je n'aurais pas été en mission, j'aurais été « ravi » de croiser quelqu'un, je me serais probablement rué dessus. 

L'observer traquer une proie était un spectacle sans pareil, devenir sa victime en devenait presque un privilège. Il se fondait dans le décor comme s'il en avait toujours fait partie. Comme un artiste découpant la composition de sa future toile, il lui suffisait d'un regard, d'une pensée et il devenait tantôt le prolongement d'une roche, l'écoulement d'un ruisseau, le bruissement d'un tas de feuilles balayées par le vent. La fluidité enveloppant chacun de ses gestes trompait l'œil comme s'ils étaient spontanés, naturels alors qu'il dansait selon une séquence de mouvements bien orchestrée qu'il avait probablement répété des milliers de fois. Il y avait de la poésie dans la manière dont il savait se soustraire à son environnement. Je ne pouvais m'empêcher de penser que ses déplacements disaient quelque chose de lui, je me garderais cette réflexion pour plus tard.

Dans sa progression je remarquais qu'il était vêtu assez lourdement pour une personne visitant le désert, il portait un poncho noir et jaune sous lequel on pouvait deviner l'uniforme d'un dôme, un pantalon bouffant semblant lui manger les jambes. Un amas de vêtements amples pour un corps filiforme. Il portait en bandoulière un sac à dos immense, bien chargé, pourtant à sa manière de se mouvoir, cela semblait ne le handicaper d'aucune façon. Sans nul doute le plus impressionnant devait être son fusil, démesurément long, c'était comme un mousquet qu'il aurait lui-même fabriqué. À en juger de la taille du canon, ça ne pouvait être qu'un fusil de très longue portée, à sa simple vision, on pouvait deviner son poids pourtant mon invité semblait le manipuler d'un air parfaitement décontracté, avec une aisance inhumaine. Sa tête était recouverte de bandages ne laissant deviner que ses yeux et ses longs cheveux grisonnants, de fait il en devait impossible de capter ses émotions.

Inévitablement, il finit par atteindre ma position et se présenta à moi.

Du long silence dans lequel nous étions plongés ressortait un respect mutuel. L'inconnu exécuta une curieuse révérence avant de prendre la parole.

-Je sais que tu demeureras muet alors je vais me permettre d'initier la conversation. Mes intentions ne sont pas hostiles. Si j'avais voulu te tuer, ce serait déjà fait.

Il lança son énorme fusil qui vint s'écraser à mes pieds dans un nuage de poussière.

Il y avait dans son geste comme une forme d'abdication, comme s'il se jetait vers sa propre mort d'une manière assez désinvolte.

Il appuya ses propos en me montrant l'écusson du dôme, l'œil qui décorait son épaulière était caractéristique de notre dôme, bien que le sien fut en piteux état. Après quoi, il me brandit sa main gauche pour me montrer la paume de ses mains.

Tu vois ceci ?

Je pus observer que la paume de sa main était creusée, ornée d'une gemme dont les contours semblaient en perpétuel mouvement, comme une vague.

Cela permet de communiquer sans la parole, directement d'esprit à esprit. Sache que je ne suis pas ton ennemi. Je t'épie depuis un certain moment, j'ai besoin de savoir quelque chose...

Laisse-toi faire, ainsi nous pourrons échanger.

Mon regard était empreint d'une méfiance naturelle. Aux vues de mes précédentes expériences en dehors du dôme, je portai instinctivement une main à ma ceinture, sur la garde de mon couteau.

Ce pouvait très bien être un vagabond qui ; après avoir tué un de mes frères, avait récupéré un uniforme. Quoiqu'il advienne, s'il cherchait à me tuer il devait le faire immédiatement, s'il s'agissait d'une ruse, je saurais lui faire regretter.

Au contact de cette pierre précieuse, nous fument transportés vers une vaste étendue fictive dont nul horizon ne découpait le paysage. L'étendue infinie de désert avait totalement disparu pour laisser place à un paysage noir d'un vide rassérénant, comme si rien n'avait jamais existé.

Bientôt, mes pensées se substituèrent à mon esprit. Ma personnalité se scinda en autant de Zachary que je pouvais en imaginer, il existait autant de moi que je pouvais me le représenter, chacune de ces pensées étant personnifiées par un visage. Tant et si bien qu'il n'eut plus de sens de me considérer en tant qu'individualité dans cette alcôve spirituelle.

– Mais qu'est-ce qu'il fait ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

J'étais comme paralysé devant le tourbillon d'information qui me saisissait. Si confus qu'entendre ma propre voix ne fut même pas un choc.

Concentre-toi... CONCENTRE-TOI. Tu es Zachary, tu es toujours là, c'est juste une hallucination.

Alors qu'émotion, appréhension et parole se confondaient, une peur incontrôlable s'empara de moi et de tous mes doubles.

Nous étions tous les uns face aux autres. Chacun savait qu'ils n'évoluaient plus sur un plan d'existence physique. La peur laissa place à la stupéfaction, ébahi que nous étions par notre propre matérialisation spectrale ou fasciné par celle de nos frères. Notre répit fut de courte durée : attiré par une force indomptable, nos formes fantomatiques s'entremêlèrent dans un torrent de fumée blanche.

Progressivement, cette émanation vaporeuse fut rejointe par une autre pour enfin prendre la forme d'un arbre immaculé, aux dimensions démesurées, dont les aspérités changeantes se métamorphosaient tour à tour en une spirale de visages des deux êtres en communion. Ces faciès avaient tous une expression différente, exprimaient tous une individualité, une réflexion.

Plus étonnant encore, alors que ces visages s'exprimaient tous en même temps, je les comprenais tous. Aucune dissonance, aucune cacophonie ne vint troubler mon esprit. Ces figures représentaient des émotions, des pensées, des souvenirs, je les comprenais tous. J'incarnais une moitié de cet arbre, Insitivus était l'autre.

Si mon corps n'était plus, ma conscience demeurait. Je sentis que celle-ci persistait dans la sève de cet arbre, que mon « écoulement » me permettait d'explorer à mon gré cette fantasmagorie végétale. Aussi déstabilisante que cette expérience fut, je ne me sentais pas en danger.

L'échange n'avait duré qu'une seconde à peine, pourtant l'étendue de ce que nous avons pu partager fut bien au-delà de ce que les mots pouvaient exprimer. S'il était impossible de traduire fidèlement ce qu'il s'y était passé, en voici une représentation fragmentaire :

– Enchanté de faire ta connaissance Zachary.

Insitivus et moi n'étions plus que symbiose, j'éprouvais des difficultés à différencier son esprit du mien.

Voilà longtemps que j'attendais cette rencontre, depuis que tu as fait sauter la station des cannibales exactement.

Je compris immédiatement que le mensonge ne pouvait exister dans ce monde, nous l'aurions repéré immédiatement au moment de la naissance de l'intention de mentir.

– Enchanté Insitivus. Que me veux-tu ?

Dans ce monde, son nom était une évidence, comme si je l'avais toujours connu.

– Je ne souhaite pas interrompre ta mission, je souhaitais simplement te jauger pour voir si nos intentions, nos objectifs se rejoignaient. Tu as déjà compris bien des choses sur le dôme, mais j'ai besoin de voir si tu perçois l'étendue de cette aberration.

Si la cime de l'arbre pouvait m'offrir un panel de réflexion vertueuse sur l'humanité, des idéaux altruistes amenant à l'épanouissement de tous, les racines vaporeuses et changeantes conduisaient vers des expressions de visages torturées formant des pensées plus sombres qui accaparèrent directement mon âme. Au gré de ma progression, chaque tête me susurrait une réflexion.

Victimes et bourreaux sont les branches d'un même arbre, cet arbre doit être et sera déraciné.

Leurs branches sont corrompues et engendreront d'autres enfants qui seront eux-mêmes contaminés.

Abattre les racines de cet arbre pourra permettre à d'autres de se former. Des cendres de ce monde émergeront d'autres bourgeons, sur une nouvelle terre, affranchies de leurs carcans mentaux

Cet arbre, c'est le dôme de la vision.

Chaque tête d'Insitivus suivait la progression de la sève, mon cheminement au travers des tréfonds de sa conscience.

-Tu souhaiterais donc tuer des innocents ?

Je sentis une vague d'affliction secouer ses fondations. Ce monde m'offrait une interface directe avec ses émotions : il craignait de ne pas être compris. Il ne souhaitait pas apparaître comme un tueur sans âme, il voulait me convaincre du bienfondé, de la légitimité de sa démarche, qu'au fond il était animé par les meilleures des intentions. Si je perçu sa volonté, il capta également mon effarement. D’autres têtes tourmentées continuaient à me murmurer :

Ceux qui n'ont pas la capacité de s'affranchir de leurs cécités sont coupables et ne méritent pas d'être sauvés.

S'ils ne parviennent pas à se défaire de leurs chaînes, alors ils sont coupables de leurs maux car ils entretiennent leurs servilités.

On se sauve soi-même, ça ne vient jamais de quelqu'un d'autre, on n'attend pas d'être sauvé.

Quelqu'un doit faire le sale boulot, quelqu'un doit se débarrasser d'eux pour qu'une nouvelle humanité naisse.

Ce qu'il percevait comme un sacrifice nécessaire m'apparaissait comme un génocide. Je sentais qu'il ne voulait pas anéantir le dôme, seulement les instances dirigeantes ainsi que ceux qu'il nommait les « causes perdues », ceux qui se sont perdus dans leurs docilités au pouvoir.

-Tu ne vois pas d'alternatives ?

L'écho d'anciennes introspections d'Insitivus manquèrent de me faire suffoquer. S'il en venait à cette conclusion-là, c'était parce qu'il en avait fait l'épreuve au prix d'échecs passés.

Quand la modération ne suffit pas, l'extrême est inévitable.

J'ai vu les bas-fonds de l'humanité, j'ai vu l'esprit humain se scléroser, j'ai vu la morale se déliter au profit de la survie, j'ai vu la folie gagner la morale. Si pour respecter ce qu'est être humain, il faut être inhumain alors ainsi soit-il.

Je fermerais la boite de Pandore, quoiqu'il m'en coute.

L'héroïsme, ça n'est pas se sacrifier pour la sauvegarde de tous. Le vrai héroïsme c'est de tuer ses frères pour sauvegarder ses fils.

Des propos d'Insitivus, deux de mes pensées germèrent simultanément au sein de l'arbre éthéré :

Une à la cime.

-Qui te sauvera toi, Insitivus ?

L'autre à la racine.

Tu me rappelles énormément la Noire Candeur.

Ces songes s'échappèrent de mon esprit malgré moi, sans qu'aucun garde-fou n'ait le temps de s'interposer à la naissance de cette idée. Certains visages d'Insitivus se mirent à hurler, me faisant percevoir l'étendue de son tourment. Ces regards, déchirés par la mélancolie, hantent encore mes rêves.

– Toi-même n'as-tu pas honte de l'héritage qu'ils t'inspirent. N'aspires-tu pas à quelque chose de plus pur ? Ne penses-tu pas l'humanité vaut mieux que cela ? Nous pouvons proposer une alternative à cette barbarie ordinaire.

–Nous tendons vers un but commun, Insitivus. Seulement pour y parvenir nos routes s'opposent. Je ne peux me résoudre à massacrer ne serait-ce qu'une partie de mon peuple au nom de sa salvation. Je préfère mourir humblement plutôt que de commettre un génocide, même pour la meilleure cause qui soit.

Quelque part entre le sommet et la souche, un aspect d'Insitivus fut épris d'un rire jaune.

– Je suis passé par là, Zachary... J'ai essayé d'emprunter ce chemin. Ce qu'il en a résulté n'était en rien satisfaisant. A force de restreindre ses moyens, on ne finit que par restreindre les résultats.

La logique d'Insitivus, aussi séduisante qu'elle pût être, était entachée par un sentiment malsain, de réalisme insupportable. Il rêvait d'un monde meilleur avec autant de vivacité qu'il méprisait ce monde ci. Il avait essayé de construire son idéal avec retenue, désormais ce serait au prix du sang et de larmes qu'il parviendrait à ses fins.

Mon empathie m'interdisait de suivre Insitivus. Plus je m'interrogeais sur l'immuabilité de ses réflexions, plus je me questionnais sur son état mental : était-ce de la démence ou le fruit de quelque chose de rationnel. Quand je pris conscience de la transparence de mes raisonnements, je fus comprimé par l'embarras. Je me sentis prisonnier d'un mode de communication pervers, m'exhibant entièrement sans aucune forme d'échappatoire. Pourtant, alors que mon compère comprit que je pouvais le catégoriser comme fou, il n'y eut aucune colère, aucune violence.

Insitivus capta ma confusion et y répondit par une autre réflexion :

– Je sais. J'étais comme toi avant. Rétrospectivement, je me serais probablement jugé comme dérangé, si enfant, on m'avait confronté à ce que je suis devenu. Nous verrons si, le moment venu, tu te rallieras à mes idées.

Je ne savais plus quoi spéculer. Il était trop difficile pour moi de le concevoir comme quelqu'un de bien pourtant il n'était pas fondamentalement mauvais... Pour quelqu'un dont l'objectif tendait vers le génocide.

Garde à l'esprit qu'il serait inadapté de dresser un portrait d'un être uniquement par ses travers. Prends du recul, tu n'es pas exempt de zones grises, regarde.

Il entraina une partie de mon esprit à se regarder lui-même, dirigeant l'écoulement de la sève vers la racine de l'arbre, exposant mon esprit face à ses propres travers d'une manière épouvantablement trop intense. Si l'expérience m'était jusqu'à présent épanouissante, l'épreuve d'être confronté à ma propre psyché avec beaucoup trop de clarté fut le déclencheur qui me poussa dans l'inconscience.

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