Le mur

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La fillette survolait de son doigt les branches de l’arbre généalogique de la famille. Elle hésita, puis posa son doigt sur un couple : Julien Brouet et Marie Joseph Cochinard.

A l’exact moment où son doigt toucha les deux noms, l’homme et la femme se matérialisèrent énergiquement devant ses yeux ébahis.

L’homme avait les cheveux cachés sous un genre de casquette, il portait une chemise en coton simple et un pantalon sombre, et avait enfilé un grand tablier marron en toile épaisse par-dessus sa tenue. Des clous de toute sorte et de toute taille sortaient par les petits trous de la poche ventrale de son tablier. Des clous… bizarre. Dépassait également de la poche un marteau avec une tête large et plate d’un côté mais pointue de l’autre. Le regard dérivait naturellement vers les mains de l’ouvrier, pleines de poussière, où l’on voyait des traces de brûlure, certains anciennes, d’autres plus récentes. L’une d’entre elles montait le long de son poignet gauche et disparaissait sous la manche de sa chemise… probablement un forgeron, et plus précisément un cloutier, un fabricant de clous. Son visage était fatigué, mais en même temps, il semblait plein d’énergie.

La femme portait un foulard sur ses cheveux. Elle arborait elle aussi une chemise en coton, ainsi qu’une jupe ample, très simple, agrémentée d’un tablier plus clair. Elle avait des rides au coin des yeux et son visage était très animé.

Ils devaient avoir une soixantaine d’année. Ils étaient tous les deux ravis et engagés dans une discussion joyeuse et très vive.

— Et bien, nous n’avons pas attenté ce procès pour rien ! Nous avons bien fait. Je ne regrette pas que nous nous soyons battus. Je te l’avais bien dit qu’il n’avait pas le droit de construire un mur aussi haut. Tu ne m’écoutes jamais ! Tu devrais m’écouter plus souvent, Julien ! Il ne faut pas se laisser faire. Heureusement, quand on a eu cinq enfants, comme moi, on sait comment procéder. Et heureusement, notre bon prévôt fait respecter la loi dans notre commune, n’est-ce pas, Julien ?

— Absolument ! Respecter la loi ! confirma l’homme rapidement, tout heureux de pouvoir placer quelques mots dans le monologue animé de son épouse, et souriant de sa volubilité.

— Heu… bonjour, les interrompit timidement la fillette. Quel mur ?

— Oh ! sursauta la femme, remarquant soudainement la présence de la fillette. Bonjour jeune fille ! Nous parlons du mur entre notre jardin et celui de notre voisin, dans notre village, à Braux. Il y avait un joli petit muret en pierre entre nos deux propriétés, construit il y a bien longtemps, peut-être trois ou quatre cents ans, n’est-ce pas, Julien ? Et notre voisin, Nicolas Chaineaux, le coquin, a eu le toupet de le faire rehausser d’au moins cinq ou six mètres sans nous en parler avant, n’est-ce pas, Julien ?

— Cinq ou six mètres, tu es sûre, Marie Joseph ? interrogea l’homme avec scepticisme.

— Absolument ! assura son épouse, d’une voix convaincue. Cinq ou six mètres, et peut-être même davantage ! Et en cachette, sans nous demander notre avis, n’est-ce pas, Julien ?

— Absolument ! Sans nous demander notre avis !

— Ah mais, nous ne nous sommes pas laissés faire, je te prie de me croire ! Nous avons bien essayé de lui faire entendre raison, de discuter avec lui, mais sans succès. N’est-ce pas, Julien, que j’ai tout tenté pour lui faire entendre raison ? Pourtant, je suis très persuasive, je t’assure, n’est-ce pas, Julien ? Je sais trouver les mots pour convaincre les gens, les faire changer d’avis, les faire ENFIN se rendre compte que j’ai raison. De fait, j’ai toujours raison… enfin, la plupart du temps…

— Absolument ! La plupart du temps…, ironisa le cloutier.

— Oui, bon, presque tout le temps. Mais avec Nicolas, il est impossible de discuter. Nicolas croit toujours être dans son bon droit, il croit toujours savoir mieux que les autres ce qui est bien, n’est-ce pas, Julien ? Il pense toujours être le seul à avoir raison, le seul à savoir ce qu’il faut faire, le seul à connaître la loi, le seul à tout savoir…, continuait de s’indigner Marie Joseph.

— Absolument ! Le seul à tout savoir !

— Alors, en désespoir de cause, nous avons décidé de porter plainte auprès du tribunal de Charleville. Ce n’était pas de gaieté de cœur, bien sûr, parce que Nicolas est tout de même notre voisin depuis longtemps, mais nous n’avons pas trouvé d’autre solution. Ce mur nous prenait tout notre soleil ! Nous ne pouvions pas laisser faire, n’est-ce pas, Julien ? Quand on a eu cinq enfants, comme nous, on sait qu’il ne faut pas se laisser marcher sur les pieds, n’est-ce pas, Julien ?

— Absolument ! Ne jamais se laisser marcher sur les pieds !

— Et nous avons bien fait, continuait-elle, sans faire attention aux interruptions de son époux… Car le procès s’est tenu hier et nous n’avons pas eu longtemps à attendre la décision. Le juge, notre bon juge de Charleville, nous a donné totalement raison. Montre-lui, Julien, là, sur le document du tribunal, en dessous de la date : « Jugement du 14 juin 1836 : Le mur mitoyen qui fais l’objet du procès pendans contre les parties sera immédiatement démoli ». Inutile de lire, Julien, je connais la phrase par cœur ! Donc, nous avions totalement raison, n’est-ce pas Julien ?

— Absolument ! Totalement raison !

— Le mur devra donc être détruit, le plus vite possible, j’espère, peut-être même cette semaine, tu ne crois pas, Julien ? Puis il sera reconstruit à la bonne hauteur, comme il était avant, en réalité. Il aurait vraiment dû nous demander notre accord avant, tu ne crois pas ? Mais ce coquin de voisin ne voulait pas nous écouter, n’est-ce pas, Julien ?

— Absolument ! Marie Joseph et moi ne voyions plus le soleil au petit déjeuner ! C’était impensable !

— Absolument ! Impensable ! s’indigna la femme.

— Oui, je comprends, acquiesça gentiment la fillette, amusée de leur énergie et de leur vivacité. Le soleil au petit déjeuner, c’est important, c’est ce qui permet de commencer la journée de bonne humeur…

— Absolument ! De bonne humeur ! confirmèrent en cœur les deux époux, avant de s’estomper, un grand sourire traversant leur visage radieux.

Le soleil au petit déjeuner… c’est vrai que j’aime ça, moi aussi… c’est sûrement un truc de famille…, pensa la fillette en regardant ses deux ancêtres disparaître lentement.

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