David

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Tout le monde est là. Céline, Mathilde, Karim et Sylvie. Ils sont tous là, même ceux que je ne connais pas. L'un a dit s'appeler Bertrand. L'autre encore serait Jonas. Je suppose que je ne m'en souviendrai pas.

Nous sommes au crépuscule. Le soleil décroit, se dissimule progressivement sous l'horizon, teintant le ciel de pourpre et d'orange alors que la jeunesse est de sortie. Elle déploie sa gorge et l'écho de son rire résonne au bord du lac. Au loin, les lumières de la ville s'éveillent toutes en même temps. Elles scintillent sur les flots mouvants, miroitent sur les vagues dont l'écume lèche les pieds nus des plus aventureux. C'est la brise qui soulève les lames aux crinières blanches et les fait déferler sur le sablon. Elle pousse les filles qui veulent se réchauffer dans les bras des garçons et agite les flammes qui dansent dans la semi-obscurité.

J'observe tout ce petit monde se gargariser de jouvence et de légèreté. J'attrape leurs courbes, saisis leur mollesse, la fait glisser sur mon carnet d'un coup de crayon et d'une estompe au doigt. Je n'y vois pas grand chose, c'est vrai, mais je ressens, et c'est tout ce qui compte à ce moment-là. Ils savent que je ne les rejoindrai pas, que je resterai assise sur mon caillou, hocherai la tête aux questions qui demanderont pourtant que la bouche se meuve pour former des syllabes intelligibles. J'en suis incapable. Il en a toujours été ainsi.

Ça ne les gêne pas.

Ils me disent artiste, rêveuse, poète ou hautaine, pour les plus méchants. Je me sais timide. Mais nous sommes là, tous ensemble, liés par le sang, l'amitié, ou encore le hasard, et je fais partie malgré tout de cette bulle de bonheur qu'amènent l'été et ses deux mois de chaleur et de paresse ouatée.

La musique s'élève des enceintes connectées au Bluetooth. Les bières débordent d'avoir été malmenées dans les glacières. Elles moussent sur les lèvres et les décorent d'un coton amer qui fait sourire les buveurs. Je souris aussi. Je ne participe pas mais j'aime les voir ainsi. La jeunesse fanera. L'insouciance ? Broyée sous les mâchoires d'acier de la vie d'adulte. Mais on a le temps. Suffisamment pour qu'il reste suspendu à ces instants. Je regarde l'heure. Il est encore tôt.

Un moteur vrombit. Le gravillon mêlé au sable crisse sous les pneus d'un deux-roues. En voilà un qui est en retard. Je me doute de qui il s'agit. C'est lui qui nous a parlé de ce lieu de rencontre entre fêtards nonchalants. Il aura suffi d'un sourire de Céline pour engager la conversation avec le vendeur du seul supermarché ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la ville d'à-côté. Il se gare, enlève son casque et passe une main dans ses cheveux comme dans les films. Je continue de griffonner. Il fait la bise à ceux qu'il reconnaît, à mes amis, à ma cousine, il tourne son visage vers moi tandis que je baisse le mien. Je n'aime pas qu'on me voie. Je ne veux pas qu'on me voie.

Il porte une veste en jean par-dessus un tee-shirt en col V. Il a le charme d'un James Dean et le bagout des bonimenteurs, l'accent du sud en plus pour faire passer – couler – tout ça. Mon crayon ne cesse d'esquisser des scènes, des portraits, tandis qu'il quitte son habit et se joint à la fête. Il ne s'approchera pas. Je suis trop éloignée de tout ça. Je l'observe du coin de l'œil. Il se débat brièvement avec son tee-shirt. Son torse s'étire et son ventre se creuse lorsqu'il lève les bras pour s'en débarrasser. Une fille glousse et l'autre l'arrose de bière fraîche pour lui arracher son attention. Elle y parvient. Il lui sourit. Mon cœur se serre mais c'est ainsi. Ma main poursuit son chemin. Elle trace et remplit les lignes académiques. Lui aussi, je l'immortalise, je le dessine comme je le perçois. Sa poitrine orgueilleuse palpite quand il rit. Ses muscles se bandent d'une vigueur indécente. Et son visage... son visage est comme du pain d'épice : brun et d'une gourmandise à vous brûler les papilles. J'en perds mon crayon qui roule sur le côté.

Mais je me ressaisis. Lorsque je le récupère, je le vois qui se jette dans le lac avec les autres. Ils s'aiment et s'éclaboussent sous un soleil qui se meurt doucement. Je m'en veux de n'être capable de les rejoindre. C'est comme une chaîne invisible qui vous entrave et vous retient à une pierre de doutes et d'afflictions. Un fardeau que j'assume pour je ne sais quelle raison. Qu'importe. Mes doigts s'expriment pour moi. Existe-t-il plus beau silence que celui de la contemplation ?

J'oublie. Oui, j'oublie. Après tout, lui aussi a oublié ce baiser d'adolescent qui a lié nos lèvres il y a si longtemps. Il a oublié mon visage, mon prénom. Il a oublié cet été qu'on a passé, dissimulés dans les criques de la région, à s'aimer comme on aime à quinze ans. David. Ça m'est revenu quand je l'ai vu. Sa barbe naissante, son visage durci, son uniforme ridicule, tout cela aurait pu m'induire en erreur, mais je l'ai reconnu. Parce qu'il a dit « David », exactement comme la première fois où je l'ai entendu.

Il se baigne dans les eaux moirées du lac. Il joue, badine, asperge, les filles en petite tenue et les garçons qui le provoquent en duel. Les gouttes ruissellent sur son corps comme autant de cristaux rutilants. Il les porte en parure comme on porte des diamants et elles éclatent, l'une après l'autre, chaque fois qu'il s'ébroue sauvagement.

La fête se poursuit jusque tard dans la nuit. Certains dorment couchés sur des couvertures qu'ils ont apportés, d'autres continuent à boire et à discuter autour du feu. Sa chaleur réconforte les baigneurs qui aspirent maintenant à se sécher. Un joint tourne quelque part, je le sens d'ici. David, après un moment à converser, finit par se lever. Je ne le regarde pas, mais c'est vers moi qu'il avance, nonchalant, le torse encore un peu mouillé. Quand il s'installe à mes côtés, il amène avec lui toute la fraîcheur de la rive. Des gouttes perlent et échouent sur mon pantalon. Je m'écarte mais il prend ma main. Je veux partir mais il me retient.

  • Alors, Clémence, comment ça va depuis le temps ?

Fin

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