VLAD
Vlad ouvre les yeux avec une immense difficulté. C’est sûr, la veille, il a dû percuter un train lancé à pleine vitesse, la tête la première. Ce n'était pas la journée des bonnes idées, ça non, mais au moins une aura réussi à se frayer un chemin au travers du brouillard d’alcool qui emplissait son esprit :
Les volets ont été fermés.
Le vrombissement de la turbine Nur le berce et menace de le renvoyer dans les bras de morphée.
Non, hier tu as fait le con mais aujourd’hui faut se tenir, c’est le grand jour !
Se dit-il, forçant son corps trentenaire à se soulever pour trouver la position la moins inconfortable.
La pièce tourne autour de lui et la nausée ne tarde pas à rejoindre la valse. Dans un réflexe impressionnant de rapidité pour quelqu’un dans son état, il accourt aux toilettes.
Il est onze heure quand il en sort, habillé d’une chemise blanche à rayures verticales, d’un pantalon de costume noir et de chaussettes montantes grises; ses plus beaux habits. Après un ravalement de façade bienvenu, il quitte sa chambre.
Le soleil frappe de toute sa puissance la ville métallique au travers du smog rouge. Les yeux plissés, les sourcils froncés de douleur, il attend le monorail.
“L’électricité c’est fini, annonce officielle du gouvernement, on doit fermer immédiatement !”
Pour tous les employés de l’usine, la nouvelle eut l’effet d’une bombe.
En une heure, le bâtiment était vide comme s’il n’avait jamais produit la moindre étincelle durant ses soixante années d'existence. Alors oui, partout on parlait de cette nouvelle énergie révolutionnaire sauf que personne n’y avait réellement cru et certainement pas lui, éternel sceptique.
“Putain mec, c’est fini ? Genre fini fini ? Et on est censé faire quoi ? Ils peuvent pas juste nous laisser en plan comme ça… Si ?”
lui avait dit Matteo, inquiet.
“Courage petit, tu vas retomber sur tes pattes, t’inquiètes pas.”
Répondit Vlad, posant la main sur l’épaule de son jeune collègue, une touche d’amertume dans ces mots réconfortants.
Il voyait en Matteo l’innocence de la jeunesse, son innocence à lui lorsqu’il faisait ses premiers pas dans le monde impitoyable du travail. Ce jeune homme, à défaut d’un fils, était devenu avec le temps son protégé.
Leur relation n’aura malheureusement pas supporté la déchirure occasionnée par la fermeture, comme ce fut le cas avec beaucoup de ses collègues, Matteo disparu simplement dans les méandres d’un monde en pleine transformation.
Certains sont tout de même devenus des potes de beuveries avec qui il passe le plus clair de ses soirées, comme celle d’hier. Mais Vlad ne peut s’en empêcher de le penser, une partie de lui est morte ce jour-là.
Le crissement désagréable du monorail l’extirpe de ses pensées. Suspendu sur un rail de verre épais fixé au plafond, à l’intérieur duquel coule, tel le sang, du Nur liquide, le monorail s’arrête. Une fois dedans, il s’empresse de trouver une place assise, ce qui ne manque pas à cette heure de la journée. Une dame avec une poussette monte aussi dans l’engin et vient s’installer sur un siège en face du sien. Il contemple la ville alors que le monorail s’engage dans les airs, survolant les routes et glissant entre les bâtiments avec une grâce et un silence plaisant.
Depuis ces deux dernières années, il ne quitte pas souvent sa chambre si ce n’est pour rejoindre le bar se trouvant au rez de son bâtiment. Il profite alors de cet instant pour la redécouvrir.
Qu’est-ce qu’elle a changé !
Se dit-il.
Les tours d’acier se sont multipliées et pointent haut vers le ciel, des veines de Nur courant sur leurs façades. Les petites fourmis sur l’asphalte se fraient un chemin au milieu des gaz rouges émanant des modèles de voitures les plus récentes. Rien n’est comme dans sa mémoire et pourtant, si peu de temps a passé…
Le bébé pleure, il vient rompre la méditation à laquelle il s’adonnait mais sa frustration est vite remplacée par une autre sensation..
Certes, il ne côtoie pas vraiment de bébé ces derniers temps, ils font de piètres compagnons de cuites, mais, au plus profond de lui, il est certain qu’un bambin ne devrait pas faire ce genre de bruit…
Deux voix s'entrelacent dans ce cri, un combat interne pour savoir laquelle des deux prendra le dessus. L’aigue ? ou la grave ? Cette surnaturelle symphonie, à mi chemin entre une voix humaine et un hurlement primal, lui hérisse les poils mais laisse la mère étrangement indifférente.
Se frotte les yeux en grognant, il se rassure en se disant que c’est sûrement les restes d’alcool dans son sang qui lui jouent des tours.
Mais le cri continue, toujours aussi étranger. Il doit comprendre, il veut comprendre.
Seuls dans le wagon, l’homme se lève, il s’approche de la mère et de son enfant à la voix démoniaque. Elle fait aller la poussette d’avant en arrière et chuchote :
“Sssshhhh, calme, calme.”
“Excusez-moi ?”
Elle lève la tête et lui sourit.
“Oui ?”
“Je… euh… c’est votre enfant ?”
À cette question stupide, les sourcils de la jeune femme se soulèvent, déconcertés.
“Et bien oui. Je suis désolé s’il vous importune, il est infernal depuis ce matin !”
Infernal, oui, c’est bien le mot.
Il se décale doucement pour prendre un angle lui permettant de voir l’enfant dans la poussette alors que l’attention de la femme s’est reportée sur son chérubin.
Le monorail ralenti.
Son positionnement lui permet enfin de voir au-delà du pare-soleil et de découvrir l’apparence de l’enfant. Il s’agit d’un petit garçon, aux yeux noisettes et au crâne chauve. Sa peau est rouge comme une viande crue et près de sa tempe une petite antenne visqueuse au bout globuleux s’étire vers le plafond.
Vlad est pris d’un réflexe de recul, il tape son dos contre une des barres du monorail alors que ce dernier s’arrête à une nouvelle station.
“Tout va bien monsieur ?”
Demande la femme, visiblement inquiète.
Tout va bien ? Comment ça, tout va bien ? Elle l’a regardé son gosse ou bien ?
Cette pensée traverse l’esprit du trentenaire alors qu’il s’échappe du monorail presque en courant.
Ce n’est pas son arrêt mais tant pis, mieux vaut finir à pieds que de rester affronter la mélodie atroce de ce bambin alien.
Poursuivant alors son chemin dans les rues, il essaie de relativiser sur ce qu’il vient de voir.
Au final c’est pas mon gosse… Pis bon, il avait pas l’air méchant le pauvre boug. Mais qu’est-ce qui a bien pu lui arriver pour ressembler à ça ?
Il se retrouve dans les volutes de vapeurs rouges qu’il toisait du regard il y a encore quelques minutes. Les gens sont au travail, les rues sont désertes. Il jette un œil à sa montre mécanique : 13h32. Parfait, il va même pouvoir se permettre un crochet par son magasin favori, si tant est qu’il existe encore.
Il compte sur sa mémoire pour s’y retrouver mais les rues sont méconnaissables. Les boutiques ont changé d’enseigne, les vitrines d’assortiment. Les restaurants ont de nouvelles chaises, de nouvelles tables, de nouveaux menus.
Les stations essences, les coiffeurs, les librairies… rien n’est comme avant.
Regardant tout autour de lui, levant la tête vers les lances d’acier, presque à s’en briser la nuque, il le voit, partout, le visage du coupable. Coupable de cette métamorphose mais aussi de sa situation à lui.
Un écran montre un couple heureux, marchant vers l’horizon tenant chacun une main de leur enfant sautillant au milieu.
“Nur, l’énergie de demain, aujourd’hui !”
Un autre, un homme levant le pouce en l’air devant sa turbine Nur fraîchement installée dans sa villa.
“Commandez votre turbine Nur sans plus attendre !”
Une affiche cette fois, montre une femme tenant une pilule rouge dans sa main.
“Grâce au Nur mon corps a tous les nutriments dont il a besoin !”
Voir toute cette propagande lui fait se dire que la vie d’ermite n’était peut-être pas un si mauvais choix. Rien que cette sortie en ville a le don de le mettre mal à l’aise. Il n’a jamais voulu que le monde change à ce point. Il aimait sa routine, il aimait son monde à lui. Puis Nur est arrivé…
Après ses pérégrinations, l’homme des cavernes arrive à une place pavée, vestige de ses souvenirs.
Ici au moins ça n’a pas changé.
Se dit-il alors qu’il passe devant l’arbre tordu au centre de la place.
Une rangée de bâtiments en arc-de-cercle l’entoure. Sa boutique doit être là, sûrement, encore.
Et effectivement, tel un bijou à l’épreuve du temps, “Les 33 Tours” se tient fidèlement au même endroit. Ici pas de changement de façade, d’enseigne ou d’assortiment. Pour Vlad, qui en venait à croire qu’il avait changé de dimension, la vue de cette constante est un îlot de répit au cœur du tourbillon qui a transformé sa ville.
La clochette de porte retentit alors qu’il passe le seuil, des étoiles dans les yeux. Le bout de ses doigts caresse les bacs de vinyles et de CDs, redécouvrant un de ses lieux préférés. La douce musique jazzy, l’odeur de bois ancien et de carton vieilli le renvoient en arrière dans le temps, à une époque plus simple où sa maman l’emmenait ici à chaque occasion pour fouiner dans le bac des bonnes affaires.
Puis ce fut son tour d’y emmener quelqu’un et l’heureuse élue fut Léandra, sa petite copine de l’époque. Elle n’avait pas apprécié, ça et plein d’autres choses.
Tellement pas apprécié qu’elle avait fini par le quitter.
Mais pourtant, aussi douloureux soit-il, ce souvenir lui fait un bien fou.
Perdu dans cette réalité où il ne se reconnaît pas, c’est un phare qui lui rappelle son époque, son monde…
En faisant défiler une rangée de vinyles, Vlad tombe sur une pochette d’un groupe de métal. On peut y voir un démon assis sur un trône de velours rouge. Il est vêtu d’une redingote noire et violette, ses griffes sont recouvertes d’un verni sombre et… Fronçant des sourcils, approchant son visage de la pochette, un sourire ne tarde pas à se dessiner sur ses lèvres.
Le démon à la peau rouge et une corne pointant vers le ciel sur le côté droit de son front. Cette image lui fait diablement penser à ce bébé difforme. Il s’en veut d’en rire, sûrement que cet enfant a une maladie et qu’il n’y peut rien, mais dans le fond ça lui fait du bien. Il en oublie presque ce pourquoi il est sorti…
Il inspecte sa montre : 14h43.
Merde, il abandonne ses vieux disques et sort de la boutique en coup de vent.
“Merci d’être passé, à la prochaine !”
Retentit la voix d’une personne derrière le comptoir qu’il n’avait même pas calculé, absorbé par sa nostalgie.
Il lève le poignet chaque trente secondes comme si les aiguilles allaient avancer moins vite sous la surveillance de leur propriétaire.
Sa course folle à travers la forêt de béton et d’acier l’amène à une zone isolée où l’architecture des bâtiments vogue à contre-courant de ce qui est devenu la norme.
Pas de tours titanesques d’acier noir, de bâtisses sans couleurs et sans vie, ici le bois prédomine et relève la singularité du quartier.
Il progresse, au sein de cet havre de paix qui se serait perdu au milieu de l’agressivité de la ville.
Il arrive finalement devant une charmante échoppe. Des lanternes en papier sont suspendues sur sa devanture au-dessus desquels on peut lire :
“Le Dragon de l’Ouest”
C’est ici.
Se dit Vlad alors qu’il traverse le rideau de perle qui sert de porte, troublant ainsi l’image qu’il représente, celle d’un coucher de soleil sur une plage.
Une douce odeur, mélange de soja, viande grillée et riz fraîchement cuit à la vapeur, lui monte aux narines en guise d’accueil.
Le restaurant n’est vraiment pas grand. La salle est composée de seulement trois tables avec quatre tabourets chacune, le tout en plastique multicolore.
Il aperçoit au fond, au travers d’une ouverture rectangulaire dans le mur, la cuisine d’où s'échappent les vapeurs enivrantes, responsables des gargouillements de son ventre.
“Monsieur Nguyen ? C’est Vladitz Zaritoski ! Pour l’offre d’emploi vous savez ?”
Un homme âgé apparaît depuis la cuisine, la porte battante allant d’avant en arrière.
C’est un petit bonhomme, dans la septantaine, qui porte une belle chemise bleu clair rentrée dans un jeans noir et des lunettes rectangulaire à la monture épaisse.
Il ne peut s’empêcher d’admirer le charisme de l’homme lui faisant face, son regard fatigué mais perçant, ses cheveux blancs gominés en arrière et son bouc entourant une bouche aux commissures tristes.
S’il est toujours là, à septante ans, c’est exactement comme ça qu’il veut vieillir.
Monsieur Nguyen pince une cigarette entre ses lèvres. D’un geste rapide et précis, il l'enflamme avec une allumette, aspire quelques bouffées et prononce les mots suivants dans un français approximatif :
“Vous, vous ne cuisinez pas, ça se voit. Pas intéressé vous pouvez partir.”
Et d’un pas nonchalant, il retourne en direction de sa cuisine. C’est sans aucun doute l’entretien d’embauche le plus rapide que Vlad n’ait jamais eu.
Ces deux années d’errance l’ont habitué au goût amère de la défaite, il hausse les épaules et, sans rajouter le moindre mot, prend la direction de la sortie.
Mais alors qu’il arrive devant le rideau de perle, les lumières vacillent provoquant un fort grésillement.
La main encore entre les perles du rideau, il tourne la tête. Une ampoule pendante au plafond, suspendue à un unique câble, s’y accrochant pour sa vie, attire immédiatement son attention.
Elle scintille, bourdonne.
Il entend monsieur Nguyen jurer et frapper contre quelque chose qui résonne dans la cuisine mais son attention est ailleurs.
Cette ampoule, cette bulle de verre lumineuse… Il la caresse du doigt, elle est chaude.
Il sourit à pleine dent, il le sait, il en est certain, cette lumière, ce bruit, c’est de l’électricité !
Comme un papillon de nuit virevoltant autour des lampadaires, l’ancien électricien reste pantois, les yeux vissés sur le filament de tungstène brillant.
“Vous avez jamais vu une ampoule ou quoi ?”
La voix de fumeur du vieux propriétaire le fait sortir de sa transe. Il ne sait pas comment mais ce vieil asiatique a de l’électricité !
Un torrent de questions assaillit alors son esprit.
Comment est-ce possible ? Un générateur ? Des panneaux solaires ? Non, il n’en a pas vu sur le toit en arrivant.
Est-il le seul ? Est-ce que ce quartier tout entier est alimenté à l’électricité ?
“Pardon monsieur, c’est juste que j’étais électricien et ça fait un moment que je n’ai pas revu une bonne vieille ampoule. Comment… comment vous faites ?”
“Tu sais comment ça fonctionne tout ça ?”
“Ah ça oui, c’était mon métier pendant dix ans, avant le Nur et tout ça”
Dit-il en levant les bras au ciel comme pour montrer l’état de la ville.
Monsieur Nguyen regarde le plafond que les mains de Vlad viennent de désigner, son regard chargé d’incompréhension et dit :
“Viens, peut-être pas si inutile au final”
Sans le prendre personnellement, il le suit découvrant donc la cuisine, qui lui était jusque-là seulement dévoilée au travers de l’ouverture rectangulaire.
On ne passe pas à deux entre l'îlot central et les tables de préparation sur les côtés. L'œil éveillé et alerte, l’ancien électricien capte les moindres détails. Les deux fours sont d’anciens modèles, complètement électriques, les plaques sont à inductions, il y a même des mixeurs avec un cordon et une prise à trois pôles.
Si ce n'était pas déjà un restaurant, l’endroit pourrait certainement devenir une brocante.
“Là, tu peux regarder ce qui ne va pas ?”
Demande le vieillard, une nouvelle clope déjà au bec, pointant de la tête un engin mécanique posé dans un coin de la cuisine.
C’était donc bien un générateur et industriel qui plus est.
Se dit Vlad, observant la machine devant lui.
C’est ainsi que le trentenaire passe la fin de son après-midi, accroupi en train de s’occuper d’une machine abandonnée de tous, sauf de monsieur Nguyen. Il décèle bien assez vite le problème, le filtre de carburant est bouché.
Il le nettoie, le réinsère, tire trois fois sur la corde pour faire vrombir le cœur de l’engin et, comme par magie, les lumières du restaurant brillent encore plus intensément qu’avant.
Impressionné, le propriétaire déclare :
“Toi tu vas apprendre à cuisiner et tu vas m’aider à réparer ça, tu commences demain.”
Vlad retrouve l’obscurité de sa cave accompagné d’un sentiment nouveau. Il avait oublié à quel point il était plaisant de se sentir valorisé, reconnu pour son savoir-faire. Il s’inquiète pour ses talents de cuisinier qui eux, en revanche, sont totalement absents de sa palette, mais comme l’a dit monsieur Nguyen, il apprendra.
Mais peut-il seulement encore apprendre quelque chose ? Son cerveau n’a connu aucune activité ces deux dernières années, excepté des intoxications répétées à l’éthanol et aux insomnies.
Ce soir-là, tiraillé par l’appréhension, ses piliers de bar favoris lui rendent visite.
“Vlad ! Comment mon vieux ? Tu descends boire une ?”
Lui lance Bernard, souriant.
“Oui, tu nous raconte comment s'est passé ton entretien ? Sandra et Jade sont déjà en bas.”
Ajoute Lucien, appuyé contre l’encadrement de la porte.
Son instinct le fait se retourner pour aller chercher son porte-monnaie et de quoi être relativement présentable mais il s’arrête à mi-chemin, se retourne vers ses amis.
“Non désolé les gars, pas ce soir.” Il relève la tête vers eux en souriant “J’ai décroché un job aujourd’hui et je commence demain !”
Bernard et Lucien sourient à leur tour, enchantés que leur ami ait enfin trouvé un moyen de se sortir de ce bourbier. Les questions fusent. Où ? Quoi ? Comment ? Pour combien de temps ?
Il répond à chacune de ces interrogations avec une fierté non dissimulée.
Si on lui avait dit, il y a encore quelques mois, qu’il serait comblé d’avoir trouvé un boulot d’employé en restauration, il n'y aurait pas cru une seule seconde.
Refermant la porte, encore sous l’euphorie de la discussion, son esprit ne tarde pas à venir semer les graines de l’incertitude.
Il en a trop dit. Il s’en mord les doigts. Et s’ils venaient dans ce restaurant, s’ils voyaient qu’il tourne encore à l’électricité ?
Depuis que le Nur est arrivé, toute autre forme d’énergie a été bannie, jugée polluante, dangereuse, illégale…
Vient-il de réduire à néant les efforts de monsieur Nguyen ? Ce dernier qui ne souhaite justement pas courber l’échine face à la propagande Nurienne, un peu comme il aurait tant aimé pouvoir le faire aussi.
Il se couche, la tête virevoltante de théorie complotiste, voyant ses amis devenir des traîtres, les dénoncer lui et son nouvel employeur..
Il les voit, les Vigilants, dans leurs armures noires infusées de Nur, arracher le rideau de perle, débrancher le précieux générateur, passer les menottes aux poignets du septuagénaire, à ses poignets.
Épuisé par ses propres idées, Vlad finit par s’endormir, bien plus tard que s’il était descendu avec ses amis.
Et c’est un réveil difficile mais nécessaire qui l’accueille en cette première matinée de travail. Il enfile les mêmes vêtements que la veille et se dirige vers la station de monorail. Cette fois le prenant jusqu’au bout, cette fois pas de bébé mutant à l’horizon.
Il marche encore une dizaine de minutes avant d’arriver devant le Dragon de l’Ouest. Durant le trajet, il voyait déjà l’endroit incendié, saccagé, condamné.
Finalement, il n’en est rien.
Un peu comme un père, le vieil homme l’attend, les bras croisés, au milieu des tables et des tabourets de plastiques
“Bien, à l’heure c’est bien. Viens tu vas commencer par préparer des nouilles et ensuite on verra.”
Il n’est pas bon cuisinier mais les enseignements de monsieur Nguyen le guide dans son maniement du couteau, de la poêle et de la spatule.
La rigueur du propriétaire est mêlée à une certaine douceur, ses conseils sont plein de bienveillance. Vlad vit alors quelque chose d’unique, que sa mère n’a pas pu lui apporter, toute seule.
Mais tout n’est pas rose, ses moindres erreurs rencontrent des grognements désagréables, sublimés parfois par de longs silences.
Jusque-là ses compétences culinaires se réservaient à verser de l’eau bouillante sur des repas secs et lyophilisés, ce qu’il faisait avec grande diligence, il faut l’avouer. Et à la fin de la journée il est forcé de constater qu’il est encore capable d’apprendre, capable de transformer des ingrédients en un plat à l’odeur alléchante
Sa culpabilité n’a fait que s’accroître. Le vieil homme a partagé ses secrets, sa passion et lui, Vladitz Zaritoski, l’a trahi.
Devant le rideau de perle, le front suintant, il se retrouve devant son formateur. Ce dernier lui esquisse un sourire, possiblement le premier depuis de longues années au vu des crispations que l’exercice lui provoque.
“Tu as bien travaillé aujourd’hui, demain il y aura des clients, va bien dormir maintenant !”
“Monsieur Nguyen !”
S’écrie Vlad, partagé entre culpabilité et colère.
“Vous savez que d’avoir de l’électricité c’est illégal ?”
Le vieil homme, en direction pour sa cuisine, se retourne et répond avec un simple :
“Oui.”
“J’ai parlé à d’anciens collègues de l’usine où je bossais, je leur ai dit que je travaillais ici maintenant. Et s’ils viennent ? Ce sont des gens de la ville, ils pourraient vous dénoncer pour empocher la prime que promettent les Vigilants.”
Nguyen le fixe, sans un mot. Alors il poursuit :
“Et vous, vous me donnez une chance, vous me faites sentir que je ne suis pas inutile comme je me le suis convaincu ces deux dernières années. Vous êtes bourru, têtu, parfois pas très causant, mais n’empêche j’ai vu aujourd’hui que vous avez bon cœur et je m’en veux d’avoir parlé, j’aurais dû garder ma langue dans la poche… Parfois je parle trop… Parf…”
Le vieil homme lève la main, montrant sa paume envahie par les callosités. Ce simple geste interrompt le trentenaire dont les membres tremblent d’anxiété.
“Si cela doit arriver, cela arrivera. En attendant, je suis satisfait de mes choix et rien ne pourra me les faire regretter. Maintenant va, demain est une grosse journée.”
Répond finalement le vieux monsieur, se dirigeant vers sa cuisine.
Vlad reste hébété un bref instant, cette interaction lui a semblé irréelle.
Il en a juste rien à foutre !
Pense-t-il, entamant le chemin vers son bastion de solitude.
Plusieurs semaines s’écoulent. Le petit nouveau du Dragon de l'Ouest prend ses aises et, sous le regard attentif et fier de son propriétaire, devient de plus en plus efficace.
Il est souvent sollicité pour réparer le générateur toussotant, un modèle à essence, plutôt capricieux, mais dont il maîtrise à présent toutes les ficelles. Où monsieur Nguyen se fournit en essence reste un mystère, il l’a juste vu une fois passer par la porte arrière de la cuisine, portant avec peine un jerrycan kaki.
Si dans ce monde gorgé de Nur l’électricité est un crime alors l’essence est une hérésie.
Ce quotidien plaît grandement à Vlad qui a même pu quitter sa chambre maudite pour venir s’installer dans une beaucoup plus spacieuse et colorée, à l’étage du restaurant.
Ce soir-là, la salle est bondée, il s’agit toujours des mêmes habitués du quartier. Pendant que Nguyen assure la cuisine, lui, est envoyé sur le front. Il propose à boire aux clients, prend leurs commandes, se surprend à rigoler avec certains mais est vite ramené à la réalité par le regard assassin de monsieur Nguyen au travers de l’ouverture rectangulaire.
“Bonsoir, je vous donne la carte ? Je vous préviens, on ne fait que trois menus donc il n’y a pas beaucoup de choix.”
Dit-il, s’approchant d’une silhouette de dos, au costume trois pièces soigné.
La personne, fixant la lampe suspendue au-dessus de sa table, s’appuie contre le dossier de sa chaise tout en portant son attention sur le serveur.
De nouveau un mouvement de recul. Le même d’il y a quelques semaines et ce, pour la même raison…
“Oui, bien volontiers, je vous prends déjà une bière en attendant, merci.”
L’homme, si c’est bien un homme, à la peau rouge comme un feu signalant le danger. Une protubérance malade s’échappe du milieu de son front, retenant un kyste à son extrémité, tel un poisson-lanterne mais sans lumière. Le portrait est fort, Vlad revoit le bébé ainsi que la pochette du vinyle.
Il y eut un écho à sa phrase, un phénomène inattendu dans un restaurant aussi confiné et chargé de meubles.
Depuis qu’il a repris le travail, ses oreilles ont l’habitude de se balader de table en table. Il a entendu parler de ces transformations que subissent certaines personnes, des cas de plus en plus important de bébés au physique altéré, naissant dans les hôpitaux du centre-ville.
Et pour la deuxième fois, il en est directement le témoin.
Se rend au bar, il actionne la tireuse à bière.
Des regards indiscrets dévisagent l’inconnu rouge assis seul à la table près de la fenêtre. Lui, les ignore royalement, se permet même une touche de prétention avec un soupçon d’orgueil dans l’inclinaison qu’il donne à son visage.
Vlad se surprend à le fixer, lui aussi. Cette apparence est hors du commun mais un puissant charisme se dégage dans l’air autour de lui.
Le liquide doré déborde du verre, glissant sur la main du serveur, le réveillant de sa contemplation interdite.
“Merci. Je pense que je vais tester le boeuf sauté aux noix de cajoux s’il-vous-plaît.”
Prononce l’homme étrange, lorsque Vlad lui dépose sa chope.
“Volontiers, ce sera tout ?”
“Non.”
“Très bien… Qu’est-ce qu’il vous faudrait d’autre ?”
Dit-il, déstabilisé par l’absence de suite à la réponse de l’inconnu.
“La marque de cette lampe. Je la trouve tellement charmante, tellement… vintage.”
Prononce-t-il, l’index en direction de l’ampoule électrique.
“Je… Je vais demander bien sûr. Je reviens avec votre plat.”
Toutes les alarmes sonnent dans son crâne. Ça y est, ce qu’il appréhendait depuis tout ce temps est en train de se passer, là, ce soir.
Il s’engouffre dans la cuisine, plaque son dos contre la porte puis soupire en direction du plafond.
Presque dissimulé au milieu des vapeurs à l’odeur divine, seules ses lunettes embuées visibles, le patron regarde dans sa direction.
“Monsieur Nguyen, je crois que quelqu’un soupçonne quelque chose, il m’a demandé la marque de la lampe au-dessus de sa table. Ah et il veut aussi le boeuf noix de cajoux.”
“S’il vient ici c’est pour manger, pas inspecter les lampes.”
Vlad reste là un moment, observant le vieil homme, la cigarette coincée entre les dents comme une extension de sa bouche. Il l’admire, il admire le flegme avec lequel il a pris la nouvelle et compte bien s’en inspirer à son tour.
“Voilà votre boeuf sauté aux noix de cajoux.”
Dit il, posant l’assiette chaude devant le démon, essayant de donner un air d’indifférence.
“Bon appétit !”
“Attendez.”
Cette voix, je la déteste.
“Oui ?”
“Et pour la lampe ?”
Demande-t-il, pointant à nouveau l’ampoule grésillante, un sourire narquois au coin de la bouche.
“Oh, aucune idée, ça fait longtemps qu’elle est là.”
“Longtemps vous dites ? Oui ce n’est en tout cas pas un dernier modèle c’est sûr. Bon tant pis, merci quand même.”
Encore une remarque sur la lampe, mais qui es-tu ?
Le reste de la soirée se déroule sans accroc.
Au poignet de Vlad les aiguilles pointent 23h, la cuisine ferme et les clients s’en vont petit à petit.
Seul reste l’homme rouge, qui n’a plus rien commandé depuis son bœuf sauté et sa bière.
“Excusez-moi la cuisine a fermé, je peux vous resservir une bière si vous voulez mais ce sera la dernière.”
Juste part, ne recommande pas à boire je t’en supplie.
“Non c’est tout bon, merci beaucoup j’allais m’en aller. Je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité.”
Tu es déjà en train d’en abuser mon pote, maintenant décampe !
“Très bien, alors voici l’addition, on ne prend que des espèces.”
Vlad lui tend le papier, qu’il avait déjà préparé à l’avance.
“Oh oui bien sûr, voilà pour vous.”
Dit l’étrange individu, tendant des billets froissés.
“Je suis désolé, je n’utilise plus vraiment de cash.”
Toujours ce sourire vicieux.
Alors qu’il veut attraper les billets, il sent une résistance de l’autre côté, la bête le fixe, sans lâcher son argent.
“Pourquoi ne pas s’asseoir un moment Vlad, histoire de ressasser le passé ? Je comprendrai que tu ne veuilles pas et dans ce cas je m’en irai simplement.”
Dit-il, lâchant par la même occasion les billets.
Une boule se forme dans son estomac. L’écho étrange avec lequel son prénom vient d’être prononcé, le désarme. Une chaleur familière dans les mots, une froideur particulière dans le regard.
Il hésite un instant, partagé entre la peur de ce qu’il s’apprête à entendre et la curiosité de comprendre.
Il tire la chaise d’un mouvement sec, s’assoit en posant les coudes sur la table, les mains jointes. Sans un mot, il plonge son regard dans les yeux de l’individu, un frisson lui parcourt l’échine.
“Vlad, tu ne me reconnais pas et c’est normal. Toi, en revanche tu n’as pas changé d’un poil.”
Il rit avant de reprendre, d’un ton tout de suite plus sérieux.
“Tu me fais penser à un moustique. Toujours près d’une source de lumière. Toujours prêt à tout pour rester proche de ta précieuse et pathétique électricité. Déjà à l’époque, à l’usine, tu ne jurais que par tes turbines, tes lignes haute tension. Je dois avouer que j’admirais cette passion, mais plus maintenant. Tu dois apprendre à vivre avec ton temps, le renier ne t’avancera à rien.”
Il se lève, pousse sa chaise contre la table, s’appuyant contre le dossier.
“Je vais m’en aller maintenant. Vous avez une semaine pour faire équiper cet endroit de turbines Nur dernière génération ou je reviens avec les Vigilants et “Le Dragon de l’Ouest” ne sera qu’un de tes énièmes souvenirs.”
Son visage devient menaçant, effrayant.
Il se dirige vers la sortie, vainqueur, supérieur en tout point. Il le tient, dans la paume de sa main infernale comme le Nur tient le monde tout entier.
Avant de s’en aller, il glisse une carte de visite sur la table.
Vlad la prend, désemparé.
“Matteo Vicari
Conseiller en transition énergétique Nur pour Fluxion”
Putain de merde. Pas toi Matteo…
Le bruit des perles s’entrechoquant laisse place à un silence pesant.
Le vieux monsieur débarque doucement dans la salle, comme sur un champ de bataille après l’affrontement. Il découvre un Vlad désespéré, la tête plongée dans ses bras.
Une haine sourde brûle en lui, un conflit intérieur, deux choix, dont l’un est d’une gravité sans précédent.
Il pose sa main sur l’épaule du vieil homme. Aucune parole, juste un regard intense, déterminé, qui veut en dire beaucoup. Monsieur Nguyen comprend et acquiesce.
Disparaissant dans la cuisine, il en sort quelques secondes plus tard; un long couteau brille dans sa main.
Jamais il ne courbera l’échine face aux géants, jamais il ne les laissera envahir son refuge, ses gènes.
Nguyen reste silencieux, une main sur le comptoir, le regard fatigué et inquiet, tandis que Vlad écarte le rideau de perle.
La lame fichée entre les vertèbres d’un ancien ami, du sang coulera ce soir et il sera aussi rouge que le Nur.
FIN
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