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Six ans…
Déjà.
Comme le temps passe.
Je peine à y croire quand je lis les messages laissés par Sae-hon. Des messages qu’il m’arrive d’ignorer par pure bêtise. Je persiste à croire qu’un jour il m’oubliera et qu’il passera à autre chose. On ne peut pas attendre d’un oiseau voyageur qu’il se pose pour toujours sur une branche. Si ? Et puis, qui me dit qu’il m’attend ? On sait tous les deux ce qui nous lie. Cependant, aucun de nous n’avons promis de revenir vers l’autre. À moins que cette promesse m’ait échappé.
Est-ce que toi aussi tu es allé voir ailleurs ? Combien de conquêtes ? En as-tu aimé ? Comment ?
— Tu vas le cracher ce morceau ? Il te donne le teint pâle. Tu vas suffoquer. Allez, crache-le, un bon coup !
La voix de Maureen, dans une vague impatience, me fait soupirer et sourire en même temps.
Mon amie n’aura pas tenu longtemps.
Il faut dire que ça fait des jours, voir des semaines que je me fatigue avec mes réflexions, avec l’image de Sae-hon au fond du crâne. C’est moi qui ai choisi de « devenir », plutôt que de tenter de vivre une histoire d’amour. J’ai eu besoin, avant tout, de m’expérimenter à l’art de la plume. Aujourd’hui, je suis une autrice autoéditée accomplie. Disons que je me satisfais de mon salaire. Je ne suis pas gourmande. En plus, je suis économe. Et je préfère allumer une bougie qu’appuyer sur un interrupteur. J’ai une préférence singulière pour les aliments crus. Je dégoute ma mère quand il m’arrive de passer la voir et que je ne fais pas cuire mon poisson dans sa poêle en téflon. Je me dis que c’est une bonne chose d’être revenue vers elle. On apprend à se connaitre, et c’est une femme intéressante. Parfois, on déjeune ensemble, on passe une journée simple, puis je retourne à ma vie. Et elle a la sienne. Quand mon père est mort, elle a eu beaucoup de mal à se trouver. Vingt ans à s’occuper d’un homme qui perd la mémoire, ça laisse des marques. On doit se séparer des habitudes instaurées, les voir être remplacées par des silences et du vide.
Aujourd’hui, je sais que ma mère rejoue avec la vie. Le mercredi, elle a piscine. Le vendredi, c’est soirée jeux de société avec les filles du club. Pour le reste, je ne suis pas franchement curieuse. Ma mère a l’habitude de mes absences. Elle ne m’en a jamais voulu pour autant. Elle les a compris et sollicités.
En soi, j’ai toujours appris à faire avec ce que la vie me donne. Je continue comme elle me l’a demandé et je travaille cet art qui me fascine depuis si longtemps. Un art qui me fait revire à chaque instant. Ce sont les histoires qui m’animent. Ce sont elles qui me nourrissent, qui me font voyager. Ce sont elles qui me permettent de vivre à l’échelle qui me convient.
Pas de patron.
Pas d’horaire.
Je suis une romancière absolument où je veux et quand je le décide. Et mon bureau devient mille lieux. Hier, il était un rondin de bois. Demain, que sera-t-il ?
— Meyane ? Tu veux vraiment me faire répéter ?
Maureen ne lâchera pas l’affaire, alors je soupire encore une fois en fixant le ciel et en sentant la première goutte me tomber sur le front.
— Il n’y a pas de morceau à cracher, seulement des pensées à digérer.
Je lis l’étonnement sur son visage. C’est trop vague. Elle ne s’en satisfera pas.
— Il s’est passé un truc avec Sae-Hon ? Quelque chose qui t’a remué ! Votre correspondance n’est pas un secret, Mey, et quand t’as cette tête, ça veut dire deux choses : t’avances pas sur tes textes ou Sae-Hon t’a contrarié. Là, on est sûres que la première option est la mauvaise.
Maureen ; détective en herbe. Mon amie porte de multiples casquettes, y’a pas de doute là-dessus.
Je hausse les épaules, boudeuse.
— Allez, dis tout à ta copine l’English !
Je ris. Qu’elle idiote. Elle m’amuse, et ça fait du bien. On devrait tous avoir une Maureen dans sa vie. Une personne avec qui les sujets fracassants laissent un sourire sur nos lèvres.
— Y’a rien. Je ne lis plus ces messages depuis des semaines.
Les épaules de mon amie s’affaissent, son visage prend les traits de l’incompréhension.
— Et pourquoi tu lui fais ça ? Pourquoi tu l’ignores ? Tu penses que ça finira par l’effacer ? Qu’il t’oubliera ? T’es idiote ?
— Idiote ? Probablement. Je ne sais pas pourquoi je fais ça et oui, fut un temps où j’ai cru que ça le ferait disparaitre de mon esprit.
— Tu es vraiment un cas. Tu as passé des années à le chercher et depuis que tu l’as trouvé, tu le fuis.
— Je n’ai jamais dit que j’étais quelqu’un de clair.
— Oui, je pense que tu n’es pas net aussi.
Elle se lève, pas pour fuir l’averse qui nous tombe dessus, mais pour s’étirer. Je crois qu’elle aime la pluie.
— Est-ce que Sea-Hon a déjà oublié de t’écrire ?
Pure curiosité de sa part. Peut-être une subtile manœuvre pour me clouer au sol et me faire réagir.
J’écoute le chant de la pluie, pensive.
— Jamais. Tous les lundis, sans faute, j’ai un mail de sa part.
— Ça veut dire ce que ça veut dire. Il ne s’effacera pas, même si tu t’obstines à l’ignorer. On dirait que vous êtes faits dans le même bois. Comme une clé que l’on doit doubler pour ouvrir une porte secrète.
— Tu pourrais écrire des histoires.
Elle hausse les épaules.
Une double clé ?
Le sommes-nous ? J’aimerais le savoir. J’aimerais le revoir et savoir si nous sommes deux êtres faits pour s’aimer dans cette vie-là.
On reste encore un long moment à accueillir les gouttes froides sur nos visages. Je me sens bien, je me sens libre, loin du monde des gens ordinaires. J’ai arrêté d’être comme eux. Maureen aussi. On a appris à regarder et à lire à l’intérieur de nous. On s’est comprise – en quelque sorte. Et le monde moderne n’a comme emprise que l’administratif… Fermer les yeux sur l’information en continu, pour les ouvrir sur les engagements d’un petit quartier. Ce sont les petites attentions qui redonnent du goût aux fondamentaux. Et c’est ce dont ont besoin les petits gens : les personnes qu’on nomme métro, boulot, dodo. Ils ont besoin des gens comme Maureen. Des gens qui s’investissent dans leur quartier, à leur porté.
— Dis, Meyane, on ne devrait pas commencer à faire nos valises ?
Le mois d’octobre arrive à sa fin. Demain, nous distribuerons des bonbons dans l’auberge pour Halloween et dans deux semaines nous rejoindrons Hokina pour nos vacances entre filles.
— On a le temps, dis-je en profitant de cette pluie. Elle me tombe dessus comme autant de promesses rafraichissantes. Certaines, plus froides, m’invitent à la réflexion. Toutes les promesses ne sont pas belles.
— Peut-être demain, dis-je.
Pour moi, une valise, c’est des caleçons d’un côté, des chaussettes au nombre de quatre et le strict minimum pour rapporter des souvenirs.
Deux pantalons, un sous-pantalon, parce qu’on va se geler la pâquerette, deux pulls et trois tee-shirts manches longues.
Et bien sûr, mon vanity-case, ma pierre de calcaire, mon livre-serviette-éponge : L’alchimiste, et un objectif précis : savoir quel chemin j’aimerais emprunter, désormais.
— On va attraper la mort, s’amuse Maureen.
On fait les enfants et si, sur le chemin vers l’auberge, nous trouvons une flaque, peut-être bien qu’on s’éclaboussera. Mouiller pour mouiller.
On court.
Je m’imagine demain, un grand bol de sucreries dans les mains et la perspective de faire tourner la maison hantée que nous avons installée dans la serre. Ça serait génial.
Je souris. Ma maison hantée va ravir les pensionnaires et le reste du quartier. Elle aura du succès. Et moi, du travail pour la tenir toute la soirée.
Ce n’est pas demain qu’on fermera nos valises.
On part d’un rire qui monte haut dans le ciel.
Je me sens bien, mais… jamais comme avec lui.
C’est troublant.
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