Éloge de la brouillonitude

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Tout scribouilleur qui se respecte élabore, consciemment pour les uns, inconsciemment pour les autres, une méthode qui lui permettra de venir à bout des aléas de son inspiration. Celle-ci, qui porte à cajoler des idées parfois loufoques, doit être apprivoisée puis disciplinée. Faute de quoi, quel que soit le talent d’écriture, on assistera à une succession de fiascos plus frustrants les uns que les autres. S’il ne faut pas s’inquiéter, lorsqu’on est novice, de franchir moultes fois des seuils usés par des générations de prédécesseurs, persister à ne faire que ça passera tôt ou tard soit pour de la négligence coupable, soit pour un vice affreux. Il faut bien se frotter aux clichés et stéréotypes avant de s’en détacher avec le soulagement infini de qui croit s’être tiré d’une situation bien périlleuse. Mais ce n’est qu’une difficulté d’écartée. D’autres dangers guettent dans l’ombre, plus sournois qu’une page de publicité entre deux morceaux de feuilleton doucereux.

Je me suis aperçu que, pas une seule fois, ou alors je suis myope, je ne me suis préoccupé en ce volume, et ce sérieusement, de ce qui constitue une des bases de l’écriture, je veux parler du brouillon.

Or le brouillon est une étape décisive. Il semblerait même, chuchote-t-on dans des milieux autorisés qui tiennent à rester discrets, que sans brouillon, pas de texte du tout. Voilà qui en marque bien l’importance, n’est-il-pas?

Vous voilà donc volant de page en page, si vous êtes chanceux. C’est selon, vous avez accumulé des notes, des schémas, des remarques, et, comme il se doit, des brouillons. Sur papier ou sous la forme d’une succession de 0 et de 1 cachés dans les tréfonds d’un ordinateur parfois facétieux et récalcitrant.

Il y a peu de chances que vous n’ayez qu’un seul brouillon. Même en usant d’un traitement de texte, en utilisant un seul fichier, vous aurez sans doute activé les marques de révision et/ou l’enregistrement des versions successives. Donc ça revient au même. Vous aurez plusieurs états d’un même texte.

La question lancinante qui vient à se poser lorsqu’on a un peu progressé dans les séances de tapotis frénétiques ou de tracés quasiment sismographiques, c’est que faire de ces versions antérieures qui commencent, ma foi, à devenir pénibles et encombrantes. Il y a des passages que vous aurez laissé tombé, réécrit, voire même que vous souhaiteriez n’avoir jamais pondu. Fort bien, tout ceci ressemble à un joyeux fatras, il s’agirait de faire le ménage.

Et moi, je pose la question: est-ce vraiment souhaitable et nécessaire?

Sur quoi vous allez hausser les épaules, et tendre un doigt vers une touche « suppr » ou empoigner un tas de feuillets pour le jeter dans le vide-ordures ou allumer le feu dans la cheminée.

Certes, faites-donc.

Vous êtes sûr que vous n’allez pas le regretter ensuite?

Moi, je fais le pari que si. Pardon, plus précisément : que ça vous pend au nez.

Vous venez donc, d’un geste négligent et dédaigneux, méprisant mon interrogation précédente, de balancer quelques pages d’écriture que vous avez jugé indignes de figurer dans votre amas de proses si voisines du sublime que c’en devient insupportable. Question de style: c’était par moment à vos yeux abject, soudain proliféraient les adverbes languissants et les virgules n’en faisaient plus qu’à leur tête dans le seul but d’éviter que vous puissiez un jour déposer le moindre autre signe de ponctuation, comme un point. Résultat, vos phrases avaient enflé et la seule lecture d’une seule était capable d’asphyxier même le plus endurant des plongeurs en apnée. Hop, on dégage ça. Une réécriture avait éliminé ces ignobles défauts, pas besoin de garder la version précédente.

Là, certes, je vous l’accorde, les feuillets dont vous avez scellé le destin en les déchirant promptement ne méritaient plus guère d’être relus. Mais vous vous emparez d’autres pages, d’autres feuilles et, les examinant avec une circonspection soucieuse, relevez que a) ce passage-ci a d’ores et déjà été anéanti et sera donc inutile, b) ces remarques sont oiseuses et n’apportent rien, c) cette piste a été abandonnée depuis belle lurette, c) votre estomac commence à crier famine, c’est l’heure du goûter.

Et là, je voudrais pouvoir m’interposer avant que vous osiez un geste fatal. Un de trop.

Tant que le premier jet n’est pas achevé, et même au-delà, tant que les corrections ne sont pas suffisamment avancées, il vaudrait mieux conserver vos brouillons.

On peut fort bien tenter de reformuler un paragraphe et faire pire. Mais si, ne niez pas, ça vous est arrivé plus souvent que ça.

On peut décider qu’une idée ne vaut pas le coup, et qu’ensuite on se dise que mince, finalement, elle mériterait peut-être de trouver une place. Sauf si, bien sûr, dans votre histoire de science-fiction pas du tout hilarante, vous aviez envisagé de mettre en scène des amibes surdouées prenant notre place après un cataclysme quelconque (mettons que toute la population se retrouve d’un seul coup victime d’un malaise hypotonique foudroyant et prolongé).

On peut sucrer un bout de machin parce que le passage était jugé trop long, alors que le bout de machin en question, loin d’être inutile et superfétatoire, pouvait être flanqué dans un endroit plus propice à son épanouissement personnel. Ce qui paraîtra une longueur dans un chapitre pourrait éclaircir un passage ultérieur.

Et j’en passe.

Tout ce que je veux dire, c’est que si on jette ses brouillons et qu’ensuite, pour une raison ou pour une autre, on a des remords, il sera trop tard pour se plaindre. Que les garder est une précaution. Moi, j’en garde le plus possible, jusqu’au moment où je n’aurai plus à jeter les yeux dessus, et parfois même définitivement. Car cet archivage sans subtilité permet de retracer l’élaboration d’un texte, comment on a réussi à se tirer des périls ou comment on s’est carrément foutu dedans.

 Outil de travail, le brouillon est aussi la mémoire de l’écriture. Son examen ultérieur permettra de dégager les défauts qui sont à éliminer, et les qualités à encourager. Plus que les textes définitifs, les brouillons nous montrent notre évolution dans la discipline. Nos progrès et nos coups de faiblesse. Pour toutes les raisons évoquées, et notamment les dernières même si je ne les ai que frôlées, je souhaite leur rendre une dignité que certains parfois récusent (je ne sais pas qui, mais je les imagine nombreux, histoire de donner du poids à ma rhétorique).

Le brouillon dit plus sur une œuvre que l’œuvre elle-même. Le brouillon, c’est les sept jours de la Genèse, la chair et l’âme de l’œuvre en gestation, comme qui dirait sa chrysalide. Avec lui tout commence et tout s’achève : car un mauvais brouillon ne donnera jamais un chef-d’œuvre.

Le brouillon, je ne le répéterai jamais assez, mérite pleinement de vivre et de survivre, intact, entier, même s’il encombre, même si on ne le relira plus jamais (ou alors pour ricaner un bon coup).

Le texte final, ça ressemble beaucoup à du brouillon empaillé.

Et ce qui est parfois plus intéressant, c’est le brouillon qui remue.

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