Le premier rendez-vous
Point de vue de Léa
Je suis là, assise dans ce café qui sent la cannelle et le lait chaud. Les murs sont tapissés de cadres anciens, la lumière dorée tombe en biais sur les tables, et le brouhaha ambiant, doux comme un manteau, semble étouffer mes pensées les plus fébriles. La serveuse attend, carnet en main, un sourire discret au coin des lèvres. Mais je n’ai pas commandé. J’attends. Je l’attends, lui.
Mes doigts s’agitent nerveusement sur l’élastique que je fais tourner, encore et encore. Mon cœur a cette façon idiote d’accélérer à chaque bruit de porte. Nous avons passé des semaines à échanger des messages. Des appels nocturnes où les silences étaient plus éloquents que les mots. Des rires qui débordaient. Et puis ce message, enfin : « On pourrait boire un café ? »
Simple. Neutre. Mais j’y ai vu plus qu’une invitation. J’y ai vu une faille dans l’armure, un aveu entre les lignes.
L'horloge indique seize heures et c'est là qu'il entre. Pile à l’heure. Il a rejeté ses cheveux en arrière comme s’il avait hésité devant le miroir. Il porte une chemise blanche rentrée dans un jean sombre. Il est beau, mais ce n’est pas seulement une affaire d’apparence : c’est l’intensité tranquille qu’il dégage, ce mélange de fragilité et de contrôle qui me trouble.
Il s’avance, me sourit — ce sourire que je connais si bien. Il se penche pour m’embrasser sur la joue. Je retiens mon souffle une seconde de trop. Puis il s’assied, face à moi. Je l’observe. Ses gestes. Sa posture. Son regard.
Je sens que quelque chose cloche à la minute où je commence à parler. Il ne me regarde pas vraiment. Ses yeux fuient, se posent sur les autres tables, sur la vitrine embuée, sur son verre. Il semble ailleurs. Il est présent physiquement, mais son âme est ailleurs. Je parle, doucement, presque timidement. Il répond, mais avec ce léger décalage, comme s’il lui fallait quelques secondes pour atterrir dans la conversation. Ou comme s’il n’y était pas du tout.
Alors je tente autre chose. Je lui parle de ce soir-là, dans le métro. Ce moment où nos mains s’étaient effleurées et où, sans un mot, j’avais senti un frisson nous traverser. Je pensais qu’il l’avait ressenti lui aussi. Pourtant, il prend une gorgée d’eau.
Rien. Pas un mot. Comme si ça n’avait pas existé.
Et soudain, une brèche. Un pincement dans la poitrine. Peut-être que je me suis trompée. Peut-être qu’il n’a rien vu, rien senti. Peut-être qu’il est ici par politesse. Ou par ennui. Ou pour clore l’histoire avant qu’elle ne commence.
Je souris malgré moi. Mon cœur se recroqueville. Et je me demande : comment ai-je pu autant me méprendre ?
Point de vue Théo
Je pousse la porte du café, la tête et le cœur un peu trop bruyant. Elle est déjà là. Assise près de la fenêtre, les épaules légèrement voûtées, concentrée sur un élastique qu’elle fait tourner entre ses doigts comme si sa vie en dépendait. Elle lève les yeux. Nos regards se croisent. Et je sens un vertige, comme si tout basculait un peu trop vite.
Je marche vers elle en tentant de contenir le tremblement dans mes mains. J’ai répété cette entrée dans ma tête mille fois. Je voulais qu’elle voie que j’étais à l’heure, que ce n’était pas un rendez-vous banal. Je me penche pour lui embrasser la joue. Sa peau sent quelque chose de doux et précis — comme un souvenir oublié. Je me retiens de rester trop près, trop longtemps.
Je m’installe face à elle. Et déjà, je sens mes barrières se fissurer. Elle est encore plus belle que dans mes souvenirs de pixels et de voix lointaines. Mais elle semble sûre d’elle, présente, ancrée dans l’instant. Moi, je suis ailleurs. Je me débats avec ce foutu besoin de bien faire, de ne pas dire une bêtise, de ne pas trahir l’émotion qui me traverse.
Elle me parle. Sa voix m’apaise autant qu’elle me panique. J’écoute, je veux répondre, mais mes pensées arrivent en retard. Je suis là, et pas là. Je la regarde à peine. Je sais. C'est juste que, si je plonge dans ses yeux maintenant, je risque de m'y perdre. Et je ne suis pas certain d’avoir le droit. Ni qu’elle le veuille vraiment.
Alors je regarde autour. Je me raccroche au monde extérieur. À la serveuse. Aux clients. À la lumière sur le carrelage. Tout plutôt que ses yeux.
Et puis elle évoque ce soir-là, dans le métro. Je me souviens. Je m’en souviens trop bien. Nos mains s’étaient frôlées. J’avais senti son souffle changer. Le mien s’était arrêté. J’avais voulu lui dire quelque chose, mais j’avais manqué de courage. Et aujourd’hui encore, je n’en ai pas plus.
Alors je détourne le regard. Je bois une gorgée d’eau. Et je me hais pour ce silence.
Je voudrais lui dire que je suis là parce que j’espère. Parce que je veux apprendre à la connaître sans me cacher. Parce qu’elle me fait peur, oui — mais une peur douce, de celle qui précède les grands bouleversements. Mais je n’arrive pas à le formuler. Pas encore.
Et peut-être qu’elle pense, à cet instant, que je ne ressens rien. Mais c’est tout l’inverse. Je ressens trop.
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