Chapitre 24 : La thérapie du psychopompe.

24 minutes de lecture

Je pensais pouvoir domestiquer la mer et ses dangers. Je n’étais plus qu’une carcasse fébrile qui se débattait pour échapper à la mort. Mes pieds réclamaient du sol, de la terre, de la sécurité. Mon corps me rappelait constamment à l’ordre, je ne comptais plus les fois où j’avais ingurgité de l’eau de mer par erreur. Je ne savais plus tout à fait si j’étais mal à cause de l’effort ou si le sel marin me causait des nausées.

Alors que je touchais au but, mon engouement fut interrompu par une barrière tentaculaire. Un système de sécurité infranchissable qui menaçait de m’empaler à la moindre incartade. Désespéré au point de m’en remettre à ma bonne fortune, je nageais autour du dôme et y découvrit un embarcadère, une barque et un homme.

L’inconnu et moi échangions un moment suspendu dans le temps, où l’un comme l’autre, parfaitement incrédule, ne parvenait pas à réaliser ce que la vue imposait comme évidence.

En un instant il comprit la gravité de ma situation. Je me sentis sauvé dès l’instant où ma détresse se refléta dans son visage. Son regard me fit immédiatement me sentir comme miraculé.

Il détacha immédiatement les amarres de sa barque pour voguer dans ma direction. Lorsqu’il fut à portée, il me tendit sa rame pour me hisser à l’intérieur de son embarcation.

J’aurais voulu me jeter dans ses bras et pleurer toutes les larmes de mon corps. J’aurais voulu lui hurler ma gratitude jusqu’à en finir muet. J’aurais voulu me mettre à genoux et lui baiser les pieds, bénir l’instant qui a poussé la providence à me mettre sur le chemin de cet homme.

Je ne trouvais que la force de me recroqueviller sur moi-même et de reprendre mon souffle.

La rigidité du bois de sa barque m’était d’un réconfort inqualifiable.

Je ne suis plus sur l’eau… je ne vais pas mourir noyé… je ne suis plus sur l’eau… Je ne vais pas mourir noyé…

Je me répétais ces pensées comme une litanie rassurante. Il me fallut un certain temps pour me convaincre que j’étais sauvé, pourtant j’étais bien sain et sauf.

Reprenant péniblement mes esprits, mes muscles ankylosés défiaient ma volonté, à défaut de me redresser, j’essayais de faire bonne contenance et de m’assoir.

L’homme me dévisageait, manifestement troublé, il n’y avait aucune animosité dans ses traits, seulement de la surprise. L’être qui me faisait face devait avoir la cinquantaine, son visage était marqué par de profondes rides, comme si le sel marin avait buriné son visage pour y graver l’océan. Il était vêtu d’une casquette de marin d’où dépassait légèrement une chevelure poivre et sel. L’individu semblait massif, trapu. Son regard brillait d’une lueur de malice qui tranchait avec son aspect bourru.

Quand il estima que j’avais vaguement récupéré, il m’adressa quelques mots d’une voix rauque.

-Au risque de paraître stupide, permets-moi de te demander… ça va ?

Je n’aurais pu répondre sincèrement à cette question que par des rires ou des larmes. Quand je me sentis en capacité de répondre, j’enchaînais d’une voix faible et paniquée.

-Avec moi… il y avait quelqu’un avec moi. Tu l’as vu ? Dis-moi que tu l’as vu… dis-moi que tu l’as vu

Ma voix se perdit dans un murmure inaudible alors que mon attention se reportait sur cet enfer bleu duquel je venais de réchapper.

-Nous sommes seuls, l’ami. Je n’ai vu personne d’autre.

Formuler une phrase entière me mettait au supplice, j’avais la sensation que je mâchais un mot sur trois.

-J’étais avec quelqu’un, s’il te plait, fais le tour du dôme. Prends quelques instants pour le chercher, c’est important.

Mon sauveur s’exécuta, il s’affaira à faire le tour du dôme pendant que je jetais des regards paniqués, à la recherche de mon frère.

Il est là… il est forcément là…

Le marin ne dit mot tout le long de la traversée. Je savais ce que son silence me hurlait. Que je devais probablement me faire une raison, que ma survie était en elle-seule miraculeuse, que mon compère n’avait probablement pas eut la même chance. Répondant à ses accusations muettes, je rugis.

FOUTAISE. Il est là, il est forcément là… C’est le plus fort de nous deux… il a forcément trouvé un moyen…

J’essayais d’infirmer ce que la raison me dictait. Malgré la force de mon déni, mon esprit savait. Les larmes coulèrent sans que je n’eus aucun contrôle dessus. Plus je perdais l’espoir de retrouver mon compagnon, plus mon âme se vidait.

Quand nous arrivâmes à quai à nouveau, je regardais le plancher de la barque, d’un air totalement éteint, vide. Le marin arrima l’embarcation et demeura tapis dans un silence de commémoration.

Un mort de plus… par ma faute.

Passé un certain temps, il but une lampée d’une flasque en cuir qu’il me tendit juste après. J’avalai une grande gorgée d’un liquide aux accents légèrement fruités qui me brula la gorge. Je manquais de m’étouffer puis lui rendait sa fiole.

Lorsque je n’eus plus de larme à pleurer, l’homme de mer me posa une main sur l’épaule.

La situation dépassait ce que les mots pouvaient exprimer. Le désespoir et la solitude qui m’accablaient faisait passer mes courbatures pour des frivolités.

Une autre part de moi est morte dans ce voyage. Me reste-t-il seulement quelque chose de mon âme ?

Epuisé moralement et physiquement, seul la douleur mettait encore un peu de vie dans la coquille vide que j’étais devenu.

Le matelot se mit à entonner un chant marin faisant honneur aux disparus, à ceux que la mer emporte. Une mélopée qui maudit la triste fortune qui enlevait les braves à leurs familles. Son timbre reflétait la douleur de celui qui survie à ses frères. J’étais seul et misérable et je pouvais sentir que lui aussi.

Bercé par cette mélodie envoutante, mes paupières lourdes se refermèrent pour prendre le repos que mon corps réclamait avec insistance.

A mon réveil, j’étais toujours sur la barque mais elle n’était plus à quai. Le marin ramait inlassablement en direction du rivage. J’émergeais péniblement, aussi, il me fallut un certain temps avant de remarquer la troisième personne à bord. L’homme devait avoir la trentaine, son attention semblait absorbée par l’horizon au point qu’il ne remarqua même pas mon éveil.

Je me raclais la gorge pour manifester ma présence. Seul l’homme de mer réagit.

-Pardon mon gars, j’ai dû me remettre en route. Le travail m’appelait. Je ne voulais pas te réveiller pour autant, alors je t’ai amené avec nous. N’ait aucune d’inquiétude, je te ramènerai sur le quai si tôt que nous toucherons la berge.

J’étais trop triste pour être déçu, plus rien ne pouvait m’atteindre, je n’accueillais ses paroles qu’avec un semi intérêt. Ma curiosité s’attarda sur l’homme toujours silencieux à nos côtés. Aussitôt, le marin me prévint.

Ne prête pas attention à lui. Son destin est scellé.

Endeuillé par la perte d’un être cher, je sentais mon regard se teinter de condescendance. Mon ton oscillait entre une relative indifférence et la raillerie.

-Nous sommes tous voués à mourir. Nous connaissons tous la fin de notre histoire. Qu’est ce qui diffère chez lui ?

Le matelot cracha un glaviot dans l’océan, une part de moi voyait dans ce geste qu’il répudiait les paroles qu’il allait prononcer.

-Son existence est déjà terminée. Ce n’est plus un homme, c’est un tribut. Tu auras beau lui parler, jamais il ne te répondra.

J’agitais ma main devant le visage de l’inconnu, comme pour vérifier s’il était toujours conscient. L’être ne cilla pas. Il respirait, clignait des yeux mais en dehors de cela… aucun autre mouvement.

Il est comme moi, inexistant et vide.

-Que lui est-il arrivé ?

L’homme de mer ricana d’un rire jaune.

-La bonne question serait plutôt que nous est-il arrivé ? Quelle folie nous a amené à accepter l’inacceptable.

Je nageais dans un bassin d’incompréhension.

-D’accord alors… tu parlais d’un tribut ? auprès de qui ?

Le marin soupira de lassitude.

-Chaque semaine, le dôme doit s’acquitter d’une … « contribution » aux cafards. Notre peuple est pris en otage, notre survie est tolérée tant que nous payons. M’est d’avis qu’on devrait plutôt parler de sursis que de survie.

Cette fois ci ma curiosité était piquée à vif. L’espace d’un instant, j’abandonnais mon deuil dans ce questionnement.

-Vous avez établi un contact avec les cafards ? Vous pouvez leur parler ? Ils vous ont parlé ?

Le matelot arborait un sourire qui n’exprimait aucune joie.

-Parler est un bien grand mot. Un jour un cafard a volé jusqu’à nous. Accroché à sa carapace il y avait une note : « Nous réclamons une âme par semaine sans quoi votre ruche toute entière est condamnée »

Les cafards écrivent ? Qu’est ce qu’il me dit là ? Il est en train de se payer ma tête, non ?

L’homme de mer poursuivi.

Je vois bien ta tête. Notre réaction fut la même. Personne n’en revenait. Tout le monde pensait que c’était des foutaises. Que c’était impossible. Tout le monde a pris ça pour des menaces en l’air.

Je regardais le marin avec méfiance.

-Alors, qu’avez-vous fait ?

Alors qu’il me répondait, il ramait avec une aisance hors du commun, malgré les vagues et le vent.

-Rien justement. Bien mal nous a pris. La bête est repartie et nos vies ont repris leur cours normal. Une semaine plus tard, les cafards sont revenus en nombre. C’était un vrai carnage. Chaque cœur qui bat au sein du dôme est un miraculé.

Alors que nous accostions à proximité de la plage, le tribut se leva pour s’extirper de la barque. Tout au long du voyage il me semblait absent, presque inerte. Seul ses yeux témoignaient du semblant de vie qui l’animait. Alors qu’il progressait vers le rivage, l’homme semblait guidé par une volonté immuable, ses gestes me paraissaient méthodiques, d’aucuns diraient robotiques.

-Et depuis… chaque jour un humain se sacrifie pour la survie du reste ?

Un rictus amer s’installa sur les lèvres du marin.

-Tu es proche de la vérité, oui…

Je haussais les sourcils, dubitatif.

-Qu’est ce qui me manque ?

Le matelot fit demi-tour avec la barque et entama le trajet de retour.

-Ce n’est pas exactement du volontariat. On est désigné.

La situation me rappelait fortement les problématiques issues de mon propre dôme.

Chaque semaine a lieu une cérémonie où le doyen du dôme va désigner quelle famille devra payer le prix. Après quoi c’est à la famille de désigner lequel de ses membres deviendra le tribut de la semaine. Certains enfantent spécialement pour le sacrifice, ils préparent toute leur vie l’enfant jusqu’au jour J. La progéniture mènera une vie de dieu parmi les hommes jusqu’au moment où son heure aura sonné.

Je mobilisai mon sang froid pour museler mon mépris quant à cette pratique qui m’inspirait une colère sourde.

-Et que se passe-t-il si le désigné refuse de se sacrifier ?

Le matelot désigna un point sur sa nuque sur lequel je vis une sorte de cicatrice.

-Nous n’avons pas exactement le choix, si tu vois ce que je veux dire.

Je fronçais les sourcils avant de rétorquer.

-Justement, non je ne vois. Qu’arrive-t-il ?

Le marin sembla stupéfait.

-Que la victime soit consentante ou non, on active sa puce et on le guide jusqu’à moi. Le tribut n’a alors plus son libre arbitre, comme tu as pu le voir tout à l’heure…

C’est bien pire que chez moi… bien pire. Certes on m’a trompé en m’envoyant aux Terres Mortes, mais au moins j’ai gardé mon libre arbitre, j’ai gardé le contrôle de mon corps. Ici c’est à la fois plus civilisé et plus barbare encore.

-Et cette « puce » tout le monde en a une chez vous ?

L’homme de mer planta son regard dans le mien.

-Qu’est-ce que tu entends par là ? Tout le monde a une puce …

Son regard dévia pour inspecter ma gorge. Machinalement, je portais une main sur ma nuque pour entraver son enquête.

Je ne savais pas tout à fait si l’homme capta mon malaise ou s’il se désintéressa spontanément de son enquête. D’une manière frivole j’essayais d’enfoncer le clou en changeant de sujet. Je m’efforçais en vain de prendre le ton le moins ironique possible.

-Et c’est vous que l’on a chargé d’accompagner les tributs à leur … « rencontre avec le destin ».

Je pressentais dans le ton de sa voix que notre échange avait valeur thérapeutique, je ressentais un éclat caractéristique dans sa voix. L’éclat de ceux que l’on n’écoutait jamais et qui pourtant avait tant à dire.

-Voilà plus de vingt ans que j’occupe ce poste. Vingt ans que j’envoie mes frères à la mort. Vingt ans que je suis le dernier visage que les condamnés voient. Ils ne s’imaginent pas à quel point c’est dur. Croiser mon regard est devenu synonyme de mort. Je prends mon travail comme un honneur. Non pas qu’il m’attire la gloire, c’est même l’exact inverse. Mon métier est atroce cependant mon sacrifice préserve quelqu’un d’autre de la folie qu’est cette tâche. À chaque traversée, c’est un peu de moi-même qui part. Je meurs un peu plus à chaque tribut.

J’avais beau répudier son rôle, sa sincérité me touchait. J’éprouvais un profond sentiment de sympathie à l’égard de cet homme brisé.

-Finalement en me secourant tu as déjoué le sort, non ? tu as sauvé une vie au lieu d’en accompagner une à la mort.

De là à dire que je l’ai sauvé...

-C’est vrai, oui. Mon existence serait plus lumineuse s’il y avait plus de tarés comme toi qui manquaient de se noyer à côté de ma barque.

Il fut secoué par un rire tonitruant.

-Et donc… tu es mal vu au sein du dôme ?

Le marin soupira à nouveau.

-Ils s’imaginent que je suis un « séide du démon ». Ils me perçoivent plus comme un croquemort que comme un passeur. Un mauvais signe. Ma compagnie jetterait le mauvais œil à quiconque aurait l’audace de me parler. Entre superstition et rumeurs, je n’ai jamais eu bonne réputation. Je n’y prête plus vraiment attention. Je me suis fait une raison et il devrait en faire de même. En s’éloignant de moi ils s’imaginent qu’ils auront moins de chance d’être choisi.

L’espace de quelques instants, sa voix se teinta d’un accent prophétique, profondément fataliste. Je pus lire dans les traits de son visage, une mélancolie assumée, comme si la douleur avait façonné sa personnalité des années durant.

Tous se bercent naïvement d’espoir, s’imaginant que puisque leur famille n’a jamais été choisie, leur place dans la société les hisse au-delà du jugement suprême. Tous mordront la poussière. Tous passeront par ma barque. Même moi, il est vraisemblable qu’un jour je finisse sur le siège passager. Après tout personne n’est irremplaçable. Quel savoir sera perdu à ma mort ? Comment utiliser une pagaie ? Quiconque a deux bras et un peu de volonté peut réaliser mon travail.

L’homme de mer s’était lancé dans un monologue vibrant de passion, aussi je n’osais pas l’interrompre, pourtant ses propos appelaient à une réponse que je me gardais bien de formuler.

Comment forger son être de sorte à être aussi résilient ? Comment affronter vingt ans d’horreur quotidienne sans se noyer dans la douleur ? Qu’est-ce qui pousse un homme à se sacrifier pour un peuple qui le déteste ? Ce savoir me serait riche d’enseignement.

Le plus dur c’est d’être ostraciser. Le plus dur c’est d’assister impuissant à la mort de ses pairs. Le plus dur c’est quand l’horrible cesse d’être affreux et qu’il devient ton quotidien. Je meurs avec chacun de mes passagers alors même que mes frères m’imaginent en traitre.

Sa voix tressaillait d’émotion, on pouvait y lire toute l’abnégation dont il faisait preuve.

Je ne trouve de la fierté dans ce que je fais uniquement parce que la tâche est abominable. Ma fierté c’est que personne d’autre n’ait à subir ça. Je ne souhaite à personne de voir la mort aussi fréquemment. On en ressort pas indemne, tu sais ?

Je n’eus pour réponse que de lui poser une main sur l’épaule en signe de solidarité. L’espace d’un instant je repensais à Cyclope et communiait avec la tristesse du passeur. Passé quelques instants de recueillement silencieux, je repris.

-J’espère qu’un jour, tes frères honoreront ton sacrifice à sa juste valeur.

Il me répondit avec un demi sourire aux lèvres.

-M’est d’avis que cela n’arrivera pas de mon vivant.

Nous étions enfin arrivés à bon port, le marin commença à arrimer sa barque à l’embarcadère. D’un signe de tête, il me fit signe de sauter sur le quai. Naturellement mon regard se porta vers le dôme avec fascination et appréhension. Malgré moi, je m’en approchais en me demandant quelle folie j’allais découvrir en son sein.

L’homme de mer me siffla pour accaparer mon attention une dernière fois.

Quel est ton nom, l’ami ?

Je me retournais vers lui pour lui lancer d’un ton amical.

-Zachary. Et toi ?

-Un plaisir, Zachary. Khárôn te salut.

Je m’inclinais respectueusement.

-Je n’oublierais jamais ce que tu as fait pour moi, Khárôn. Merci de tout cœur. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir avant de rentrer dans le dôme ?

-Ne touche pas aux seringues et ne t’attends pas à recevoir un accueil chaleureux en rentrant dans le dôme. Tous se traiteront au mieux comme un paria, au pire comme un danger.

D’un signe de tête, je lui adressais un remerciement avant de tourner les talons.

Je franchis les derniers mètres de ce ponton de bois pour m’introduire dans le dôme des deux sens. Alors que je m’apprêtais à rentrer prudemment, je me rendis compte du poids de la solitude. Entre deux corridor qui séparaient l’intérieur de l’extérieur, mes songes m’assaillirent de tourment.

Il fut un temps ou Cyclope et moi se serions accordé d’un regard sur la marche à suivre, qui passe en premier, fait-on irruption brutalement ou préfère t’on l’infiltration, etc.

Je poussais un soupire de chagrin.

Tu es mort loin de chez toi… tes frères ne pourront même pas te rendre les derniers hommages. J’essaye de ne pas imaginer ton corps, gonflé par la noyade… à moins qu’il ne fut déjà réduit en charpie par les différents monstres de cet océan sordide. Ça aurait dû être moi… C’est moi qui t’es entraîné là-dedans. Pardonne-moi mon frère. Quand j’aurais terminé ce voyage, j’irais annoncer la nouvelle de ta mort à ton peuple.

Ma tristesse me rendit négligeant. Mes yeux étaient ouverts pourtant je ne voyais rien. Mon âme toute entière se noyait dans l’amertume. Mes sens n’étaient ni troublés ni engourdi, mon émoi prenait simplement le pas sur eux.

Mon esprit ne faisait que me rappeler des moments de camaraderie passé avec le tocard. Dans une boucle sans fin de remords et de regrets, je me sentais me dissoudre dans le deuil.

Dans cette torpeur continuelle où les souvenirs s’enchâssaient les uns aux autres, une déformation visuelle vint teinter ma mémoire. Ce fut d’abord une tache qui noircissait une partie de mes souvenirs puis bientôt la marque prit la forme d’une mâchoire. Une mâchoire qui n’était pas exactement humaine, peut-être plus proche de celle d’un canidé. Les dents s’entrechoquaient vigoureusement dans une tension à la mesure de mon affliction. Brusquement, la bête humaine qui sommeillait en moi m’aboya des ordres que je perçus avec une limpidité troublante.

CONTINUES. BATS-TOI. TU MOURRAS QUAND JE L’AURAIS DÉCIDÉ. PAS AVANT.

Je n’étais pas inconscient pourtant il me semblait que je repris possession de mon corps. Mes sens redevinrent une source d’information cohérente et mes souvenirs furent enfouis dans un coin sombre de mon esprit. Après m’être ressaisi, je repris ma progression jusqu’à arriver à une ouverture qui me fit découvrir les merveilles du dôme des deux sens.

De l’extérieur, le dôme impressionnait par ses dimensions gargantuesques. De l’intérieur, le dôme brillait par une architecture romane qui reflétait un savoir-faire hors pairs. C’était manifestement l’œuvre de bâtisseurs d’exception. J’observais, fasciné, une succession de voute en berceau rendant une sensation étrange, comme si les courbes du plafond appelaient de leur tracé à la progression.

Les murs de pierre eux-mêmes étaient chargé d’histoires. Chaque paroi était ornée par des gravures soignées qui affichaient un bout d’histoire, illustraient une coutume, et mettaient en valeur ce que j’imaginais être des figures saintes. On devinait derrière ces représentations un profond respect autour de la mer, la plupart de ces fresques présentait quantité de choses lui étant liées. On pouvait y voir nombre de représentation autour de la faune marine. On y mentionnait des pratiques qui s’apparentait à de la purification par l’eau. D’autres encore relatait comment les humains apaisaient les humeurs de la mer au travers d’offrande, comme s’il s’agissait d’une divinité.

Jalonné par d’épaisses colonnes de pierre, le chemin que j’empruntais menait à un marché où les autochtones vendaient diverses nourritures. J’y reconnus diverses variétés de poissons, des sacs de riz, différentes algues, etc. L’activité battait son plein, les vendeurs essayaient d’attirer le chaland en vantant la fraicheur de leur poisson ou les vertus de leurs produits. J’avais autant d’intérêt pour les denrées que pour les individus, j’aurais voulu être invisible pour les observer dans la quiétude de leur quotidien.

Malheureusement pour moi, me fondre dans la masse n’était pas une option.

L’uniforme du dôme de la vision se distinguait par ses couleurs noirs et violettes, mais également par sa qualité de finition. Ici, les gens étaient tous vêtus de haillons. Tous plus délabré les uns que les autres. On devinait derrière cette étrange coutume que les locaux associaient l’usure de leurs vêtements à une forme de fierté.

Je comptais profiter de la foule environnante pour ne pas me faire remarquer pourtant, à peine je fis quelques pas, que les premiers regards méfiants me firent me sentir étranger. Je devinais tout autour de moi une série de commentaires désobligeants à mon égard et mis un point d’honneur à baisser la tête et de poursuivre mon chemin.

-Que la mer emporte le métèque

Tout autour de moi pleuvait des crachats et des torrents d’insultes. On me fusillait du regard, on me fustigeait pour la simple raison que je n’étais pas né ici.

Ils ne doivent pas recevoir beaucoup de visiteurs.

Un marchand n’hésita pas à me balancer des fruits pourris au visage. Il poussa le vice jusqu’à proposer aux badauds une partie de son stock gratuitement, tant que ses produits servaient à mon humiliation.

-Ici les étrangers on les noie.

Je gardais mon sang froid, j’inspirais de grandes bouffées d’air pour me donner du courage.

C’est juste un mauvais moment à passer, tout va bien.

Je m’efforçais de ne rien remarquer, j’essayais de panser ma sensibilité en restant aveugle à la bêtise. Cependant, malgré mes efforts répétés, la bête humaine qui m’avait réveillé de mes maux, me souriait. La stupeur et l’incompréhension alimentait une misanthropie de laquelle elle se délectait. Je craignais de lui donner raison. Je craignais de me réfugier dans la haine même s’il était difficile d’envisager autre chose. Dans un semblant de dignité, je nettoyais mon uniforme des projectiles que l’on m’envoyait et essuyait mon visage du fruit de leur colère. Si le dôme de la vision m’avait appris quelque chose c’était la maîtrise de soi. Je demeurais impassible et marchait d’un pas assuré loin de cette foule hargneuse.

-Barre-toi, on ne veut pas de toi ici.

Si je m’enfuyais en courant, la plupart le prendrait comme un défi, une invitation à me poursuivre. Laisse leur colère s’épuiser sans y répondre. Sois l’exutoire qui apporte la paix.

Mes pensées me firent prendre de la hauteur. Alors même que l’on essayait de me mettre à terre, je me raccrochais à mon mental pour ne pas perdre pied. Je ne savais pas exactement où aller, mais quitter le marché devins ma priorité. Les plus sages de mes harceleurs reprirent leurs affaires habituelles alors que les plus récalcitrants me prirent en filature. Mon inquiétude atteint son paroxysme puisque ces derniers le faisaient en silence. Immédiatement je compris que s’ils n’exprimaient pas leur aversion par des mots, ils le feraient au travers d’un tabassage en règle. Je n’avais aucune idée d’où je me dirigeais, chaque carrefour était synonyme de mort.

Si j’arrive dans un cul-de-sac, je suis condamné.

L’instinct me poussa à emprunter les chemins qui montaient. Au sol, la route n'était rien d'autre qu'un chemin de terre mal entretenu. Outre les détritus qui encombraient la voie, je reconnus toutefois des seringues familières, remplis de ce même liquide aux reflets irisés que j'avais pu observer dans la colonie délabrée.

Je dois être dans la ville basse. Le quartier pauvre. Ceux qui dirigent aiment bien prendre de haut les plus démunis. Avec de la chance, si je parviens à atteindre les hauteurs, je trouverais un poste de commandement ou un coin plus sécurisé.

Les voies que j’empruntais étaient moins fréquenté pourtant il y avait quand même du passage. J’entendais toujours derrière moi les bruit de pas de mes poursuivants qui calquaient leur rythme sur le mien, n’attendant qu’une mauvaise décision pour fondre sur moi.

Un long escalier me conduisit jusqu’à une autre partie de la ville. J’atteins une sorte de cours extérieure où le sol, pavé de mosaïque, rendait honneur à leurs artisans. Les habitations resserrées des bas-quartiers laissèrent place à des pavillons plus luxueux. Derrière moi, mes harceleurs semblèrent se décourager. Ils rebroussèrent chemin en me vociférant des menaces bien senties.

-Tu crois que c’est fini ? Tu crois que t’es sauvé ? Profites en… Profites en bien.

-On connait ton visage. Si on te recroise. T’es mort.

Je déglutis péniblement, mon cœur battait la chamade. J’accueillais ce sursis comme une bénédiction. Pourtant ma joie fut de courte durée, si j’avais réussis à me maintenir dans une certaine forme de sagesse, leur aversion appelait ma haine.

Tant de sacrifices réalisés pour rencontrer un peuple de connard. Cyclope… ton voyage s’est terminé pour ça. Si j’avais su…

La déception qui m’accablait fissurait mon âme. Pourtant je n’étais pas à mon coup d’essai. J’avais appris bien des choses de mon incursion chez les cannibales. Que ce soit sur l’homme ou sur moi-même. Peut-être que j’apprendrais également ici.

Je joins la paume de mes mains pour faire le vide, effacer ces instants traumatisants de ma mémoire, retrouver un peu de sérénité avant de me forger un avis sur ce peuple.

L’agitation des bas-quartier n’avait pas sa place en ces lieux. Ici, point de chemin de terre puisque la chaussée était formée d'une mosaique de pavés représentant des vagues. Autour de moi je voyais des flâneurs qui se promenaient et conversaient paisiblement. La plupart des citoyens étaient vêtu d’une toge longue aux couleurs oscillant entre le jaune et le bleu. Ces tenues auraient pu être un signe de richesse et d’élégances si ces vêtements n’étaient pas élimés, usés par le temps. Je me désintéressais des promeneurs pour fixer mon attention sur d’autres individus. J’en aperçus qui adoptaient une posture militaire, droite et immobile. Ils arboraient un uniforme rapiécé qui semblait plus léger et portaient à leur ceinture une sorte de lame longue similaire à une rapière. Ils attendaient au pied d’un escalier amenant à un bâtiment grand et somptueux qui tranchait avec les pavillons environnants.

Je m’approchais d’eux d’un pas nonchalant, en faisant table rase de mes expériences passées. Lorsque je fus à portée, j’adressais la parole à un couple de gardes d’un ton amical.

-Bonjour.

Aucune réponse, pas un sourire ni une grimace.

Peut-être ont-ils fait vœu de silence ?

Loin d’être désarçonné, je poursuivis.

Je ne suis pas d’ici, j’aimerais…

Un des deux me coupa la parole sèchement.

-J’avais remarqué.

Un sourire sardonique s’installa sur mes lèvres.

La xénophobie est une norme ici. Il ne faudra pas s’attendre à autre chose.

-Je ne connais pas votre peuple. Si j’ai fait quelque chose pour qui vous a offensé, je vous prie m’en excuser.

L’autre garde cracha à mes pieds pour manifester son mépris pendant que le premier enchaîna.

-Tu es là. Tu mérites notre mépris. Tu n’as rien à faire ici.

Le second garde adressa quelques mots à son confrère.

-Tu ne devrais même pas lui parler. Tu salies ton honneur en lui adressant la parole.

Un rire jaune s’échappa du premier garde qui répliqua.

-D’abord, mon honneur ne regarde que moi, alors vas bien te faire foutre. Ensuite, tu penses qu’il va partir de lui-même si on ne lui dit rien ? Tu penses que le silence est la plus grande forme de mépris ? Laisses moi te montrer le c…

Les deux gardes s’interrompirent alors que j’entendais une troisième personne descendre les marches de l’escalier derrière eux. S’ils s’étaient relâché lors de notre brève conversation, ils retrouvèrent une posture martiale impeccable à l’approche de ce que j’imaginais être un supérieur. L’homme que j’aperçus étaient pourvu d’une longue barbe noire, une coupe militaire, ses joues étaient couvertes de cicatrices, son regard dur était rehaussé par un nez aquilin. Il était vêtu d’une tunique rapiécée qui arborait un certain nombre de médaille ainsi que d’une cape rouge qui attestaient de son rang. Alors qu’il arrivait à notre portée, il s’exclama d’un ton moqueur.

-Tiens, tiens, tiens… qu’est-ce que nous avons là ?

Je m’inclinais respectueusement en guise de salutation.

-Zachary Tempès, du dôme de la vision.

Son visage moqueur laissa place à une mine impassible. Il fronça les sourcils et me dévisagea longuement. Il tourna autour de moi à la manière d’un prédateur, inspecta mon uniforme puis mes yeux, comme s’il y cherchait le mensonge. Après un trop long moment d’attente, il reprit la parole.

-Du dôme de la vision, hein ? C’est…pas à côté, n’est-ce pas ?

Instinctivement, je sentis le danger et m’employai désormais à choisir chacun de mes mots avec beaucoup d’attention.

-En effet monsieur, j’ai entrepris un voyage très long qui m’a conduit du dôme de la vision au dôme de l’ouïe pour arriver jusqu’à vous.

Le supérieur hiérarchique se tourna vers les deux soldats.

-Pas un mot à qui que ce soit de ce que vous venez d’entendre. Enfin à moins que vous ne souhaitiez devenir les prochains tributs. Je me suis bien fait comprendre ?

Immédiatement les deux gardes répondirent.

-Oui chef !

Leur « chef » se retourna vers moi. Sa voix, d’abord moqueuse, prit des accents plus enjôleur, comme s’il voulait me brosser dans le sens du poil.

-Quant à toi, Zachary. Tu vas me suivre bien gentiment. Je devine que mon peuple n’a pas été tendre avec toi. N’en prends pas trop… ombrage. L’extérieur est synonyme de mort pour nous. Je suis conscient que nous t’avons probablement fait du tort mais n’ait craintes, je te traiterais avec les égards que tu mérites.

Je ne parvenais plus à lire le mépris dans le ton de sa voix, pourtant l’intuition me suggérait qu’il n’avait pas disparu.

La bête humaine riait dans les tréfonds de ma conscience avant de me susurrer.

Quand un homme saisit ta détresse et te propose son aide, méfie-toi de sa bonne volonté. Le malicieux profitera toujours de ta souffrance à son intérêt. Un intérêt qui ne croisera presque jamais le tien.

Il fut un temps où j’aurais laissé ce serpent m’attirer dans son piège sans broncher. Désormais je n’étais plus le même homme.

-C’est ça… allez. Vous pouvez le dire de suite. Vous m’amenez en prison. Les gardes ou même les citoyens affichaient leurs haines et quelque part, je respecte ça. Vous, vous cherchez quoi ? Vous voulez me tuer à l’abris des regards ? Ou m’utiliser à quelques fins que ce soit ?

L’homme haussa les sourcils et semblait réellement surpris de mon changement d’attitude. Il s’approcha de sorte à ce que nous soyons littéralement nez à nez.

-Malin… mais pas fin.

Il me prit par le poignet et me força à le suivre.

Tu ne seras pas en prison, Zachary. Tu vas manger à ma table.

Malgré ma position de faiblesse, je me surpris à lui répondre.

-Et si je refuse ?

D’un ton sec il rétorqua.

-Là tu iras en prison.

Parfaitement ironique, j’enchainai.

-Va pour la prison sans barreau alors.

Il rit d’une joie sincère.

-Tu as l’insolence de celui qui n’a rien à perdre. Pourtant si tu dis vrai, tu peux m’apporter beaucoup. Si tu peux m’apporter beaucoup, sois sûr que je te traiterais bien.

Je ne répondis pas de suite. Je me laissai trainer un moment dans une succession d’escalier et de constructions étonnantes. Les bâtisses rivalisaient d’élégances et d’ingéniosité, je voyais des bâtiments majestueux soutenus par des colonnes de pierre majestueuse, de longues arches qui habillaient les rues par leurs élégances, des statues de marbre qui représentaient des êtres mi-homme mi-poisson, symbole de l’alliance des hommes et de la mer. J’aurais voulu m’attarder sur chacune de ses merveilles pourtant la marche forcée à laquelle me soumettais le militaire me l’interdisait. Je soupirais d’exaspération avant de lui lancer.

-Pas besoin de me tirer. Je vous suivrais bien volontiers.

Il sembla hésiter un instant puis relâcha son emprise sur mon bras. Il prit soin de vérifier que je ne lui fis pas faux bond avant de reprendre sa course.

Ce n’est pas comme si j’avais une alternative.

Je devinais un sourire aux coins de ses lèvres

-J'apprécie tu t’en sois rendu compte par toi-même. J'économiserais de précieux efforts.

Au terme d’un quart d’heure de marche, nous arrivâmes finalement à ce qui pouvait être qu’un palais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire Alain Justice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0