Ad Infinitum

38 minutes de lecture

I


Je connais Jonas depuis presque vingt ans. Connaissais ? Restons au présent, si tu veux bien. Je préfère. Plus tard, peut-être que l’imparfait se justifiera. Je ne l’espère pas. Pour le moment, il vaut mieux considérer que si tous les temps se valent, d’une certaine manière, il en est un seul que nous devons conserver. Choisir le passé c’est le condamner. Opter pour le futur, l’éloigner de nous. Le mettre hors de portée. Dans notre situation, nous devons nous méfier même du langage. On ne sait jamais : dans certaines circonstances les mots ont un rôle aussi crucial que les équations ou les mesures. Alors, le présent. Pour le raccrocher à nous. Si possible. Et à toi, Naël. Avant tout. Est-ce que tu peux comprendre ? Pas encore ? Il faudra bien. Parce que tu es le nœud de tout. Un nœud qui peut tout dénouer.

Mais revenons à Jonas. Et au reste. À tout ce qui fait que tu dois me lire. Si tu le peux sans t’interrompre. Sans impatience. Sans lever les yeux pour poser la moindre question au silence ou faire la moindre remarque. Sans m’en vouloir à certains moments. Et à la fin, en me pardonnant. C’est un vœu que je fais, pas une supplique plaintive. Tu choisiras, de toute façon. Tu décideras de tout. Sauf en ce qui me concerne. J’ai déjà fait mes choix, définitifs. Mais on en reparlera peut-être plus tard. Sauf si. Toi, tu n’auras qu’un mot à prononcer. Oui ou non. Pas besoin de plus. Toute la question, ce sera de savoir combien de temps il te faudra avant d’ouvrir la bouche.

*

C’est par la poésie que nous nous sommes rencontrés. Il y a longtemps. Nous étions jeunes. Très. J’envoyais alors des pages innommables à une revue sur le déclin qui poussait le vice jusqu’à les publier. Lui jonglait déjà avec des structures magnifiques, ciselées, parfaites jusque dans la subtilité, qu’on admirait, bien sûr, mais toujours en glissant une dose de venin dans la louange. J’avais trouvé mon dieu, je cherchais par quel mécanisme il réussissait à délivrer prodige sur prodige. Je lui ai envoyé des lettres enflammées, qui auraient pu porter à confusion. Mais il a compris. Ça l’amusait. Ça l’amusait même follement que je marche sur ses traces avec cet espoir stupide de me rapprocher de son mystère. Pas de le dépasser, je n’ai jamais eu cette prétention idiote. Le plus drôle, c’est que dans cette course frénétique l’astrophysique me guettait. Comme quoi… Mais ce serait bien des années plus tard. Bref, finalement nous avons sympathisé. Plus que ça. Il y en a qui ont trouvé ça suspect, alors que non, pas du tout, il n’y avait rien entre nous. Juste de l’amitié. À peine envahissante, c’est tout. Il m’arrivait quand même, parfois, de trouver qu’elle ne l’était pas assez.

Chez lui, un aspect me fascinait. Il a toujours rêvé de saisir l’indicible. Même quand je l’ai connu, c’était une obsession. Elle remontait loin. Je parie que dès qu’il a su tenir un crayon elle s’est mise à danser autour de lui. Il y a des gens comme ça, qui ont des lubies magnifiques. Mais ça le torturait un peu. Juste un peu ? Il en viendrait, quand même, à estimer qu’utiliser une seule langue c’était réduire les capacités d’expression, puis à juger qu’il fallait pousser au-delà. Les mathématiques étaient le passage rêvé vers un poème plus vaste, plus profond, à la fois humain et surhumain, où elles s’entremêleraient aux mots. C’est devenu son rêve ultime vers dix-sept ans. Il avait déjà basculé dans la composition de vers plus ou moins polyglottes. La meilleure façon de déployer le sens, affirmait-il avec un léger soupçon d’ironie. Mais il aurait fallu connaître toutes les langues, savoir jouer avec l’ensemble de leurs combinatoires. Il n’y arriverait pas. Surdoué non, mais terriblement acharné, ça je l’avais su dès le début, hélas pas au point d’avoir raison de tout.

C’était déjà difficile de jongler avec le sanskrit, le grec ancien et l’hébreu, qu’il commençait à fréquenter avec juste un touchant soupçon de maladresse. Je me trouvais facilement benêt, avec mes quatrains douteux. Mais lui, et ça me soulageait, devenait de mois en mois plus incompréhensible. On le prenait désormais pour un jeune prétentieux qui gâchait son temps à entretenir des délires stériles. Ou pire. Il a fini par décider de changer de cap, d’utiliser une langue unique capable de les englober toutes, et pour lui il n’y en avait pas deux : c’étaient les mathématiques et rien d’autre. D’accord : elles pouvaient exprimer un coup de tonnerre, rien de plus facile en fin de compte. Mais un chagrin d’amour ? Quand je lui ai posé la question, il a haussé les épaules. Les chagrins d’amour, je pouvais les garder. Il prendrait le reste.

*

Voilà l’origine. Voilà pourquoi je me suis plus tard retrouvé empêtré dans l’astrophysique et la cosmologie, sans jamais savoir de quel côté pencher et embrassant maladroitement les deux. Pour rester dans son sillage. Tandis que lui fonçait tout droit dans son évidence, celle des nombres, de la magie symbolique, n’esquivant aucune difficulté et les balayant toutes en usant d’une obstination à toute épreuve. Toutes celles qu’il rencontrait, je veux dire. Ça n’en fait que quelques-unes, mais celles-ci étaient bien assez redoutables. Il les choisissait, les assiégeait des mois durant avant d’en venir à bout, ne prenait jamais le temps de savourer ses victoires et filait vers les batailles suivantes.

Après dix ans passés à jouer loin l’un de l’autre dans nos domaines respectifs, nous nous sommes retrouvés, parce qu’ils se recoupaient. Naturellement, ce n’était pas un hasard. Je suivais ses travaux, lui les miens. Chacune de nos publications était devenue, comment dire ? une lettre envoyée par Niko à Jonas ou par Jonas à Niko. Parce que sinon nous ne correspondions pas, jamais. Quant à nous voir, tu sais comme la recherche est capable de vous dévorer le temps libre. Mais ces échanges subtils nous contentaient. Donc, d’une certaine façon nous avancions en parallèle. Et un jour, il a fait un bond de côté, a infléchi sa course pour lui faire croiser la mienne.

À cette époque, je pataugeais, incapable de venir à bout de la formalisation d’une théorie qui m’exaspérait, il me manquait quelque chose et ça ne collait pas, je n’étais pas loin du but, j’étais sûr de tenir le bon bout, mais c’était pareil à un échec. Deux ans à tourner autour du pot, à collectionner les insomnies, jusqu’à ce qu’il fasse paraître un papier, cinq pages même pas serrées – tout est relatif, c’était quand même imprimé en petits caractères –, qui m’offrait la solution à tous mes problèmes. Il me citait, ce qu’il n’avait jamais fait. Ce n’était qu’une petite note de bas de page mais moi, bien sûr, j’étais confus, ravi et tout ce que tu pourrais imaginer. Je l’ai contacté. Pour la première fois depuis des années je l’ai invité au restaurant, il a mangé comme un roi et ensuite on est allé boire quelques verres dans un bar fétide où il avait pris ses habitudes. Pas de doute, c’est la cuite la plus monumentale que j’aie jamais prise.

Voilà comment on a rattrapé au vol notre ancienne amitié. Voilà pourquoi, trois ans plus tard, j’ai osé l’embarquer dans un défi vicieux, un de ceux qui le subjuguaient, parce qu’ils mettaient ses mathématiques à rude épreuve. Voilà pourquoi maintenant, en conclusion, tu es là. Et maintenant il va aussi falloir t’expliquer pourquoi tu devrais rester ici quelques semaines de plus. Ce n’est pas simple. Si c’était le cas mon introduction aurait été moins longuette. Mais je fais ce que je peux. Crois-moi.



II


Rien qu’un caprice. C’est ce qu’on veut croire, mais ce n’en est pas un, il fait la seule chose possible, et sans ça nous n’aurions qu’à éteindre les lumières et rentrer chez nous, flanquant en l’air cinq ans de recherche. Il veut un certain Naël avec lui pour les dernières heures avant son départ. On ricane, on ne comprend pas, en tout cas on comprend autre chose, avec des sous-entendus salaces. Moi, bien sûr, parce que je vous connais tous les deux, je sais, autant que lui, que tu es la clé, la dernière chance, et que si on ne le laisse pas te revoir il pourrait renoncer. Il a décidé que tu lui donnerais le courage nécessaire. Il m’a fait confiance pour en être aussi persuadé que lui. Et je le suis. Pour moi c’est une évidence, sans toi tout sera perdu.

Les ragots vont bon train. Tu peux me faire confiance. Dans un groupe suffisamment fermé comme le nôtre, isolé à des milliers de kilomètres au milieu d’un désert chilien, ils ont même pris la fâcheuse habitude de galoper encore plus vite. Qu’est-ce qui pourrait justifier la venue d’un artiste, fût-il jeune et génial ? Rien, après tout. D’autre part, épouses et concubines ont été priées de rester en Europe, ça ne se fait pas de vouloir contourner une règle absolue. Or Jonas réclame son mignon sans tenir compte de l’interdiction, jouant de la pire menace : se retirer et nous laisser nous débrouiller avec nos échecs. Pas facile de faire admettre que vous n’êtes pas amants, ni de faire accepter que tu es une de nos dernières cartes. Même si j’ai bien du mal à esquiver l’aveu que je ne comprends pas tout à fait ses motivations profondes.

*

C’est le milieu de la nuit quand, au terme d’une interminable réunion, acharné une fois de plus à faire céder toutes les réticences, une à une, avec une patience qu’il fallait infinie, je réussis soudain à forcer l’accord de tous. Il t’appelle aussitôt, à l’autre bout du monde. Vous parlez longtemps. Je patiente devant sa porte, piétinant en rond dans le couloir comme un fauve neurasthénique, j’entends confusément sa voix, à son ton je n’ai pas l’impression qu’il cherche à te convaincre de quoi que ce soit, d’ailleurs ce n’est pas son genre. Du moins pas avec toi. Enfin je l’entends rire. Ça ne lui arrivait plus si souvent. Et bientôt il ressort avec une étincelle victorieuse dans le regard. Tu as accepté qu’il vienne te chercher, tu ne comprends pas encore pourquoi, il n’a pas dit grand-chose, mais tu as senti toute l’importance qu’il accordait à cette demande surprenante, et il t’a fait fléchir. Je ne suis pas surpris, je savais que tu n’hésiterais pas, parce que c’était lui sans doute, et parce que ta curiosité a toujours été très aiguisée.

Moins d’une semaine passe avant qu’il prenne l’avion pour aller te chercher, payant de sa poche vos billets au prix fort. Les insomnies avaient pris le dessus, deux jours de voyage ne lui faisaient pas peur, il ne voulait pas attendre plus longtemps. En Europe c’est le début de l’automne, ici les toits des laboratoires flamboient déjà au cœur du désert. Quand vous arrivez enfin, tu dors contre la vitre de l’autocar. Depuis Santiago le voyage a été long, parfois monotone, entrecoupé seulement par les traditionnels contrôles de police. Tu n’as fait que dormir, mais si mal que ça n’a pas servi à grand-chose. Le moteur s’éteint, il te secoue l’épaule et je te regarde mettre pied à terre, encore étourdi de te retrouver là, les traits tirés, planté dans le sable et la poussière, regardant au loin les cimes des Andes. « Bonjour, Naël. Bienvenue en Atacama ». C’est tout ce que je suis capable de dire. Tu grimaces, pâle et titubant d’épuisement, cligne des yeux en découvrant au loin le cône du Lincancabur.

Au lieu de vous conduire tout de suite jusqu’à nos installations, je vous traîne dans San Pedro, vous offre un café dans une gargote encombrée d’Américains blasés qui attendent d’aller s’asphyxier sur l’Altiplano. Tu ne rêves que d’une chambre sombre et calme, mais j’ai besoin de savoir ce qu’il t’a appris durant le voyage. Rien d’essentiel. Juste assez pour faire germer des questions. Seul le manque de sommeil les a empêchées de croître. Pourtant il aurait fallu qu’il t’explique mieux, c’était nécessaire, il faut que tu saches ce qui va se passer, comment, pourquoi. Bien sûr, on lui avait demandé d’être discret. Je crois surtout qu’il a voulu éviter que tu imagines qu’il se tenait au bord d’un gouffre, prêt à sauter. Mais tu finiras par le découvrir.

*

Tu préfères prendre une chambre en ville, et tu joues au touriste, explores les alentours. Parfois il fait les vingt kilomètres qui vous séparent pour t’accompagner. Pas souvent. Il y a trop à faire, les dernières préparations réclament plus de temps que prévu. Mais il te fait découvrir, dans une vallée proche, cet entrelacement labyrinthique de ravines ocre, faites d’argile veinée de sels, dans lesquelles il aime aller se perdre lorsqu’il veut être seul. Au crépuscule, les rocs y claquent en se refroidissant, c’est une curieuse musique dont l’écho est rabattu par les sautes de vent. Par deux fois vous y demeurez jusqu’à la nuit noire, sans parler. Le second soir, sur le chemin du retour il te désigne la silhouette du volcan découpée dans la lueur de la pleine lune qui vient à peine de franchir l’horizon. Lorsque vous atteignez les limites de la ville, des chiens errants vous accompagnent. « J’en suis un, moi aussi », énonce-t-il. Et tu ne réponds pas.

Il me raconte vos escapades, avec un luxe de détails qui pourrait être indécent. Mais c’est qu’il attend que je découvre l’indice de quelque chose, ou que j’avoue que je l’ai déjà saisi. Il aspire à se libérer d’un poids porté trop longtemps, que tu es venu alléger, qu’il ressent pourtant toujours. Je ne suis pas sûr d’être capable de l’aider, et je me contente de l’écouter. Mon amitié pour lui sait qu’elle ne doit pas dépasser certaines limites. Je ne peux pas prendre le risque d’une compassion mièvre. Ce n’est pas ce qu’il lui faut.

Vient le moment où les derniers contrôles sont concluants, et où il se sent prêt. Pendant trois jours il est confiné, jouet entre les mains de spécialistes divers qui lui font passer une dernière batterie de tests, vérifient qu’il supportera bien les capteurs chargés de mesurer jusqu’au moindre de ses frémissements, lui infligent des injections à n’en plus finir, lui font pour la millième fois les mêmes recommandations concernant les implants qui enregistreront ce qu’il verra, entendra, sentira – et plus encore. Tu nous as rejoints, il t’a prévenu de l’imminence de l’expérience dont tu ne sais encore presque rien, hormis qu’il s’agit d’une sorte de voyage entre univers – il emploie toujours ces mots avec une intonation amusée – autant que d’une mission de sauvetage, et tu assistes à tout ça sans sourciller, même s’il est évident que ça ne te plaît pas trop.

Et enfin il y a ce dernier crépuscule. Quelques pas dans la cour, tous les trois. Il réclame une cigarette alors qu’il a cessé de fumer depuis des années – parce qu’alors tu le lui avais demandé –, avec un de ses petits rires sans joie : la clope du condamné. Je ne trouve pas ça drôle et toi non plus, mais nous le laissons faire. Puis il regarde sa montre, ustensile de pacotille acheté dans une boutique de souvenirs, l’enlève, la fourre dans ma main en me demandant d’emballer toutes ses affaires. Au cas où. Le moment approche, il doit encore se préparer. Tu l’accompagnes. Ça fait des heures que tu n’as pas décroché un seul mot.

*

Vous avez traversé la salle de contrôle sans regarder autour de vous, avez franchi une porte, et vous voilà en tête-à-tête pour la dernière fois avant on ne saura quand. Épiés par des micros et des caméras, scrutés sur les écrans par des barbus perplexes, psychologues à la manque dont l’utilité est incertaine, observés par tout le monde en fait, même moi. Inévitable : vous apparaissez sur presque chaque moniteur, selon une des directives du programme qui veut que soit filmée toute la procédure finale.

Après une brève hésitation il s’est écarté de toi, les yeux fermés, quelques pas décisifs qui déjà le portent au-delà de l’abîme, et puis il s’arrête, se retourne. On le croirait impassible, mais un frémissement au coin de la bouche dément l’apparence monolithique qu’il veut se donner. Les capteurs ont eux aussi été témoins d’une panique secrète qui l’a écartelé durant quelques instants, son pouls s’est accéléré quand il a rouvert les yeux, puis il a retrouvé une manière de calme. Juste un sursaut de maîtrise qui durera peut-être, parce que ta présence l’y aide.

Ce n’est qu’un couloir ordinaire. Une porte grise à chaque extrémité, des murs blancs, un sol recouvert d’un dallage noir brillant. Et c’est tout. Hormis que ce couloir n’est qu’un commencement, un point de départ. Ou une fin. La première porte donne donc sur la salle de contrôle. L’autre s’ouvrira sur un sas qui isole un second couloir, bien plus long, menant en pente douce jusqu’à l’immense salle sphérique enterrée, toute d’acier mat, au centre de laquelle trône une capsule ovoïde, encore ouverte, sans autre appareillage visible que quatre sièges écrus aux allures de sarcophages dans lesquels on serait assis et bientôt moulé, car leur intérieur s’adapte aux contours du corps, l’avale, pour le protéger d’une possible flambée de radiations mortelles.

Tu as refermé la première porte, tu t’es adossé au mur, et tu le regardes quelques instants sans savoir quoi dire. Nerveux ? Difficile à dire. Sur les écrans ce n’est pas évident. Puis tu tends une main vers lui, mais il s’est encore éloigné et tu la laisse retomber.

« Jonas, tu es sûr de ce que tu fais ? Tu es vraiment sûr ? »

Il ne répondra pas. Même si l’incertitude ne l’a pas quitté depuis le matin, l’incertitude et la terreur d’un possible néant, il a pris sa décision, il ne reviendra pas dessus. Malgré ou à cause de toi. D’ailleurs, tu ne cherches pas vraiment à le retenir, tu veux juste être assuré qu’il n’agit pas sur un coup de tête, que ce n’est pas une bravade. Le risque est total, vous le sentez aussi bien l’un que l’autre, et lui seul a accepté de renouveler une expérience qui une première fois a bien mal tourné. Ou plutôt qui a tourné d’une façon imprévue, incompréhensible.

« Je pars », dit-il bientôt. Assez sèchement crois-tu. Question d’acoustique. Mais il s’en est rendu compte et il sourit. « Je pars, parce que je veux savoir. Et je reviendrai, moi. Je les ramènerai. » Mensonge appuyé par un ton décidé. Mais tu l’acceptes. Il pourrait avoir raison. Même si l’équipe du précédent voyage n’a jamais pu revenir, ce devrait être différent cette fois-ci. On a travaillé pour. Très dur, très longtemps.

« Ça ne servira peut-être à rien, tentes-tu sans conviction.

— C’est une capsule qui n’est pas conçue comme les précédentes. Je crois que ça va marcher. Je vais les retrouver et les ramener.

— Tu es bien certain ?

— Oui. L’équipe a été renforcée. Avec les nouvelles têtes, on a aiguisé les formules, on a maltraité la théorie, on l’a secouée jusqu’à ce qu’elle demande grâce, on a trouvé une solution au problème. Alors, qu’est-ce qui pourrait ne pas aller, maintenant ? Et puis, si je me défile aussi, tu sais ce que ça signifie. On va les tenir pour morts, disparus à jamais, on va vouloir interrompre les recherches, se refuser à comprendre et pourquoi et comment. Alors, même si c’est pour la dernière fois, même si c’est pour échouer, il faut que quelqu’un y aille, et je pars, parce que les autres volontaires se sont tous débinés. Mais il n’y aura pas de problème. Cette fois, c’est la bonne. »

Tu secoues la tête. Il avait préparé sa tirade, ça ne fait pas de doute. Je sais bien ce que tu voudrais répondre : justement, la fois d’avant aussi, ça devait être un jeu d’enfant, on fait un petit saut, on reste quelques heures sur place histoire de voir, et on rentre à la maison, mais eux ils sont encore coincés là-bas, alors est-ce que tu n’imagines pas que ça va aussi t’arriver ? Pourtant tes mâchoires se crispent seulement, et tu détournes les yeux, mal à l’aise. Jamais tu ne l’as vu avec autant d’assurance, même si elle n’est qu’un masque de théâtre. Au fond, il fait tout ce qu’il peut pour piétiner sa peur. Et comme il sait que malgré ses efforts il ne pourra pas la contenir très longtemps, il préférerait abréger cette attente devant le sas, mais ta présence le retient encore.

« Naël, c’est bien que tu sois venu, lâche-t-il soudain. Et c’est bien qu’ils t’aient laissé venir ». Puis un silence, il te fixe avec une telle intensité que tu retiens ton souffle, tu as bien l’impression cette fois que vous êtes bons pour les adieux et qu’il va franchir l’autre porte, que le sas va l’engloutir sans que tu ne puisses rien y faire même si tu le voulais. « Je dois partir. On se revoit dans trois jours. Promis. » Et il ne te laisse même pas le temps de réagir, il a pris son élan, le lourd panneau de métal se referme déjà et toi tu n’as plus qu’à venir nous rejoindre. Je t’ai réservé une place d’honneur. Tu seras la dernière voix qu’il entendra avant de franchir le gouffre. Si tu le désires.

*

Mais tu déclines l’invitation. Tu n’as pas envie de lui répéter, minute après minute, que les paramètres sont toujours bons – trop ? –, que tout fonctionne à merveille. Et puis au fond tu ne sais pas vraiment de quel genre de voyage il va s’agir. Il te l’avait expliqué, dans l’avion, à toute vitesse et à mi-voix, encore surpris que tu aies accepté de le suivre tu ne savais pas où, surpris et enchanté, heureux même, et il n’avait pas vraiment envie de parler de tout ça, ce qui comptait c’était que tu sois là. Depuis, il n’a pas cherché à t’en apprendre plus. Puisque tu résidais en ville, c’était encore un secret à garder, car d’autres équipes, ailleurs, travaillaient dans la même direction, et que des gens s’occupaient, plus ou moins discrètement, de savoir ce que nous fichions. Aucun projet concurrent n’avait été aussi loin, et aucun jusqu’au bout. Alors il ne pouvait rien te dire de précis. Ni comment ça devait se passer, ni où il irait, ni qu’il était le quatrième voyageur, que les précédents étaient égarés, que plus personne n’était d’accord avec personne, et qu’on commençait à douter de la théorie. Erronée, c’était toujours possible. Incomplète, sans doute. À tort, Jonas se croyait en faute, parce que c’est lui qui nous avait fourni le levier mathématique nécessaire – sinon décisif – et qu’il croyait que ce n’était pas le bon, alors que j’estimais que c’était plutôt l’interprétation que nous en avions tirée qui avait tout faussé.

Après quatre ans d’acharnement, on aurait pu voyager, oui. Mais chaque capsule se comportait comme si elle ne pouvait aller que dans un seul sens, alors que ça n’aurait pas dû être le cas. D’où des systèmes supplémentaires, ici même, pour en quelque sorte les attraper et les ramener. Un peu comme à la pêche : une ligne et un hameçon. Sauf que même dans cette configuration, ça n’avait jamais aussi bien marché qu’on s’y attendait. Puis on avait trouvé les failles, tellement cachées qu’on aurait pu ne jamais les remarquer, on les avait colmatées, espérant que c’était enfin gagné. Une nouvelle capsule devait enfin être capable de faire l’aller-retour sans notre intervention. Conserver tous les dispositifs utilisés jusqu’alors n’était qu’une précaution coûteuse que certains estimaient inutile. Les mêmes qui, quelques mois plus tôt, faisaient preuve d’un optimisme inébranlable peu à peu fissuré par les échecs.

Ils avaient bientôt emporté la décision d’envoyer un équipage. Qu’on n’avait jamais vu revenir, et depuis des mois on cherchait le moyen de les ramener. C’est long, penseras-tu. Mais théoriquement – ah ! fichues théories ! –, le voyage permet autant de circuler entre les mondes que de se jouer du temps – avec une légère marge d’incertitude concernant ce paramètre-ci. Des mois ou des années pouvaient bien s’écouler ici, on irait les récupérer là-bas quelques jours après leur arrivée. En somme, le tout était de bien viser…

Ça, il aurait aimé te l’apprendre, même vaguement. Mais il lui était enjoint de se taire, du moins de ne pas trop dévoiler. Et même s’il avait choisi de te faire des confidences, il se serait heurté à sa propre incompréhension de la nature du voyage. Il n’était que passager, sa compétence dépassait certes de vraiment très loin la maîtrise des instruments dont il serait équipé pour sa mission, mais humainement, même pour lui, difficile d’imaginer qu’il ne s’agirait pas proprement de se déplacer, mais de quitter cette réalité-ci pour une autre, si subtilement différente qu’il lui serait peut-être impossible de savoir si l’expérience avait réussi ou échoué. Entre deux mondes, il était parfaitement concevable que ce qui les distingue, ce soit le chemin emprunté par une fourmi.

« Il risque de se rencontrer, non ? », me demandes-tu alors à voix basse. J’étais sur le point de t’asséner le petit exposé réservé aux profanes, dépouillé des arguments artificieux qui servent à suggérer aux puissants l’importance cruciale de financer nos recherches. « Là-bas, insistes-tu, s’il existe lui aussi, forcément… » Mais j’ai secoué la tête et tu n’achèves pas. Non, c’est impossible, et c’est la condition première du voyage : on ne peut être présent que dans un seul univers à la fois. « Des voyageurs pourraient se croiser », suggères-tu alors. « Des doubles qui transiteraient en même temps, chacun avec comme destination le point de départ de l’autre, partant d’un univers presque identique. Vous concluriez à un échec. » Puis tu fais la moue : « Pas très crédible, comme idée. » Pourtant si, mais je préfère ne pas m’attarder. La probabilité d’une telle situation n’est pas nulle, mais tenue pour infime et négligeable. Ça ne sert pas à grand-chose de la prendre en compte. Plus précisément, on a préféré ne pas la prendre en considération. Ça revenait trop cher d’inclure ce genre d’éventualité, ai-je fini par comprendre. En argent et en temps.

C’était parler pour ne pas penser à ce qui allait se passer. Et tu te mures alors dans le silence, observes autour de toi. Une angoisse diffuse imprègne la salle. On n’en laissera bien sûr rien paraître. Il faut surveiller les affichages, être attentif au bon déroulement du programme, guetter la moindre anomalie. Un écran occupe tout un mur, on y voit la capsule dont la porte est refermée sur l’habitacle livide. Jonas n’est plus qu’un visage et une voix, qui ne s’adresse qu’aux machines : tout va bien, continuer la procédure. Les mots se fêlent à peine parfois, comme s’il ne faisait plus confiance dans cette répétition d’une formule qui ressemble plus à un mantra autosuggestif qu’à une vérité.

Pourtant, oui, le déroulement de la phase préliminaire frôle la perfection. Rien n’a encore flanché. Et la montée en puissance des champs qui le catapulteront dans cet univers-miroir où il espère retrouver ses camarades, cette montée en puissance se fait plus régulièrement que jamais. Le lissé de la courbe de la progression effective épouse à la perfection celui de la courbe théorique.

J’en deviendrais presque optimiste. Une euphorie sournoise me guette. Tout est si différent, cette fois-ci. Peut-être parce qu’on a mieux calculé les paramètres, qu’on a en conséquence recalibré plus finement les générateurs des champs, que les concentrateurs ont été remplacés par de plus performants. Que la capsule est effectivement adéquate. Peu importe. Tout se passe comme si, enfin, nous allions toucher au but. Envoyer un seul homme et en voir revenir quatre. Pouvoir aller et venir à notre convenance entre les univers. Même si nous n’y voyons encore aucune utilité. Sauf celle dont rêvent certains politiques et les groupes financiers qui nous soutiennent : nous pourrions rechercher un monde assez vide pour y déverser notre trop-plein d’humanité, ou pour y puiser les ressources qui commencent à faire défaut. Et celle que j’envisage : en rapporter, pourquoi pas, de meilleures solutions à nos pires problèmes. Mais moi, je suis un doux rêveur.

La capsule s’environne d’un cocon de lueurs bleutées qui tournent lentement autour d’elle, s’avivent seconde après seconde. Et alors qu’on approche de l’instant décisif, tu bats en retraite. Je t’ai entendu te lever, ta figure se décomposait, mais je n’avais le temps ni de te rassurer ni de te retenir. Tu es sorti, préférant échapper au spectacle de ces dernières minutes avant la traversée. Ce n’est qu’alors qu’il s’adresse à toi, juste avant que toute communication soit impossible. « Naël, réserve-nous une bonne table, je crois qu’on aura la dalle en revenant. » Dommage que tu ne l’entendes pas.

Et puis, il n’y a plus qu’une pelote de lumière et un flamboiement tournoyant de mercure, la capsule flotte quelques instants au-dessus de son socle et alors je dois décider, en trois ou quatre secondes, s’il faut annuler ou poursuivre. Rien n’a jamais été plus parfait qu’aujourd’hui. Objectivement, je ne peux qu’autoriser la toute dernière phase et ma main s’éloigne du panneau de commande. Alors il n’y a plus de recours possible, quoi qu’il arrive. Mais tout s’achève dans une fulgurance sublime. Jonas a traversé. Pour le moment, ce sera notre unique certitude.



III


Des colonnes de poussière dansent sur la plaine, tourbillons qui progressent du sud au nord. Bientôt midi. L’heure où le vent change de direction, quand l’air froid descendu des hauts plateaux doit finalement battre en retraite devant le souffle brûlant du désert. Tu as marché durant des kilomètres, et tu as atteint cette oasis bordée de dunes. Assis sur le sable à l’ombre d’un algarrobo[1], comme chaque jour tu regardes miroiter des mirages sur le lointain lac de sel. Tu t’es fixé cette routine depuis trois semaines, l’oasis le matin, les labyrinthes le soir. En attendant qu’il revienne.

Parce qu’il n’est toujours pas de retour. Sans raison valable. On peut tourner le problème dans tous les sens, rien ne justifie l’échec de cette mission-ci. Les données, qu’elles soient brutes ou analysées, considérées sous n’importe quel angle, ne laissent entrevoir qu’une réussite exemplaire, magistrale. Démentie par les faits. Jonas n’est pas revenu après les soixante-douze heures prévues, et au bout de deux semaines la capsule, si elle avait été abandonnée, aurait dû prendre automatiquement le chemin du retour, mais rien, rien de rien. Même pas le moindre signe d’une défaillance – nos systèmes sont capables, même faiblement, de savoir ce qui se passe dans cet autre univers. En vertu d’un phénomène comparable à une résonance, impossible à expliquer en mots simples. En mots compliqués non plus, il faut le souligner.

Chaque jour nous lançons les procédures d’interception prévues lors de la première expérience, à l’heure fixée. Cette fois aussi nous avons conclu qu’il fallait non seulement que la capsule prenne le chemin du retour, mais pour ainsi dire qu’elle soit aussi guidée vers son port d’attache. Nous avons donc conservé les dispositifs qui jouent le rôle de balises, ou plutôt d’aimants – je sais bien que je me répète, ma foi tant pis. C’est la solution la plus simple qui avait été trouvée lors des premiers essais. La moins coûteuse en énergie, même si elle dévore presque toute la puissance dont nous disposons. Dans moins de quinze jours nous aurons épuisé toutes nos capacités, les deux réacteurs à fusion seront en bout de course et il faudra les remplacer – mais nos finances ne nous le permettront pas, à moins d’un miracle. Si nous ne l’avons pas récupéré d’ici là, il sera perdu pour une stupide question d’argent. Lui et eux, oui, bien sûr. Je ne les oublie pas.

Lorsque tu repasses à ton hôtel, tu trouves mon message quotidien. Rien de neuf. On vérifie et revérifie tout sans comprendre ce qui a pu se passer. Les nuits blanches se succèdent, je dors désormais à peine une heure ou deux en début de matinée, et je ne suis pas le seul. Nous devenons une troupe de spectres blafards qui n’ont plus les idées bien en place. Mais qui ont des idées, malgré tout, qui les poussent l’une devant l’autre, et les repoussent, l’une après l’autre. Travail pour Sisyphe. Aucun progrès, et nous devons nous contenter de tentatives de récupération qu’il faut craindre inutiles. Pour le moment.

Et bientôt tu devras repartir. Tu me l’as fait comprendre, je n’en étais pas surpris. Une exposition à préparer, on s’impatiente, on ne sait pas où tu es parti. Le devoir t’appelle, et tu es assez indéchiffrable pour que je ne puisse pas deviner si tu le regrettes ou pas. Alors je me débats encore plus, mais ne peux pas me précipiter, il faut du temps pour tout, j’essaie d’obtenir de ta part un délai supplémentaire. Tu acceptes de rester jusqu’à la fin décembre.

*

J’ai souvent l’illusion que nous nous rapprochons du but, mais elle ne dure pas. Discernant pour ma part des signes là où nul ne voit rien. Incapable d’expliquer pourquoi, et espérant presque que j’aie tort. Malgré tout je crois en une variable invisible, une interférence ignorée. Je n’en parle pas, conscient qu’il s’agit d’un fantasme, et pourtant celui-ci me taraude. S’il se laissait convertir en ces signes cabalistiques dont nous abusons, je pourrais l’intégrer à toutes les simulations informatiques que nous effectuons sans relâche. Mais de toute manière il demeure confus. Peut-être l’évidence me crève-t-elle les yeux. Peut-être faudrait-il simplement que je change de point de vue pour la distinguer. Comment savoir ?

Certains soirs, je viens te retrouver, secoue ta torpeur en t’emmenant au restaurant – nous les avons déjà tous fréquentés. Tu ne parles pas beaucoup. Tu es plus impénétrable que jamais et je ne sais pas s’il faut te rassurer, si tu as encore de l’espoir ou si tu es certain que nous ne réussirons pas à les ramener. Alors je reste muet, moi aussi, durant ces étranges soirées. Nous observons les touristes encore extasiés après leur excursion dans la Valle de la Luna, qui nous regardent parfois comme si nous étions un couple en mauvais termes. Lorsque je t’en fais la remarque, tu ne souris qu’à peine. Je n’insiste pas.

Puis je te raccompagne à ton hôtel, reste immobile quelques instants lorsque la porte s’est refermée sur toi, et avant de retourner au Centre m’octroie un dernier verre. Toujours dans le même bar, enveloppé par une musique étouffée, ne prêtant attention qu’à une toute petite portion de comptoir. La serveuse m’aime bien, va comprendre pourquoi. Avec elle je progresse un peu en espagnol. Pas assez. Il faut croire que ces temps sont voués aux piétinements.

En rentrant je m’isole quelques minutes. L’impression me saisit que je ne comprends plus rien à rien. Elle s’estompe lorsque je prends mon tour dans la salle de contrôle. Je dois faire comme si je maîtrisais encore quelque chose, alors qu’en vérité tout m’échappe. Il faut dissimuler, montrer de l’assurance, rester efficace. Faux-semblants, et nous agissons tous de même. Moi plus que les autres. Sans doute. Du moins je le crains, sans raison précise.

N’empêche. Il faut tout tenter, et on ne me fera pas lâcher prise, à cause de vous deux. Certains s’obstinent, parce que c’est une question d’orgueil. Trop déjà envisagent de jeter l’éponge et il devient difficile de les persuader que nous pouvons toujours réussir. Le nombre de ceux qui croient encore que nous gardons de la ressource s’amenuise. Bientôt on ne pourra plus compter que sur eux. L’épuisement travaille désormais mieux que nous, et contre nous. Pour bien faire, il faudrait renouveler la moitié de l’équipe. Au moins. On ne peut pas se le permettre, faute de temps. D’ailleurs, en Europe, nous avons une petite unité de soutien, dont les conclusions sont similaires aux nôtres. C’est comme s’il n’y avait rien à faire. Mais j’en reviens à chaque fois à mon fantasme, celui de cette variable imperceptible venue tout fausser. Je m’y accroche comme à un ultime espoir, et il se dessine chaque matin un peu mieux. Lorsque je parviens soudain à le formuler, je ne me fais aucune illusion. Il ne pourra jamais être accueilli qu’avec incrédulité. Au mieux. Plus probablement avec mépris – c'est même certain.

*

Je dois te l’avouer, j’ai décidé que les équations ne serviraient à rien. Ou plutôt, mon fantasme l’a décidé pour moi. Elles sont devenues inutiles. Superflues. Les enjeux ont quitté le domaine de la physique théorique. Un facteur a bel et bien été omis, mais pas celui qu’on aurait cru. Je délire peut-être, et alors toutes ces pages n’auront servi à rien. Sinon à me couvrir de ridicule. J’ai l’habitude, ça ne me fait pas peur.

Ce serait sans importance. Je peux avoir fait fausse route durant tous ces derniers jours. Mais d’un certain point de vue seulement. D’un autre côté, j’ai bien discerné que pour moi, cette partie de ma vie dédiée à la recherche était terminée. Je n’arriverai pas à poursuivre le cheminement entrepris dans les pas de Jonas. Ce n’était que mimétisme inutile. Quant à savoir quelle voie je pourrai tracer, c’est pour le moment sans importance. D’ailleurs il y a plus urgent. Ô combien.



IV


C’était une marée renouvelée chaque jour, oscillation entre grâce et débauche. Quand l’obscurité venait se plaquer contre les vitres, il regrettait de se laisser entraîner par le flux descendant, qui finissait par un piétinement résigné dans la vase de ses désirs. Il résistait parfois, se déclarait victorieux jusqu’à la prochaine fois, l’œillade subreptice renouvelée dans la pénombre d’un parc et les soubresauts de la chair livrée à la fugacité du plaisir. Ensuite il ne lui restait que cette odeur aigre de sueur et de sperme partagés, et il s’en retournait chez lui, ayant consumé un instant inutile. Un de plus. Il avait cessé de les compter. Il dressait alors contre lui toute sa rancœur d’être si faible, et se repliait durant des jours, faisant bonne figure parce qu’il fallait bien donner le change en société, sombrant dans le travail pour échapper à lui-même. Mais ça ne me trompait pas. Je voyais plus clair dans son jeu qu’il ne le pouvait. Jusqu’à une certaine limite, je savais pourquoi il cherchait à se dépouiller de toute dignité.

J’ignorais alors s’il t’aimait. Je voulais le croire, mais ça ne suffisait pas. Il lui arrivait de se noyer dans le mutisme à peine avais-je prononcé ton nom, comme si je lui faisais un reproche. Celui de tous ces autres qu’il étreignait sans savoir pourquoi au juste, sinon pour anéantir cette faim du bas-ventre, ou pour mettre en suspens l’angoisse de sa solitude. Toi, à l’évidence, il craignait de te heurter par une approche trop directe. Sinon par n’importe quelle approche. Devant toi il se sentait soudain malhabile, perdait l’usage de ces armes de séduction massive qu’il avait appris à manier au fil des ans en fréquentant avec une assiduité désespérée les bars interlopes. Il n’aurait jamais osé te toucher, comme si pour une fois le désir lui était interdit, qu’il ne voulait pas violer cette entente qu’il y avait entre vous deux, te compromettre dans sa propre déchéance. Peut-être était-ce le signe que oui, il t’aimait. Ou aurait voulu le pouvoir, de toutes ses forces, en déniant pourtant cette possibilité. Il m’avait toujours semblé que s’il se jetait dans ces jouissances fades, c’était pour se refuser le simple droit de te séduire, voire de te souiller.

Sans doute, il ne te tenait pas pour pur. Il avait parfois l’audace de le croire, car c’était une raison supplémentaire de se tenir à distance. Mais il se construisait une illusion futile. Tu n’étais pas moins chair que ces garçons qu’il possédait dans les sous-sols louches, et qui d’ailleurs tendaient tous à ne surtout pas te ressembler. Impossible que tu aies moins qu’eux été dupe des regards qu’il t’adressait quand vous étiez en présence, des regards qui t’enrobaient pourtant différemment, avec une délicatesse qu’il ne s’avouait pas, et clamaient trop combien tu lui plaisais. Mais tu étais pour lui un territoire interdit, rêvé, une terre promise qu’il n’atteindrait jamais. Un fantasme, il faut le dire. Où pourtant le sexe n’avait pas sa place.

Souvent je vous observais. Sans comprendre. Sans parvenir à savoir si, oui ou non, vous auriez jamais été faits pour être ensemble. Tu ne laissais rien transparaître, il faisait tout pour que ce soit impossible. Comment discerner alors ce qui vous rapprochait aussi fatalement à la moindre occasion ? Il y avait une loi de la gravitation spécialement élaborée pour vous deux, vous ne cessiez d’être si loin l’un de l’autre puis vos trajectoires s’incurvaient soudain et, peu importait où, vous finissiez par vous retrouver. Il devenait alors un enfant émerveillé, enthousiaste et joyeux, un orpailleur qui, plongé dans ton regard, s’efforçait de découvrir la pépite qui mettrait fin à une quête insatiable. Mais tu lui refusais les réponses aux questions qui le taraudaient. Ou plutôt, tu lui opposais une opacité qui le laissait dans un désarroi qui toujours m’effrayait. Il croyait parfois avoir entraperçu un éclat. Était-ce un fragment de pyrite, une parcelle de mica, ou une poussière d’or ? Comment savoir. Puisque tu demeurais énigme, il ne pouvait qu’échafauder des hypothèses, supputer de quel côté ton cœur pouvait bien pencher. Celui des garçons, ou celui des filles ? Je sais que tu lui parlais volontiers d’elles, mais je ne pouvais jamais jurer que ce n’était pas un masque que tu portais, et que tu n’endossais pas un rôle pour déjouer – mais quoi donc ?

Tu lui as plu immédiatement. Il y a des termes idiots pour désigner ce saisissement qu’il a ressenti dès que vous avez été mis en présence. Ma foi, ce n’était pas un coup de foudre, non. Mais à coup sûr, une certitude. Il t’a cherché durant des années. Bien sûr, de préférence là où il ne t’aurait jamais trouvé. Comme s’il fallait que toute son existence se passe sans que jamais ne se pose sur lui l’ombre de l’apaisement. Ou bien, comme s’il fallait que quelque chose survienne, mais d’une façon qui rende les choses si compliquées, si subtilement compliquées même, que le but de cette quête soit à la fois à portée et inaccessible.

Donc, c’était toi. J’en ai d’abord souri. Un peu amusé, parce qu’à l’entendre tu n’étais pas son genre. Pourtant chacune de ses dénégations était réfutée par l’attraction manifeste que tu exerçais sur lui. D’autant plus renforcée que, d’une certaine manière, tu ne te dérobais pas. Par curiosité ? Je m’interroge toujours. Tu voyais combien tu lui plaisais, impossible de ne pas t’en rendre compte. Tu voyais aussi, forcément, qu’en demeurant à la fois proche et distant, tu ne faisais qu’accroître une souffrance qui s’avivait après chacune de vos rencontres. Je parierais que le nombre des larmes qu’il a versées dépasse de loin celui de tous les cheveux de ses amants. Ne vois là aucune ironie. Et aucun reproche. Tu n’avais peut-être pas le choix. Lui aurais-tu laissé entendre que oui, ou que non, et tout aurait pu être brisé, n’est-ce pas ? Je ne le crois pas, mais je suis mauvais juge. Ce n’aurait pas été comme si tu lui avais cédé ou résisté, ce que faisaient si bien ces jeunes hommes, sur lesquels il posait un regard où le dégoût de soi se cachait derrière l’artifice d’une concupiscence qu’il s’infligeait pour t’être indigne.

Le fait est indéniable. La fange était la carapace, l’armure, ou le corset, qui l’empêchait paradoxalement d’avoir l’idée saugrenue que toi aussi, tu connaissais ces langueurs partagées qu’il bâclait à la va-vite et oubliait de porter jusqu’à l’incandescence. Et l’amour, oui : c’est bien de cela, en définitive, qu’il s’agissait. J’ai fini par en avoir la certitude. Je parierais même que ni l’un ni l’autre vous ne saviez comment vous comporter devant ce qui, inévitablement, constituait un problème. Insurmontable ? Pas sûr. Il aurait sans doute compris que tu n’acquiesces pas à ses appels, se serait fait une raison. Un équilibre rompu se serait aussitôt rétabli, différent du précédent, mais vous ne vous seriez pas perdus. Ton amitié lui importait à un tel point qu’il aurait laminé toute inclination suspecte. Et sinon, auriez-vous pu être heureux ? Qui pourra savoir.

*

Tu dois te demander ce qui me pousse à te confier tout ça. Et pourquoi maintenant. Tu dois t’imaginer que ce ne sont pas mes affaires, que ça n’a strictement rien à faire ici, tu vas vouloir déchirer ces pages, déverser ta colère. Attends. Plus tard oui, peut-être, tu auras le droit de me condamner. Sois patient. Et alors tu me comprendras peut-être. En venir à te dévoiler tout ce que Jonas n’a jamais su te dire était inévitable. Nécessaire. Car tout est lié, dans cette histoire. C’est ma certitude. Elle échappe aux calculs, aucune formalisation n’est possible, pour prouver que j’ai raison je dois écrire ces lignes, ces pages, et réclamer que tu ailles jusqu’au bout.

Tout ça pour une intuition ? Pour un fantasme qui défie toute axiomatisation ? Sans doute. J’ai voulu me réfuter, sans résultat. Les indices n’ont fait que s’accumuler pour me conforter. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Te convaincre. Ce n’est pas la bonne méthode ? Non. Mais c’est la seule qui m’ait été donnée. La seule que je me sois donnée, pour être exact. Mais qu’importe. Et comment reculer, maintenant ? Ce serait absurde. De toute façon, au point où nous sommes…

*

Il ne revenait pas. Il nous avait imposé le délai de trois jours, estimant que ce serait le temps minimal qu’il lui faudrait pour retrouver leur trace, d’autant qu’il fallait tenir compte de la probable dérive temporelle. Ou mieux, pour les retrouver tout court, à condition qu’ils ne se soient pas trop éloignés de leur point de chute. Il espérait que ce serait suffisant. Après ce temps, le retour s’effectuerait à une heure précise. S’il lui fallait prolonger son séjour, ce serait toujours à la même heure qu’il faudrait lancer la récupération. Au bout de trois semaines, on a cru que tout était perdu. Les antagonismes ont explosé au sein de l’équipe, il y avait les partisans, alors encore rares, de l’abandon pur et simple, ceux qui voulaient espérer qu’il ne s’agissait que d’un retard légitime, ceux qui accusaient tous les autres de n’importe quoi, et une pincée qui voulait chercher d’autres raisons à ce qui ne pouvait qu’être un nouvel échec. Plus cuisant encore : parce qu’il était purement et simplement invraisemblable, qu’il narguait et mettait à bas toutes nos prédictions.

Nous étions trois à croire qu’on ne devait pas incriminer la théorie, qu’il fallait chercher ailleurs. Jusque dans les circonstances les plus triviales de l’expérience. Une idée a germé lors d’une de ces interminables nuits passées à traquer le moindre indice. Je l’ai lancée parce qu’elle m’avait traversé l’esprit, elle pouvait être idiote, mais pas plus qu’une autre, elle ne menait peut-être à rien, mais on ne pouvait plus savoir. Sa simplicité était redoutable, enfantine aussi, et peut-être parce qu’elle avait l’air particulièrement stupide personne n’y avait songé. Je m’y suis attaqué, faisant fi de l’absurdité intrinsèque de cette éventualité. En m’attachant à des faits bruts, insignifiants, trop humains. J’ai énoncé en quelques mots la piste que je comptais suivre. Les deux autres, un Polonais et un Australien, m’ont dévisagé quelques instants comme si j’étais devenu idiot, puis ils se sont regardés et le Polonais a gloussé : « Heureux les simples d’esprit. » Ils ne croyaient pas plus que ça à mon hypothèse, mais puisqu’il ne s’agissait plus d’en croire aucune, celle-ci en valait bien une autre.

L’observateur conditionne l’observation. Le participant détermine le résultat de l’expérience. Tu vois : je suis parti de là, ni plus ni moins. D’un principe dont on nous rebat les oreilles depuis longtemps, tellement classique désormais, tellement galvaudé… mais que je considérais sous un angle qui n’avait de prime abord rien à voir avec la moindre notion de physique. Le problème était peut-être, avais-je dit, d’ordre relationnel. Psychologique, si tu veux. Une question d’inimitiés. Pour le coup, l’Australien m’a tendu une bière de chez lui en souriant, c’était une fable plaisante, mais je perdais mon temps. J’ai secoué la tête. Les faits étaient là, dans les enregistrements vidéo, les comptes rendus de réunions, les notes échangées, nos souvenirs d’altercations stupides à la cantine. En traquant la moindre piste, j’avais tout pris en compte, j’avais parcouru nos archives, du début à la fin. Sans rien découvrir jusque-là. Et puis, soudain, parce qu’il était vraiment tard, je discernais quelque chose de peut-être faux, le manque de sommeil pouvait me jouer des tours, mais quand même.

Ils m’ont écouté. Malgré tout. Wachewski s’acharnait à trouver la fluctuation infime de n’importe quoi ayant pu décider de l’échec, sans résultat. Peel, de son côté, s’était mis en tête qu’une variable avait été omise, sciemment ou pas, compromettant la validité de tous nos résultats sans que nous nous en apercevions, même lorsque nous avions tout repris. Moi, je m’avançais soudain sur un terrain inconsistant, alors que ce n’était pas ma façon habituelle de procéder. Une composante affective qui serait venue tout perturber ? Un non-sens. Autant invoquer l’astrologie ! Mais justement parce que ça échappait à toute détermination, à toute possibilité de formalisation mathématique, et que si certaines bornes sont franchies même l’impossible peut devenir probable, je voulais m’arc-bouter sur cette fragile éventualité.

Lors des premiers essais, la capsule était partie à vide, et revenue. Ensuite on avait réussi à prendre des photos de notre cible : paysage identique à celui-ci, justifiant les prédictions, on notait des buissons plus petits et dispersés différemment, l’absence de la route qui partait du centre de recherche. Rien que de plus conforme aux attentes. Avec une légère déception : on aurait quand même aimé apercevoir quelques traces d’humanité. Plus tard, des rats avaient été expédiés, qui à leur retour ne montraient aucune séquelle suspecte. Enfin, trois chimpanzés étaient restés une douzaine d’heures de l’autre côté du miroir, enregistrés sous toutes les coutures puisqu’il fallait aussi tester l’arsenal de capteurs mis au point.

Jamais la moindre difficulté. Des incidents mineurs, oui, provoquant l’interruption du départ, mais aucun lors de la récupération. Jusqu’au moment où il s’est agi d’un équipage humain. Et pourquoi donc ? Rien ne s’était passé différemment, pourtant eux n’avaient pas pu prendre le chemin du retour. Une panne dans la capsule ? Improbable, et même quasiment impossible. Presque tout y était prévu en triple exemplaire, une défaillance aurait été compensée. Il fallait que ce soit autre chose, donc. On avait commencé par imaginer qu’ils avaient été capturés, tués. Pourquoi pas, mais alors – je l’ai déjà écrit – la capsule nous serait automatiquement revenue au bout de deux semaines. Et si elle avait été détruite, nos instruments nous l’auraient appris. Ce qui n’était pas le cas. Il devait donc y avoir une raison plus sérieuse, et lorsque des failles avaient été décelées dans l’arsenal mathématique, failles si fines qu’elles n’avaient l’air que de lézardes imperceptibles, on a estimé qu’il fallait chercher de ce côté-là. Et, bien sûr, c’était mieux après qu’avant, mais en définitive, les fondements n’avaient pas été si touchés que ça. On avait pu adapter les capsules, enfin véritablement autonomes croyait-on. Et qui l’étaient. Jusqu’à ce qu’on envoie Jonas.

Telle était la situation. J’ai noirci des pages et des pages, un rapport complet des amitiés et inimitiés entretenues par les trois membres du premier équipage, entre eux et avec tous les membres du centre, des fonctions de chaque intervenant, des présences ou non lors de leur départ puis lors des tentatives de récupération. Enfin j’ai compilé toutes mes données – si je puis dire – pour en tirer une conclusion tout aussi simple que mon intuition était simpliste : les procédures de récupération auraient fonctionné s’il n’y avait eu aucune intervention humaine, si l’équipe avait été éloignée du théâtre des opérations, et n’avait pas su quand devait se faire le retour. Tout étant automatisé, notre seule présence avait provoqué l’échec. Que certain informaticien semblait espérer de tout son cœur : dans l’équipage, un Allemand lui avait soufflé une conquête, et il ne le lui pardonnait pas.

*

Je ne sais pas si tu as déjà deviné où je voulais en venir. Les indices se sont accumulés et tu n’es pas idiot. Ai-je vraiment besoin d’en dire plus ? Faut-il vraiment que j’explique pourquoi tu devrais rester et pourquoi je dois partir ? C’est pourtant assez évident. Le seul paramètre dont je n’aie jamais voulu tenir compte, c’est moi. Je devais me croire au-dessus de tout soupçon. Ou au moins m’aveugler sur certaines vérités.

Toi, lui. Ses yeux clairs, tes yeux noirs. J’ai toujours été très sensible aux regards. Au tien, plus que jamais. Voilà la vérité. Toute simple. Cruelle. J’ai toujours espéré ta présence, apprécié – l’affreux euphémisme – être en ta compagnie. Mais Jonas faisait écran. Obstacle. J’étais entravé par l’amitié, pas seulement mais surtout. Sinon, j’aurais peut-être déjà tenté de te faire percevoir combien tu me hantais – pourtant je ne m’y serais jamais attendu –, quitte à essuyer une rebuffade. Sans doute probable.

En définitive, moi seul empêche son retour. Comme si en le perdant je pouvais te gagner. Illusion absurde. Je m’en suis bien rendu compte, quand même. Alors j’ai écrit ces pages et bouclé mes valises. Je n’ai pas le droit de rester. La conclusion est implacable. Toi seul peux le ramener. Qui aurait pu croire ? Le Voyage ne dépend quasiment pas de la physique, mais des liens qui unissent l’un qui part, l’autre qui reste.

J’ai fait mes bagages, acheté mon billet de bus, il ne me reste plus qu’à partir. Le plus loin possible. J’abandonne tout, de bonne grâce, parce que je n’ai plus rien à apporter. La science était un leurre, il est temps que je m’en détache. Peu importe pour quoi faire ensuite.

Je ne sais pas ce qu’est Jonas pour toi, mais je sais combien il tient à toi, et que de toute manière le lien entre vous deux est si fort qu’il offrira la seule possibilité de le tirer hors du gouffre. Ou mieux, de les en tirer tous les quatre. Certes ce n’est qu’une autre Terre, peut-être pourraient-ils y vivre tout à fait confortablement, y être heureux, et tous ces efforts auront peut-être été dérisoires et inutiles.

Mais là n’est pas la question. Inutile de supputer. Il faut qu’il revienne, au moins pour te retrouver. Pour que les nœuds soient dénoués, tous, ceux qui accablent notre équipe, et les autres. Celui de vos rapports, parce que le lien qui vous unit est malgré tout bien entortillé, crois-moi. J’en suis un autre en quelque sorte, mais en m’esquivant il disparaîtra. Oui, c’est une fuite, mais salutaire. Pour nous trois. Avant tout pour vous deux.

Ce soir, Peel et Wachewski seront de permanence. À vingt-deux heures, ils mettront la procédure en route. Je devrais être avec eux, mais alors mon bus filera dans le désert en direction d’Antofagasta. Mon rôle devait être secondaire, je n’avais cette fois qu’à surveiller l’enregistrement des données. Rien que tu ne puisses faire. S’ils te voient me remplacer, ils souriront sans doute, mais ils ne protesteront pas et on peut compter sur leur discrétion. Peut-être devineront-ils que c’était mon intention. Sans savoir précisément pourquoi. Il faudra sans doute leur dire. Ensuite.

Tu n’as qu’un mot à prononcer, désormais. À moins que tu ne veuilles attendre, réfléchir. Ta présence pourrait le – les – sauver. Est-ce un argument décisif pour te fléchir ? Désormais tout dépend de toi. Pour le moment, la distance qui vous sépare est à la fois infinie et de seulement vingt kilomètres. Je veux parier qu’en fin de soirée elle ne sera plus que de quelques mètres – et bien moins encore. Je suis certain que tu n’es pas venu ici simplement par curiosité, parce que l’occasion était trop belle. Mais parce qu’il était là. Et que tu ne lui refuseras pas le bonheur de te revoir. Ou que tu ne te refuseras pas la joie de le retrouver. Tu es une telle énigme, je ne saurai jamais quels sont exactement tes sentiments. Mais ils ne me regardent pas.

Voilà tout. Rien de plus. L’essentiel.

L’amour est capable de relier les mondes, de les rapprocher, de les réunir. Ou de les séparer d’un abîme infranchissable. Raison pour laquelle j’écartèle le mien, et l’emporte le plus loin que je pourrai. Au-delà d’un océan, pour commencer. Bien plus loin ensuite s’il le faut. Puisqu’il y a d’autres équipes qui travaillent dans la même direction, et donc d’autres capsules expérimentées, je devrais alors…

Pourquoi pas. Pourquoi pas.


*

_________

[1] Arbre de la famille des légumineuses, au tronc tordu, pourvu de rameaux épineux.


Annotations

Vous aimez lire Jean-Christophe Heckers ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0