Chapitre 17 : Vivre et laisser vomir

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L'ascension du mont de sable terminée, il était temps de profiter d'un repos mérité. Cyclope prit la décision de faire un feu avec le matériel de fortune qu'il avait récolté lors de notre expédition. Après quoi, il cuisit la viande de lézard qu'il avait chassé plus tôt dans la journée. Si mon esprit me poussait à condamner la consommation de viande, la faim agissait à ma place. Je me joignis à son dîner en maudissant mon incapacité à mettre en accord mes réflexions à mes actions.

-Cyclope ?

Il détacha l'attention de son morceau de viande pour la reporter sur moi.

-Mh ?

Abdiquant mentalement, comme honteux après un échec il me fallait reconnaître mon erreur.

-Désolé pour tout à l'heure. Ce n'était pas seulement l'œuf qui m'a mis en colère. C'était de te voir tuer. Tuer une mère qui plus est. Chez moi, ça serait inacceptable... Ici c'est nécessaire.

Il répondit machinalement, comme s'il citait quelqu'un ou une expression.

-Pense quand tu peux, survie le reste du temps.

-C'est une leçon que je ne suis pas prêt d'oublier.

Un adage simple, efficace tout en étant plein de sens. L'enseignement que j'en tirais se résumer en une phrase : Si bel est ta morale, elle est parfaitement vaine si elle conduit à ta mort. Ça ne remet pas en cause la pertinence de ta morale, c'est juste un moment suspendu dans le temps où tu ne peux pas l'appliquer.

Sans le vouloir, mes songes m'emportèrent dans un dialogue intérieur irrépressible.

-N'est-ce pas exactement ce que fait la Noire Candeur ? Quand elle envoie ses élus explorer les Terres Mortes.

-Ce n'est pas contre ça que je lutte. Je lutte contre un système qui ne laisse pas le choix. Je lutte contre un système qui pousse constamment autrui à surveiller son frère. Je lutte contre un système qui impose à l'opprimé son propre sacrifice.

Cette réflexion en plus d'achever mon soliloque mental, me libera de cette empathie impromptue à l'égard des dirigeants du dôme de l'Ouïe.

Je soupirais pour revenir aux propos de mon ami géant :

Est fautif celui qui, lorsqu'il le peut, n'agit pas en fonction de sa propre morale.

Sacraliser sa morale n'était donc pas aussi sain que je le pensais, puisque quand l'urgence contraint de s'y dérober, la culpabilité veillera à ta souffrance. Une souffrance vaine et parfaitement illégitime.

-Problèmes ?

Mon compère me ramena à la réalité, j'étais en effet silencieux depuis un certain temps.

-Pas vraiment, non. Je... m'étonnais, tu parles de plus en plus comme moi.

Un sourire amusé aux lèvres il me répondit.

-Tocards tous apprendre ta manière de parler. Après apprentissage, chacun choisir comment parler. Souvent Tocards choisir comme moi. Phrase courte, grammaire simplifié. Plus efficace dans action.

Il marqua un temps de pause pour construire sa phrase, son visage reflétant l'effort de concentration qu'il employait alors qu'il prit une longue inspiration.

Si je le souhaite, je peux parler comme toi. Ça fait juste très longtemps que j'ai arrêté de le faire. J'ai du juste oublier beaucoup... comment on faisait.

Il soupira en relâchant sa concentration.

Pouvoir parler comme toi si vouloir. Pas faire depuis longtemps, peut être oublier. Même phrase, plus simple, plus pratique, plus efficace, plus compréhensible. Plus Tocard.

Je restai un certain temps figé de surprise, alors que l'étendue de mon erreur de jugement se révélait à moi. Je n'avais jamais compris la culture des Tocards, peut-être même que je ne la comprendrais jamais. Je les pensais de prime abord primitif, depuis je n'ai fait que réviser mon jugement. J'en arrivai maintenant à un point où ils me semblaient absolument fascinant. Tant de facettes différentes pour un peuple paraissant si simple.

Notre repas se termina sous les meilleurs augures, la conversation battait son plein, ce moment de répit était le bienvenu après une longue journée de marche.

-Avant que nous allions nous coucher, il serait de bon ton de décider d'un tour de garde, non ?

-Pas besoin. Egouts toujours dangereux. Tocards toujours vigilants, même dans sommeil.

Cela avait beau sembler imprudent, je devinais qu'avoir l'habitude d'être constamment sur ses gardes apportait un certain crédit à son affirmation.

Ce fut à mon tour de le surprendre lorsque je lui présentai notre abri pour la soirée. Une semaine auparavant, lorsque le transfert d'esprit à esprit entre Insitivus et moi me fit tomber dans le coma, je m'étais réveillé dans la tente d'Insitivus. Puisqu'il était parti à mon réveil, j'en ais déduit qu'il m'en faisait cadeau. Fort heureusement, elle était assez grande pour contenir un colosse comme Cyclope ainsi que ma personne. Mon acolyte s'émerveilla de la flore holographique qui s'affichait au sein de notre abri, m'abreuvant de questions sur maintes et maintes plantes qu'il n'avait jamais vues.

En cette nuit de voyage dans les Terres Mortes, mon sommeil ne fut point interrompu. J'eus l'impression que ce fut une première.

Dominant l'espace de sa luminescente colère, le soleil sorti de sa léthargie. Irradiant les Terres mortes de ses rayons pénétrant, l’astre était fin prêt à nous fouetter l'épiderme pour avoir eu l'audace d'arpenter son territoire.

Bien que cette nuit de sommeil fut la bienvenue, elle n'avait pas été aussi réparatrice que je l'aurais souhaitée. Plus embrumé que d'habitude, je m'éveillai en proie à un mal de tête considérable. Je m'étirai mollement pour m'affairer à replier mes affaires. Cyclope quant à lui semblait en pleine forme, il émanait de lui un entrain matinal rafraichissant. Je m’en serais volontiers inspiré si je n'avais pas été incommodé.

-Mal dormi ?

-Pourtant si... j'ai juste un peu mal au crane, espérons que ça passe plus tard dans la journée. Ne tardons pas trop à nous mettre en route, s'il te plait. Marcher me divertira de mon mal.

Ainsi, laborieusement nous nous mîmes en route. J'employais toute mes forces à me concentrer sur la tâche. Cyclope semblait avoir capté ma détresse et me ménagea en portant la majorité de nos affaires. Au fil de la journée, son regard devint de plus insistant, plus soucieux. La proximité avec le dôme de l'ouïe était une bénédiction. Naïvement, je pensais que descendre la montagne de sable ne serait qu’une formalité. Il n'en était rien. Bien au contraire, comme à l'ascension, rester en permanence sur ses gardes était nécessaire, assurer la pose du pied revenait à jouer à la roulette russe. Je m'armais de courage à chaque vision du monument dédiée à l’ouïe, chaque pas qui nous rapprochait de lui renforçait ma détermination.

Arrivé au pied de la montagne, le soulagement était à la mesure du risque.

Je pris quelques instants pour retrouver mes esprits alors qu'une douleur aigue me ravageait le ventre.

-Cyclope... on va devoir faire une pause. Juste cinq minutes.

Mais que se passe t’il depuis ce matin ? J'en viendrais presque à préférer les supplices que m'infligent la culpabilité...

Juste cinq minutes... ça ira mieux après.

Evidemment je n'en savais rien, j'essayais de m'en convaincre, comme si cela allait rendre mon allégation plus crédible. Manifestement l'inverse se produisit puisque le visage de Cyclope se crispa d'inquiétude. Je n'eus pas le temps de prendre la pleine mesure de ses craintes que mon gosier se gorgea jusqu'à obstruction. La seconde suivante, je la passais à vomir du sang jusqu'à sombrer dans l'inconscience.

J'accueillais le néant avec une sérénité libératrice. Il était enfin temps de baisser les armes et de profiter d'un repos salvateur. Tout autour de moi était baigné par le néant. Rien pour défier l'immensité indomptable. Pas même moi.

Seul et immatériel, je me sentais flotter dans ce moment suspendu dans le temps. Etait-ce cela la mort ?

Une part de moi regrettait mon existence passée, il restait encore tant de choses à faire... d'un autre côté, c'était une douleur de chaque instant. Tous mes choix me conduisaient à la culpabilité, au poids de mes responsabilités, même lorsque j'étais convaincu d'agir pour le bien commun.

Désincarné de la sorte, j'avais l'impression de faire partie d'un tout, d'un système cohérent. J'ignorais si l'espace qui m'environnait était peuplé d'esprit qui, comme moi se dérobait au regard d'autrui, cependant cette pensée me réconfortait.

-Frères et sœurs humains, je n'ai pas besoin de vous voir pour vous aimer, qui que vous soyez, désormais nous sommes tous unis dans le dernier sommeil. Rêvons tous ensemble d'un monde meilleur mes amis, j'atten....

Je rouvris les yeux comme guidés par un instinct inexplicable. Être ramené à la réalité était une véritable déception. De la déception naquit une angoisse tentaculaire s'emparant de ma lucidité. Comme dans mon rêve je flottais, comme dans mon rêve j'étais seul :

Seul.

Le corps immergé dans une cuve de liquide verdâtre.

Seul.

Un appareil respiratoire était l'unique artifice me préservant de la noyade.

Seul.

Baigné dans cette solution, mes larmes fuyaient mes yeux pour remonter mes tempes.

Seul.

Impuissant et désarmé, j'étais nu face à mon destin.

Si la peur est souvent l'ainée de la colère, mon esprit choisit plutôt de se réfugier dans les bras du désespoir. Le silence était le seul témoin de mon effroi.

Je sentais que mon pouls s'emballait, tantôt il s'accélérait, tantôt mon cœur sautait quelques battements. Aussi pur qu'était l'air envoyé par le respirateur artificiel, je sentais pourtant que l'oxygène me manquait : comme si mon corps, surchargé par l'émotion refusait de le filtrer. Ma vue s'éteignait petit à petit. Les coups de chaud se mélangeaient aux sueurs froides. J'arrivais au seuil duquel mon esprit n'allait devenir que pure terreur, incapable de pensée consciente. J'eus le temps de formuler un dernier songe avant de revenir à un état animal.

Ramenez-moi dans le néant. Libérez-moi de cette existence effroyable.

Ma plainte ne s'adressait à personne. Et personne ne me répondit. J'étais de toute manière incapable de prononcer le moindre son tant que j'étais intubé. La panique me poussait toutefois à appeler à l'aide dans un effort parfaitement futile.

Lorsqu'enfin je perdis tout espoir, mon regard se figea. Mon corps tout entier se raidit alors que j'attendais la mort.

Dans cet état de nerf, le temps n'a plus aucun sens. Il pouvait s'être écouler des secondes aussi bien que des mois. Il m'a semblé que cet instant, tout comme mon rêve, était figé dans le temps. Une part de moi serait à jamais emprisonné dans cette cuve.

Une éternité plus tard, je sentis le niveau du liquide vert désemplir, me ramenant à une forme de conscience. Le liquide avait beau être relativement transparent, je n'avais que très peu prêté attention à mon environnement. Je pouvais désormais voir qu'un infirmier quittait une console de commande à toute vitesse pour sortir de la salle.

Mes tourments auraient donc un sursis.

Il était temps d'estomper mes craintes, de relâcher cet état d'hyper-vigilance qui a rendu ma mort tangible. Je sentis le poids de la fatigue crouler sous mes paupières. Je ne savais plus si je clignais des yeux ou si je dormais par intermittence.

Lorsque je rouvrais les yeux, la cuve ne contenait plus que moi, parfaitement nu. L'infirmier et Cyclope me faisaient face, pourtant j'étais trop fatigué pour être embarrassé.

Je ne m'attendais à rien, je n'étais plus en état de m'attendre à quoi que ce soit. La virulence de la réalité pouvait tenter de m'éblouir l'esprit, je n'étais plus en état ni d'être émerveillé ni désenchanté.

Alors que l'infirmier s'affaira sans un mot à mon égard à m'ôter le respirateur qui obstruait mes lèvres, Cyclope plaqua son index à ses lèvres pour m'inciter à me taire.

Comme si la vie m'avait quitté, j'étais incapable d'en penser quoi que ce soit. La seule chose que j'étais en capacité de faire était d'obéir sans me poser de question. Je n'aspirais qu'au repos, aussi j'obéis aveuglément, espérant que ma servitude me conduise à un lit.

L'infirmier passa la paume de ses mains devant mes yeux, captant immédiatement mon attention. Il pointa ensuite ses propres tempes puis les miennes.

Je ne comprends pas et je n'ai pas envie de réfléchir.

D'une main, il se saisit d'un appareil qui me semblait familier, sans parvenir à l'identifier. De l'autre il me fit un décompte en abaissant ses doigts au fur et à mesure.

5.

Quoique ce soit je n'en veux pas...

4.

Laissez-moi dans cette cuve.

3.

Pourquoi Cyclope ne m'aide pas ?

2.

Attendez...

1.

La fatigue faisait de moi un petit être vulnérable, par tous les moyens je cherchais à me dérober à mon destin : totalement désarmé, ma seule échappatoire fut de fermer les yeux.

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