As above, so below

32 minutes de lecture

Aussi enthousiasmant que fut ce nouveau départ, l’ambiance n’était pas au beau fixe. Je sentais que ma relation avec Cantharis allait en s’améliorant, ce dernier se montrait plus accommodant, plus chaleureux. Les atrocités que mon corps avait commises, suscitaient son empathie, je subodorais une envie de revenir sur ces évènements, pourtant j’y demeurais fermé.

Cyclope, quant à lui, demeurait en retrait, dans l’ombre des remords et de la culpabilité. Cette situation me convenait à merveille. Intérieurement, je savais qu’il avait simplement essayé de m’aider. Cependant, par ce biais-là, il avait réveillé le pire de mon être. Ses regrets me réchauffaient le cœur, sa pénitence sincère avait valeur d’excuses à mes yeux, nul besoin d’en ternir l’éclat en l’exprimant à l’oral. Il restait mon ami, mon frère. Je savais au qu’il n’était pas légitime de lui en vouloir. On m’avait poussé dans mes derniers retranchements et je ne l’ai pas supporté, au fond je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Il m’avait aidé, pourtant il était impossible pour lui comme pour moi d’accepter ce constat.

Notre voyage reprenait son cours normal, nous nous dirigions vers l’ultime étape de notre périple, le dôme de l’esprit. J’avais une vague idée de la direction à prendre, le contact télépathique avec Adelphis m’avait éclairé sur le positionnement du repère de Radicor. Notre pèlerinage nous poussait à marcher sur ses pas en sens inverse.

Nous quittions enfin le paysage montagneux et escarpé du dôme du toucher pour arpenter un sentier abandonné, marécageux. Une odeur méphitique saisit nos narines, détournant nos esprits de leurs préoccupations pour un obstacle trivial. Nos bottes s’enfonçaient dans la vase pour une sensation des plus désagréable, Cantharis n’en fut guère affectée puisqu’il chevauchait son lama pour la première fois depuis que nous avions fait sa rencontre. Cyclope et moi luttions vainement pour conserver notre équilibre. Sans compter les moustiques zélés qui, virevoltant autour de nous, guettaient la moindre imprudence pour se repaître de notre sang.

Aux lamentations de mes compagnons, je lançais sur un ton de défi.

Adelphis a fait ce trajet seule, sans ressource alors qu’elle n’avait jamais connu autre chose que la tranquillité du foyer, au dôme de l’esprit. Mes frères, nous n’allons pas faiblir maintenant.

Ce marais, aussi contraignant qu’il fut, était également le symbole que les Terres Mortes ne le resteraient pas éternellement.

Cette région, inhospitalière pour l’homme, grouillait de vie. Ce devait être un paradis pour un biologiste, pour nous ce fut un calvaire. Qui pouvait savoir quel type d’amphibien ou poisson étrange contemplait notre traversée ? La fange était trop opaque pour nous permettre d’y voir quoi que ce soit au travers, toutefois, je sentais régulièrement sur mes mollets des picotements désagréables.

Le terrain était suffisamment difficile à pratiquer pour mobiliser notre attention, éloignant nos esprits des incidents du dôme. La contrainte de traverser un terrain aussi difficilement praticable raffermit notre solidarité. Aussi, lorsque je manquais de trébucher à de nombreuses reprises, au moins un de mes deux compagnons était là pour me relever. Lorsque je les remerciais, je me surpris à leur sourire. Les inquiétudes et les angoisses nées au dôme du toucher n’étaient jamais bien loin, mes compagnons non plus.

Après plusieurs jours d’une traversée périlleuse, les vivres commencèrent à manquer, ce qui nous poussa à perfectionner nos techniques de pêche. Plutôt que de pêcher à la lance, comme Cyclope l’avait toujours fait, Cantharis et moi-même fabriquâmes une épuisette qui eut quelques succès. Depuis ma dernière expérience de grillade de lézard qui manqua de me terrasser, je me refusais à avaler quelconque nourriture provenant des terres mortes. Cantharis prétendait toutefois disposer d’une pilule qui contrebalancerait les effets de la radiation ou du moins en limiterait les impacts. Le marchand m’en donna une, en proposa une à Cyclope qui refusa poliment et en absorba une lui-même. Le soir venu, l’odeur et le goût du poisson grillé dissipèrent les rancœurs.

-Tu as bien fait et je te remercie.

Prononcer ces mots m’arrachait le cœur et libérait mon âme. Une part de moi voulait s’enfermer dans le ressentiment, tenir Cyclope comme responsable de ce que mon corps avait commis pour mieux éviter de penser à ce que j’abritai. J’avais beau me sentir éminemment trahi, je savais qu’il n’avait pas d’autre moyen d’agir. En révélant au grand jour ce que je tentais vainement d’enfermer, il m’avait exposé. Exposé au regard d’inconnus, aux yeux de personnes importantes, auprès de mes propres amis, auprès de moi-même. Il m’était alors impossible de reconnaître que mon esprit hébergeait un monstre, encore moins publiquement. Mon frère l’avait fait à ma place et quelque part… ce fut un soulagement. Un soulagement que je refusais d’avouer, comme un enfant à l’égo contrarié.

Jusqu’alors, ma colère dépassait ma gratitude, lors de ce moment de convivialité la bascule s’opéra. Impossible avant cela de concevoir que Cyclope m’avait sauvé en faisant émerger ma bête humaine, j’aurais préféré la mort à un tel sort. Pour autant, le tocard n’était pas responsable des actes de Celui qui sommeille en moi. Il n’était animé que par ma sauvegarde, de quel droit pouvais-je lui en vouloir ?

Une expression fugace traversa le visage de mon frère Cyclope mélangeant reconnaissance et pardon. Je ne l’avais jamais trouvé beau, pourtant en cet instant il rayonnait de l’éclat de ses sentiments. Du bout des lèvres, il articula un “Je suis désolé”, comme incapable de se disculper de ce qu’il imaginait comme une faute.

Nous le sommes tous les deux.

Cet instant difficile mais nécessaire nous affirmait que cet épisode n’était pas insurmontable. Nous avions tous les deux appris l’un sur l’autre et je ne doutais pas que notre amitié n’en finirait à terme que raffermit. Je l’accueillais dans mes bras et recueillis ses larmes contre mon épaule. Une part de moi aurait voulu le rejoindre et pleurer en chœur toutefois je m’y refusais. Après ce qui venait de se passer au dôme, je ne pouvais plus me permettre de craquer.

Cantharis quant à lui préservait notre intimité en faisant mine de ne pas écouter. Puis tel un félin guettant le moment opportun pour bondir sur sa proie, à l’instant où le tocard quitta mes bras, le marchand nomade lui adressa immédiatement quelques mots.

-Qu’as-tu vu dans la télépathie, au pied de l’escalier menant à l’arène.

Le tocard m’adressa un regard, comme s’il attendait mon aval pour parler. D’un signe de main, je lui indiquais qu’il pouvait parler.

-Comme d’habitude, ça a commencé par un noir complet. Puis un désert s’est formé devant moi. Au sommet d’une dune, j’ai vu une silhouette qui ressemblait trait pour trait à Zachary. Même taille, même carrure, même vêtement. Seul son visage différait puisqu’il n’en avait pas. À la place, sa tête était masquée par… une sorte de portail ou de vortex, duquel ressortait des tubercules ou des tentacules, je n’aurais su dire.

Cyclope affichait un air hésitant, son discours était entrecoupé de pauses, comme s’il voulait donner sens à ce qui n’en avait pas.

Croyant voire mon frère, je me suis rapproché, lui demeurait statique. Je ne l’aurais pas qualifié d’inexpressif puisque plus je m’approchais, plus ces “choses” au niveau du visage s’agitaient, comme excitées. Je n’avais jamais ressenti ça par le passé, j’étais… absolument terrorisé et pourtant je continuais d’aller vers elle, mû par une crainte quasi hypnotique.

Ses yeux s’écarquillaient en une expression de terreur sourde. L’horreur et la fascination imprégnait son visage.

Impossible de détourner le regard de cette chose. Au fil de mes pas, je sentais résonner en moi l’enthousiasme malveillant que je provoquais chez cette créature. Quand je fus à portée de cette monstruosité, ses bras tubulaires enlacèrent mon visage. La chair de cette abomination se changea en pierre et je fus bientôt prisonnier de son insupportable étreinte. Cette sangsue pompa mon âme jusqu’à trouver la force de s’extraire à la fois de la télépathie et de Zachary. La suite, tu la connais.

Je voyais bien l’intérêt indécent que cette conversation provoquait en Cantharis. Quelque part, j’avais l’impression qu’il se réjouissait de mon sort. Comme si mon malheur l’empêchait de se sentir seul.

-Cette “chose” n’a pas prononcé un mot ?

Le géant d’albâtre se mit à la hauteur du marchand itinérant, dans une tentative de lui transmettre la gravité de l’instant décrit.

-Pas un seul.

L’intérêt que manifestait Cantharis éveillait en moi une colère grandissante, avant de me laisser dépasser par ma rage, je mis un terme à cette conversation.

-Trop frais. C’est trop frais pour moi pour que nous puissions en discuter aussi légèrement. Il viendra un moment où nous aurons le temps de nous y intéresser. Ce temps n’est pas venu.

Mon ton n’appelait à aucune réponse et bientôt chacun s’affaira dans son petit quotidien. Cyclope allait monter la tente pendant que Cantharis inspecta son âne à la recherche de tics ou de sangsues. Quant à moi, je flânais en regardant les étoiles, rêvant de temps plus apaisés.

Le temps et le voyage faisait son office et notre groupe redevint soudé à nouveau. Malgré les questions laissées en suspens, malgré les non-dits. Au terme de quelques jours de traversée, le marécage et ses effluves nauséabondes reculait au profit d’un terrain plus désertique. Nulle dune de sable à l’horizon comme nous en avions l’habitude mais plutôt une surface caillouteuse, épurée, débarrassée des éléments fins par le vent. Une montagne allongée, érodée par le vent et le temps. Un désert de gravier dont le sol était comme pavé naturellement.

Au cours de ce périple, j’avais maintes et maintes fois constaté qu’un changement d’environnement revenait à un changement de perspective. La contemplation de cette horizon sans fin formé d’ocre et de roche me procura un léger réconfort. Dans les premiers temps de cette traversée, nous subissions de plein fouet la chaleur ardente de cet écosystème. Aussi pénible qu’elle fut, cette température avait un goût de retour au foyer.

Mon voyage touchait bientôt à son terme et enfin je pris conscience de sa finalité. Je voulais une révolution pour établir un monde plus juste, bouleverser cet équilibre que mes concitoyens avaient construit, leur ouvrir les yeux sur la paranoïa systémique qui bridait nos libertés et oppressait les cœurs. Ma pensée s’affinait et prenait une tournure que je n’envisageais pas.

Le désert est ma maison. La civilisation est ma prison. Il n’est de salut que dans le mouvement. L’immobile sera enseveli par sa maison, la morale enterrée par la justice. Là où le citoyen remplace l’humain, la solidarité n’est poussée que par l’intérêt. Seul le voyage permet d’avancer.

Je n’étais pas serein cependant je pouvais compter sur mes frères pour veiller sur moi. Leur fraternité, leur empathie devinrent mes gardes-fous. Suivant avec entrain la direction que je leur indiquais, notre groupe progressait dans cet interminable reg.

Cyclope et moi étions familier de déserts plus classique, il s’agissait ici plutôt d’un champ de pierre qui s’étendait à perte de vue. Au loin, trois rochers monolithiques défiaient le ciel de leur grandeur. La totalité de la pierre recouvrant ces terres auraient pu provenir de ces immenses édifices naturels. L’érosion racontait l’histoire de la roche, donnant du caractère à ces minéraux ancestraux. Sa vision m’inspirait autant de tristesse que de joie. C’était comme observer une montagne dépourvue de vie ou un oiseau trop vieux pour chanter. Je me demandais fugacement si ce paysage avait toujours été ainsi ou si la Grande Débâcle avait façonné ces terres.

Ce paysage pittoresque me ramenait à d’autres souvenirs, je repensais à la télépathie que Cyclope évoquait. Je n’en avais aucun souvenir, ni même la sensation de l’avoir vécue. Avec un certain effroi, je me demandais la nature de ce qu’il avait vu.

Était-ce une illusion entretenue par ma bête humaine pour l’attirer à elle ? À moins que ce ne fut véritablement mon âme, piégée par celui qui sommeille en moi ?

Cette préoccupation m’inquiétait plus que de raison. De temps à autres, il me semblait percevoir, au détour d’un pic ou perché au sommet d’un rochet, la même forme que mon frère me dépeignit.

C’est probablement la chaleur ou un mirage, rien de plus. Curieusement j’ai remarqué que mon hôte intervenait moins souvent lorsque je n’étais pas dans un dôme. En plus de cela, je n’ai jamais vraiment eu d’hallucination visuelle, seulement des auditives… Enfin, à supposer que ce ne soit pas autre chose de bien pire… mais surtout de bien plus réel.

-J’ai toujours eu envie de tuer.

La confession de Cantharis le soulageait autant qu’elle nous prit au dépourvu. Rien ne prédisposait à ce qu’il nous fasse une annonce pareille, vu l’effort que nous coûtait cette traversée, le climat aride qui faisait perler nos fronts de sueur, il régnait logiquement un silence vaguement entrecoupé par des gémissement plaintifs, causés par l’effort.

Quoi ?

C’est venu très tôt.

Il en parlait comme d’une passion, comme si le sujet était parfaitement anodin. Sa voix ne souffrait d’aucun tressautement. J’ignorais si je devais le prendre en pitié, le condamner ou rester indifférent.

En regardant des combats à l’arène. En contemplant des filets de sang repeindre les murs, la tension entre les gladiateurs luttant pour leur vie. La férocité dans leur regard, le bruit de craquement des os brisés, les hurlements de douleurs associés au cri de la foule hystérique, tout ça, ça m’a toujours fasciné. Le survivant sortait du moment le plus intense de sa vie, moment seulement égalé par le combat suivant.

Le sourire affiché sur ses lèvres était aussi éloquent que la ferveur qu’il manifestait dans le ton de sa voix. Il illustrait ses propos avec des mimiques morbides et des expressions d’un enthousiasme vicié.

Mais au-delà de l’affrontement, c’est … cette expression sur leur visage qui me régalait le plus. Encore maintenant, je suis convaincu qu’elle ne vient pas du seul fait d’avoir survécu. Pas plus que du meurtre en lui-même, il y autre chose de plus. Ce côté permanent et irréversible de l’acte. Ça m’a toujours fasciné. Mettre fin à l’histoire de quelqu’un n’est-il pas le moyen le plus direct de renforcer la sienne ?

Il s’exprimait avec une totale liberté, sans aucune crainte de jugement. Sa langue était libre et traduisait un sentiment aussi pervers que complexe. Une infime partie de mon être le jalousait quand l’autre se confondait dans le dégoût.

Naturellement, j’ai voulu savoir ce que ça faisait. J’étais un peu bagarreur plus jeune et ça m’a vite passé. Je n’étais pas assez fort pour dominer et de toute manière, ce n’était pas le combat qui m’attirait, plutôt l’action de tuer. La sensation de tenir le destin d’une vie dans le creux de tes mains.

Notre nouveau compagnon prit une profonde inspiration qui insuffla en lui un changement soudain. Son discours fut revitalisé par une vigueur sans pareille, comme si ses poumons aspiraient des âmes plutôt que de l’oxygène. Sa voix et sa confiance en lui redoubla en aplomb.

Ces instants me donnent une sensation sans pareille, celle d’être un dieu. Entendre la supplique de ta victime implorant ta pitié, t’imposant le choix d’être miséricordieux ou impitoyable, qu’y-a-t-il au monde de plus enivrant ? Mon cœur a t’il jamais battu aussi fort qu’en ce cas de figure.

Cyclope et moi échangions un regard inquiet, avouer spontanément ce genre de pulsion suscitait notre inquiétude. Après tout, nous ne l’avions jamais fouillé, il pourrait sortir de sa sacoche un pistolet et nous exécuter dans ce désert sans que personne ne soit jamais au courant. Je demeurais silencieux, laissant l’initiative à mon frère pour intervenir.

-Et tu nous dis ça parce que… ?

Par réflexe, je portais ma main vers l’un des rares souvenirs me restant du dôme de la vue, mon cutter.

-Ne cherche pas d’explication logique, c’est la démence qui parle. La chaleur a raison de son esprit. Regarde ses yeux.

Son regard racontait une toute autre histoire que ses paroles. Son discours avait l’air construit, presque logique là ou son expression traduisait son aliénation. Le nomade rit sans retenue.

-Ce que tu nommes démence, je l’appelle sincérité. Je vous le concède, le formuler ainsi soulève sans doute votre inquiétude. Pourtant le meurtre, vous l’acceptez aisément de la part du chasseur et du soldat. Vous pouvez même l’accepter pour vous-même quand il s’agit de vous défendre. En vérité, dès l’instant où il est “utile”, le meurtre cesse d’être immoral. Cette ironie m’a toujours parue déplacée.

Cyclope rétorqua immédiatement sur le ton de l’apaisement.

-L’important dans tout cela, ce n’est pas d’avoir ce genre de pensée. Ça, c’est excusable. Ce qui ne l’est pas, c’est de les mettre en application. C’est ce qui fait la différence entre toi et un monstre.

Le nomade écarta les arguments du tocard d’un revers de la main.

-Ce que tu appelles monstrueux, je le nomme divin. Le monstrueux naît de l’incompréhension, or rien n’est aussi incompris qu’un dieu.

Cantharis se fit la voix de l’impertinence et poursuivit un sourire malsain aux lèvres.

Mais pour te répondre plus directement, qui te dit que je ne les ai pas mis en application ? Je te l’ai déjà raconté à notre première rencontre, j’ai laissé des gens mourir parce qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour acheter mes marchandises. J’aurais pu les sauver. J’en ai sauvé certains, d’autres non. Qu’est ce qui a guidé mon choix ? L’argent, l’utilité. Mes “meurtres” ont toujours été “moraux” puisqu’ils m’ont toujours été “utiles”.

À la manière dont il prononçait ces mots, on devinait qu’il n’était pas exactement étouffé par la culpabilité. Pire encore, qu’il comprenait ces concepts tout en se jouant d’eux.

C’est une sensation inégalable, si vous ne la comprenez pas, c’est que vous ne l’avez probablement jamais ressentie. En chacun de nous sommeille un dieu avec un potentiel destructeur ou un sauveur. Je sais qu’il n’est pas convenable d’avouer cela, mais la proie révèle le divin. Être confronté à quelqu’un dans le besoin, une victime, un mourant, ou que sais-je, donne cette sensation d’ivresse, de pouvoir… Laissez-moi vous dire qu’elle est inégalable. Une vie d’orgasme ferait pale figure à côté de ça.

Cyclope qui, jusqu’alors se montrait compatissant, se fit bien plus incisif. Son visage traduisait son abnégation, les propos émis par son compère suscitait une révulsion qu’il s’attachait à endiguer à sa source.

-Tu essayes de donner du sens à ce qui n’en a pas. Si tu trouves ton épanouissement dans la fin d’autrui, c’est toi que tu veux finir, tu n’oses simplement pas te l’avouer. La bonne nouvelle dans tout cela, c’est que si tu trouves de la “joie” dans ça, tu pourras probablement en trouver ailleurs, tu n’es pas condamné à rester malheureux. Ta morale devrait te pousser à trouver d’autres formes de satisfaction.

En soutien vis à vis de mon frère tocard, j’appuyais ses dires d’un air complice.

-N’as-tu pas l’impression de trahir ton humanité ? Ça ne te pose aucun problème de tuer… ou même de laisser mourir simplement pour ta satisfaction ? N’est-ce pas contraire à tout ce que l’on a pu t’apprendre au dôme ?

Le marchand détourna légèrement le regard vers les trois rochers cyclopéens s’érigeant à l’horizon. Notre indignation calma légèrement sa passion, pourtant il défendait toujours son point de vue comme si la raison était de son côté, là où nous ne voyions que pure folie.

-Qu’humanité soit un synonyme de pitié ou de compassion me dépasse complètement. Il n’y a pas lieu d’y avoir de trahison. Quant aux vénérables principes que le dôme du toucher m’a appris, ils ont été rendu caduque par leur perfidie à mon égard. Dès l’adolescence, je pensais déjà tout ce que je viens de vous dire, sans jamais mettre ces principes en application. Une fois que leur hypocrisie m’a mis au banc de leur société, disons que … mon attachement pour le côté “sacré” de la vie s’est évaporé au profit de d’envie que je n’osais jusqu’alors assumer.

Je laissais mon inquiétude éclater au grand jour, déguisé derrière un sourire taquin.

-Et là, tu as plutôt envie de tuer ou de laisser vivre ?

Du tac au tac, Cantharis nous répondit dans un volte-face inattendu.

-Là j’ai plutôt envie d’une bière bien fraîche.

Un rire nerveux nous secoua tous les trois. Certains chargés d’inquiétude, d’autre d’exultation.

Le discours de Cantharis était plutôt bien construit, mais sa dernière réponse me raffermit dans ma conviction. De la démence, bien enrobée dans un écrin de rationalité, rien de plus. Je lançais un regard entendu à Cyclope qui semblait se rallier à mon opinion.

Sans relâche, nous poursuivions notre traversée du reg. La chaleur caniculaire des lieux commençait à peser lourdement sur notre morale. D’autant que le vent ne fut d’aucun réconfort, fouettant nos visages de ce mélange d’air et de sable ardent particulièrement désagréable. Bientôt les mots se firent rares afin de préserver nos réserves d’eau.

Sans jamais sous-estimer les périls mortels dont le désert recèle, qu’il soit de pierre, de sel ou de sable, il n’était véritablement dangereux d’arpenter ces terres arides qu’en l’absence de préparation.

Entre Cyclope, Cantharis et moi, il n’y avait que des voyageurs expérimentés, la chaleur était à la limite du supportable et évidemment, aucun coin d’ombre ne se distinguait à l’horizon. Malgré cela, le reg n’était pour nous qu’un horizon monotone, d’ennui et d’introspection. J’imaginais que parmi mes concitoyens du dôme de l’œil, arpenter ce désert serait synonyme de mort assurée.

Combien de mes frères avaient péri dans les Terres Mortes pour permettre la survie du reste de la communauté. Des jeunes martyrs, sacrifiés par des rats. S’il m’était parfois donné de l’oublier, voilà la raison pour laquelle je voyageais.

Passé des jours de voyage ou trahir le silence était synonyme d’urgence, ou la monotonie du paysage s’accordait avec notre langueur, une curieuse déformation attira notre attention au loin. Comme si le reg était séparé en deux par une excavation démentielle. La tranchée devait faire dans les dix mètres de large pour quinze mètres de profondeurs et s’étendait sur des kilomètres.

Cantharis, particulièrement inquiet fut le premier à prendre la parole.

-Aucun dôme, aucun humain ne peut faire ça, peut être un phénomène local d’érosion ? Je ne sais pas…

Fasciné par la linéarité de la fosse, je laissais le soin à Cyclope de répondre.

-Ce n’est ni naturel, ni de la main de l’homme. Ça, c’est l’œuvre des cafards.

Je regardais dans les environs s’il n’y avait pas un rocher suffisamment lourd pour y attacher une corde et permettre notre descente.

-Je pense que c’est le … “sillon” que laisse l’armée d’Abiotos lorsqu’elle se déplace.

En repérant une pierre adéquate, je lançais à mes amis.

Venez, on va descendre par là.

La descente fut plutôt maladroite, même si je n’eus aucune peine à progresser vers le sillon, je ressentis un pic d’inquiétude lors de la progression de Cyclope.

Est-ce que la corde est assez solide ? Le nœud que j’ai fait, je l’ai bien doublé, non ? Et si Cantharis tranchait la corde pendant sa traversée ?

Je ne voulais pas l’avouer, mais son discours influençait ma manière de le percevoir, il m’était beaucoup plus difficile d’accorder ma confiance au nomade. Ma paranoïa était cependant parfaitement infondée et la traversée se déroula sans encombre.

Bien vite, ces préoccupations furent effacées par des réjouissances de taille. En effet, le sillon creusé par les cafards était si haut, qu’hormis à certaines heures de la journée, nous pouvions progresser dans le désert tout en étant parfaitement à l’ombre.

Le panorama était plus pauvre mais la traversée plus agréable. La crevasse formait une trajectoire assez linéaire, modelée par une myriade de cafards marchant en foulée synchronisée. Épouser leur chemin, marcher sur leur pas me donnait la curieuse sensation d’être comme eux et me rappelait ce cher Abiotos. Étrangement, le chef de guerre me manquait.

La progression des cafards ne craignait d’aucune façon les aspérités du terrain. Creuser la roche, la terre ou le sable ne semblait faire aucune différence pour eux.

Lorsque l’aridité rocheuse du reg se mua en terre volcanique, je notais cependant que le tunnel prenait davantage de chemins détournés. Si notre épopée m’avait appris quelque chose c’était qu’à un nouvel environnement correspondait de nouvelles contraintes. J’avais coutume de penser qu’il en allait de même pour les humains que pour les biomes, chaque nouvelle rencontre forçait à se réinventer : Repenser ce que l’on tient pour su, façonner des perspectives neuves, éviter le danger, jongler avec ou devenir le péril des autres.

Je ne me laissais dépayser qu’en présence d’une lave trop proche, dont le cheminement avait tendance à me fasciner.

Si là, maintenant, je saute dans ce bassin, je ne souffrirais plus.

L’esprit imaginait toujours des solutions radicales, je m’astreignais à ne pas écouter Thanatos*.

Certains passages étaient obstrués par la progression d’un magma impérieux, nous obligeant à remonter. Quand je me perdais dans la contemplation de ce feu visqueux, je ne pouvais que m’imaginer sombrer dedans. Lorsque j’observais le volcan pour la première fois, je fus saisi par sa majesté. Ébahi par ses fulgurances, émerveillé par sa beauté sauvage, je restais pantois d’admiration. La montagne se couvrait d’un voile quasi-uniforme de noirceur, à peine entrecoupé par des liseré d’un rouge flamboyant. Au sommet, l’éruption battait son plein, le volcan était en pleine activité et déversait ses foudres dans des geysers flamboyant. En ces terres ou l’air avait un goût de charbon et de souffre, la montagne vomissait régulièrement sa fureur. Dévalant le relief avec une lenteur menaçante, prêt à consumer tout ce qui vie, le son crépitant de cette mélasse vermillon ne laissant que des cendres sur son passage me glaçait le sang. Le danger devenait si omniprésent qu’associer naturel et périlleux devint une évidence.

Une entité cyclopéenne, dont la férocité atteste de sa vigueur. Si nous pouvions toucher la lave, pourrions-nous tâter son pouls de cette déité ?

Aussi tôt que nous le pouvions, nous regagnons le fossé creusé par les blattes, l’air y était moins vicié.

Serait-ce la légion de cafards qui a permis le réveil de cette sommité millénaire ?

Confronté à de nouveaux dangers, notre équipe devait redoubler d’ingéniosité pour se défaire des contraintes imposées par le milieu. Suivant comment la fosse était obstruée, nous pouvions escalader de la roche volcanique, remonter à la surface ou dévier la trajectoire d’une coulée de lave en creusant une tranchée.

Dans un contexte de survie, c’était là où je me sentais le plus vivant. Loin d’être heureux, extatique ou rassuré, j’avais la sensation que mon existence avait un sens. Un sens très simple, très binaire : Survis ou meurs.

Cantharis s’était montré particulièrement volontaire pour nous guider. Née dans la montagne, il était le plus à même de nous mener et devint l’éclaireur idéal de notre expédition. Sa progression ne souffrait d’aucun ralentissement, le nomade nous distanciait d’ailleurs très régulièrement, Cyclope et moi. La colère du piton était derrière nous, et quelle laborieuse ascension ce fut. Nous n’en avions pas encore terminé, il nous resterait encore quelques temps et des kilomètres de dénivelé avant de marcher sur du plat.

L’enthousiasme du marchand sembla pourtant éprouvé dans son envol puisque subitement il se figea. Cette partie de la crevasse paraissait pourtant à l’abri du danger, les terrifiants écoulements de lave en fusion bifurquaient en amont vers d’autres chemins que celui emprunté par les cafards.

Je ne sens pas dans l’air quoi que ce soit d’anormal, peut-être un gaz inodore lui embourbe les sens ?

Pendant que je me perdais en conjecture, Cyclope prit les devants et s’avança vers notre ami immobile. Le silence fut trahi par le son de ses bottes, dont les pas résonnaient dans l’air montagnard. Broyant le gravier de ses pieds gigantesques, le tocard progressait avec inquiétude vers le nomade qui lui tournait le dos, la tête fixée sur l’horizon. Le géant d’albâtre pressa le pas sans susciter la moindre réaction de notre ami.

Ne me dites pas qu’il est… mort ?

-Ça … ne va pas.

La voix tremblante de Cantharis me prit au dépourvu, il me paraissait étrangement affecté. Cyclope voulut contrebalancer son sentiment en employant un ton assuré et réconfortant.

-Nous avons réussi à traverser un obstacle qui me paraissait infranchissable, je dirais le contraire. Nous pouvons être fier de nous.

Haletant, brisé, le marchand s’adressait tout autant à lui-même qu’à nous.

-Je ne peux plus. Je n’ai plus la force de résister… Tenir aussi longtemps s’apparente à un miracle ou à la pire des damnations. C’est…ENFIN…fini. Je peux enfin céder. Je n’aurais plus à…

Le marchand voulut articuler la suite sans y parvenir, on entendit de lui plus que des gémissements de terreur et son souffle se fit haletant. Il semblait avoir la plus grande peine du monde à rester debout et prit appuie sur la paroi de la crevasse. Lorsque Cyclope voulut le soutenir, il lui lança un regard équivoque, empreint de menace, d’angoisse et d’impuissance. Un visage que je ne connaissais que trop bien.

Dépassé par lui-même, je reconnaissais dans son visage une beauté incomparable dans l’expression de sa douleur. L’éclatement de sa psyché faisait rayonner en lui une intensité à nulle autre pareille.

D’un ton grave, je lançais à Cyclope.

-Il est en crise.

Plus loin, une rafale de vent provoquait un éboulement de roche qui vint s’écraser en contrebas dans un grondement terrifiant.

Tu as prétendu pouvoir m’aider en cas de ... de phase d’instabilité. C’est son cas, peux-tu essayer de l’aider lui ? J’ai peur… de lui faire plus de mal qu’autre chose.

Le géant d’albâtre sortit lentement sa gemme de télépathie et reporta son attention sur Cantharis. Il lui glissa d’une voix basse et douce.

-Je ne te laisserais pas tomber. Je suis là. Si tu n’es pas assez fort, nous affronterons ton mal ensemble. Si nous ratons, nous réessayerons jusqu’à atteindre un mieux.

Le nomade n’eut pour seul réponse qu’un regard ambiguë, où l’on pouvait lire un appel à l’aide et une injonction à le laisser seul. Il arborait en parallèle un large sourire carnassier, un sourire qui ne cessait de s’élargir à l’approche du géant.

Un sourire qui ne suscitait que ma méfiance.

J’observais les silhouettes figées de mes amies, pointant un regard particulièrement soucieux vers Cantharis. Réfléchissant à haute voix, sans craindre la moindre réaction, je lançais :

-C’est donc à cela que je ressemble quand je suis en crise ?

Je poussais un long soupire de lassitude.

Qu’importe.

Galvanisé par la télépathie, je laissais mes camarades à leurs activités et profitais de ces quelques moments de repos pour m’allonger par terre. Fixant mon regard vers un ciel rougeoyant qui, se drapant d’une robe de nuage noir, exprimait la beauté dans la colère.

Profitant d’un moment d’intimité, je poussais un soupir de soulagement et tentais de détendre mes muscles crispés. Au fond de moi, je sentais une certaine forme de réjouissance quant au fait que ce soit Cantharis et non moi qui échappe à la raison. Non par sadisme mais plutôt dans un soucis d’équilibre. Je ne voulais pas être catégorisé comme le “fou” du groupe. La démence du nomade ramenait la balance dans notre déséquilibre.

Bientôt mes pensées se turent, le silence et le vide, écho du néant cosmique, résonnèrent avec ma solitude. Dans ce triptyque de la vacuité, je me retrouvais entier, remplis par mon insignifiance en m’abreuvant de ma propre futilité. Ce fut un moment sans mélancolie ni réjouissance, un moment ou l’action était asservie à son potentiel, ou le néant retrouvait son essor.

Lorsque je sortis de ce moment séparé du réel, je me sentis apaisé, comblé par le vide. Mon regard se porta à nouveau vers mes amis, immédiatement je sentis que quelque chose n’allait pas. Je n’aurais su dire combien de temps passèrent, en revanche la télépathie était censée être instantanée. Quelque chose n’allait pas. Tout comme Laurifer, le chef silencieux du dôme de l’ouïe me l’avait déjà évoqué par le passé :

Personne ne ressort jamais indemne d’une télépathie. Elle nous élève, elle nous nuit, mais elle ne peut nous laisser indifférent. Il est déjà arrivé par le passé des dysfonctionnements… Des humains préférant les mondes oniriques à la réalité. Ceux-là qui trouvent leur plaisir dans la perdition prenaient le risque de passer à côté de leur vie. Certains se sont perdus à jamais, incapable de revenir au réel puisqu’incapable de le désirer. C’est la raison pour laquelle nous avons poussé la transmission de pensée pour qu’elle ne dure que quelques instants. Sans quoi… nous risquions de nous enfermer les uns dans les autres.”

Aussi curieux que j’étais de voir l’efficacité thérapeutique de la télépathie, je pressentais également la catastrophe. Loin d’en être à son coup d’essai, Cyclope avait déjà réussi à apaiser les raz de marée mentaux qui déferlaient sur ma psyché. Il s’était écoulé bien du temps depuis notre dernière télépathie, je me demandai quel en serait l’issue si renouvelions l’expérience.

Pour l’heure ma principale préoccupation résidait en Cantharis et tenait en une phrase : Si ne s’agissait pas d’un piège, ça pourrait très bien le devenir. Le marchand avait semé le trouble en nous avouant ses funestes envies.

Se pourrait-il qu’il trouve en la télépathie un moyen d’assouvir ses fantasmes ? Répandre la mort par l’anéantissement de la psyché ? À moins bien sûr, qu’il ne s’agisse de délires de sa bête humaine. Encore que… pour nous, qu’est-ce que ça change ?

Je n’avais aucune idée ni de comment interférer avec eux, ni des conséquences d’une télépathie à trois, si toutefois j’y arrivais.

Ces questions alimentaient ma paranoïa et retardait ma prise de décision. Il devint évident que je devais de faire quelque chose, qu’importe les conséquences.

Me saisissant de ma propre gemme, je me dirigeais vers Cyclope pour l’appliquer sur son front. Aucun effet. Je déglutis péniblement alors que le spectre de la culpabilité entravait ma détermination.

Et si c’était déjà trop tard ?

Regrets et remords se confondaient dans mon ventre en une boule d’angoisse.

Immédiatement mon attention se reporta sur Cantharis. Cette fois ci, lorsque j’appliquais la pierre contre son torse, je réussis à me fondre dans son esprit : Les tissus de ma réalité se délitèrent, mon âme se disloqua en d’infimes fractions d’elle-même pour revenir à une forme primordiale, évacuant ma conscience de la réalité. Je n’étais pas soucieux de savoir où j’allais atterrir, mais bien inquiet de l’état dans lequel j’allais trouver mes compagnons.

Quand mon âme reprit forme, je découvris un paysage à nul autre pareil. Un panorama cosmique, dans une dominante de noir, ponctué par des touches violettes et blanches qui habillaient le vide d’un manteau étoilé. Mon esprit volait à grande vitesse dans le vide stellaire pourtant sa trajectoire n’était pas anarchique.

Ma conscience pressentait plus qu’elle ne voyait, mon intuition seule me guidait, c’était elle qui flaira au loin un élément solide dans ce néant intersidéral.

Une anomalie. Ni une étoile, ni une planète. La forme ne ressemblait à rien de ce que je connus, pourtant s’il me fallait la décrire, je la présenterais comme une sorte de vaisseau de chair gigantesque. Un véhicule biologique séparé en deux parties : La première ressemblait à une longue tige charnue se divisant en deux longues veines pulsantes terminée par ce qui s’apparentait à des langues de serpent. À la manière dont elles se déployaient, je parvins à déterminer qu’il s’agissait d’une sorte système de guidage organique. La seconde se découpait en un noyau central de forme hexagonale dont chaque sommet s’allongeait en une arborescence complexe. Une sorte de cordon ombilical raccordait la seconde et la première partie.

Alors que je me rapprochais de la partie hexagonale, je remarquais qu’en son centre figurait des traces d’activité humaine, ce que je confondais avec un noyau n’était autre qu’une petite parcelle de ville flottant dans le vide. Une rue pavée, dont le pourtour était encadré par une clôture dorée finement ouvragée qui délimitait le cadre de cette réalité.

Au milieu de cette allée, un unique lampadaire découpait les ténèbres et éclairait cet espace hors du temps. Au pied du réverbère j’observais un inquiétant phénomène : les pavés rentrèrent en ébullition dans un bruit inquiétant. Jaillit alors une bulle de pierre qui, toujours à moitié enfoncée dans le sol s’éleva puis se contracta sur elle-même pour former un être à l’aspect vaguement humanoïde. La créature était intrinsèquement liée au lieu qui l’avait vu naître, il n’était pas vraiment muni de jambes, le bas de son corps formait une sorte de curieux crochet de pierre qui retenait son corps au vaisseau. De fait, plus qu’une excroissance, il serait plus exact de dire qu’il était le vaisseau.

L’être surnaturel était capable de mobilité, il pouvait se mouvoir dans l’espace encadré par le grillage mais sa morphologie ne lui permettrait jamais d’aller plus loin. Son visage, comme son corps se composait principalement de petits blocs de pierre, il arborait des tiges de chairs en guise de cheveux qui m’évoquaient les akènes d’un pissenlit. Sa silhouette plutôt élancée se bombait régulièrement de par les aspérités de la pierre. À chaque interstice correspondant à l’espace entre deux pavés, de fines lèvres apparaissaient, chacune affichait un sourire moqueur. Un œil central au milieu du sternum me fixait d’un regard inquisiteur.

Lorsque j’atterris finalement à ses côtés, il me fallut réfréner ma peur de l’inconnue, je me rassurais en me disant que c’était probablement la forme qu’avait choisi d’endosser Cantharis.

Des dizaines de voix émanant d’autant des lèvres répondirent en chœur à mes pensées.

-Non.

Incrédule, un sourire amusé aux lèvres, je lui demandais avec curiosité.

-D’accord… alors il serait plus exact que tu étais Cantharis mais tu ne l’es plus ?

Son expression ne faisait pas sens pour moi, trop d’éléments dispersés dans son visage ou son corps le rendait illisible. Sa voix en revanche n’était que pure malice et m’évoquait un chat jouant avec sa proie des heures avant de l’achever.

-Intéressante manière de le formuler. Quoique toujours inexact. Mais permets-moi d’être plus précis.

Son œil unique pleura péniblement deux jambes dans un bruit horrible de régurgitation.

Voilà ce qui reste de ton ami.

De la curiosité je basculai dans l’horreur. Les deux cuisses portaient les vêtements du nomade et s’animaient régulièrement d’un mouvement de spasme horrible. Comme s’il restait encore un peu de vie dans ces chairs dévorées. Je peinais à conserver mon sang froid et sentais mon cœur palpiter de terreur. L’angoisse me fit bientôt manquer d’air, pourtant, je trouvais le courage de formuler une nouvelle réponse.

-Et Cyclope ?

L’horreur qu’il me suscitait gravit un échelon supplémentaire alors qu’il se rapprochait de moi. Sa “démarche” m’inspirait une terreur indicible, entre le serpentement ou de l’écoulement, il était impossible de prévoir où il se dirigeait.

-En bien meilleur état, pour le moment. Il sera plus long à digérer.

L’une des tiges de chair composant sa chevelure s’allongea pour attraper le restant de Cantharis et l’enfoncer dans sa large pupille centrale.

-Tu devrais me laisser faire. Laisse-moi prendre possession de ton corps ou nous mourrons tous les deux.

Jamais je n’avais entendu ma bête humaine s’exprimer avec autant de clarté. Généralement, je devinais ses paroles plus que je l’entendais, ici, aucun doute n’était permis.

Après ce que tu as fait à l’arène ? Tu voudrais que je te fasse confiance ?

La chimère issue de l’esprit de Cantharis s’approchait dangereusement de moi, mettant en péril ma détermination. Plus elle s’avançait, plus elle gagnait en taille. Son œil unique me paraissait gagner en taille, je ne parvins plus à en détacher mon regard.

Je te donne ma parole que je ne ferais aucun mal à tes amis, tu récupéreras ton corps quand le danger sera écarté.

Ma réticence s’évanouit une fois que cette garantie fut acquise. En une impulsion mentale, je signifiais à Celui-qui-sommeille-en-moi que j’étais prêt à lui céder ma conscience.

Mon âme s’enveloppa subitement d’une matière noire, une matière entre le liquide et la fumée. Cette substance se substituait à mon corps et bientôt la totalité de mon anatomie en serait recouvert.

La créature qui me faisait face me dominait de toute sa hauteur, l’œil me paraissait gigantesque, je remarquais ses cils en forme de dent acérés étaient prêt à me broyer tout entier. Une fois totalement englobé par l’essence de ma bête humaine, je ne devins plus qu’un spectateur effrayé, observant timidement depuis les tréfonds de mon esprit. Quand la créature fut à portée de toucher, son œil faisait la taille de mon “corps”, prêt à m’engloutir tout entier dans sa pupille.

Mon enveloppe n’était plus que fumée, celle-ci s’évapora au moment où la bête humaine de Cantharis tenta m’ingurgiter. Celui-qui-sommeille-en-moi se réincarna un peu plus loin sous sa forme originelle : Un arbre de chair dont les racines égalaient en taille la cime, enfermant en son centre, dans une prison végétale, un cœur palpitant de matière noire, la même qui m’enveloppa quelques instants auparavant. Une fois transformée, mon hôte prit la parole d’une voix impétueuse.

-Voilà longtemps que j’attendais cela. Peut-être enfin un défi à ma hauteur. Une occasion de tester les limites de mon pouvoir en ces lieux.

La chimère du marchand se figea et prit le temps d’observer ma bête humaine, nullement effrayée. D’un air vindicatif, elle rétorqua par ses centaines de lèvres.

-Je règne en seul maître sur ces terres. Rien ne saurait s’opposer à mon irréfragable volonté. Tu seras consumé comme les esclaves avant toi.

Du haut de la cime, Celui-qui-sommeille-en-moi allongea quatre de ses branches qui prirent immédiatement une dimension pharaonique. Deux d’entre elles vinrent en une fraction de seconde s’engouffrer et disparaître dans la pupille de notre ennemi. Les deux autres vinrent se planter sous son menton et sur le dessus de son crâne, figeant la créature sur place. Celle-ci se débattit tant bien que mal, je pus voir une expression contrariée dans la myriade de lèvres qui recouvrait son corps.

-Comment le seigneur de ces terres va t’il réagir à l’affront que je lui fais ?

Des racines de mon hôte jaillirent une pléthore de vrille végétale, chacune venant s’enfoncer dans les lèvres de la chimère impuissante.

Alors ?

Incapable de répondre, l’hôte de Cantharis commençait à perdre de sa contenance.

Je ne fais aucune différence entre le maître et l’esclave. Tu n’es qu’un ersatz de démence qui pensait pouvoir te défaire d’un dieu. À mes yeux, tu es aussi pathétique que ton hôte.

Celui-qui-sommeille-en-moi poussa un profond soupire.

Quelle déception. Moi qui pensais avoir trouvé un rival. Une occasion de tester les limites de mon pouvoir. Je ne trouve au final qu’un pantin arrogant.

Des deux tentacules végétaux qui pénétraient l’œil, ma bête humaine extirpa les deux jambes de Cantharis ainsi que le corps de Cyclope. Ce dernier avait le bras gauche ainsi que la moitié de sa poitrine enfermant son cœur entièrement consumé.

Soudain, le cordon ombilical raccordant la première partie du vaisseau au second s’arqua, rapprochant les deux langues géantes que j’observais précédemment du noyau sur lequel nous reposions. Les deux protubérances reptiliennes saisirent mon hôte qui n’opposa pas la moindre résistance. Le tortionnaire de Cantharis se fendit d’un rire machiavélique avant de rétorquer.

-Ton arrogance m’oblige. Dans la mort, tu redeviendras humble.

Lorsque les deux excroissances resserrèrent leur étreinte sur ma bête humaine, ce fut son bourreau qui hurla de douleur. Les langues tremblèrent puis se rétractèrent sur elle-même dans un mouvement lugubre, à la manière d’une araignée dont les muscles s’animent une dernière fois de vie avant de figer dans le rigor mortis. Bientôt, cette partie du vaisseau fut consumée par une nuée noire qui désagrégeait tout sur son passage. Il y avait quelque chose de terrifiant à contempler cet incendie sans feu, que par ailleurs rien ne semblait arrêter, gagnant aisément le cordon ombilical et bientôt le quartier nous reposions plus tôt.

Celui-qui-sommeille-en-moi récupéra les corps de mes compagnons avant que ceux-ci ne soient consumés par le feu de sa colère alors que résonnait derrière lui les hurlements d’agonie du monstre qu’abritait Cantharis. En une impulsion mentale, il fit regagner ces âmes à leurs corps respectifs. Puis, regagnant le confort de mon esprit, il s’adressa directement à moi avant de couper le lien télépathique.

-Tu as vu ce qu’il en coûte de s’opposer frontalement à moi, Zachary. Ne sois pas aussi stupide que cette vipère impie. Peut-être alors, trouverons-nous la clé pour nous soigner l’un de l’autre.

Alors que je réintégrais la réalité et mon corps, j’observais le corps de mes amis avec une vive appréhension.

*En psychanalyse, nom donné à l’ensemble des pulsions de mort.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Alain Justice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0