Venus a disparu

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Au petit matin, Dick n’était pas plus avancé. Ce qui, dans l’absolu, importait peu. Car, s’il prenait juste la peine d’attendre, des Coïncidences et des Connexions commenceraient à pleuvoir autour de lui et une horde de personnes viendraient spontanément lui offrir des indices puis disparaîtraient immédiatement puisqu’ils ne serviraient plus l’intrigue. Une fois, sans doute parce qu’il s’était trouvé à la confluence de deux scénarios (cela arrive hélas plus souvent qu’on ne le croit), un de ces pauvres gars ne s’était pas spontanément évanoui dans l’air mais avait traversé la rue pour arriver sur le trottoir opposé juste au moment où un piano venu de nulle part tombait sur ce pan de la chaussée. La vie peut être cruelle à Oncuponatime.

Dick secoua la tête. Il en était au monologue intérieur. Rien ne bon ne sortait jamais d’un monologue intérieur. Il était temps de se remettre au travail. Et puis il éprouvait toujours une certaine fierté mâtinée d’une délicieuse couche de revanche lorsqu’il réussissait à résoudre un mystère AVANT que l’univers ne le fasse pour lui. Pourquoi se priver de se plaisir ?

Le détective s’octroya donc dix minutes pour faire un brin de toilette et se cuisiner un petit-déjeuner qui se composait d’autre chose que de café noir et de whiskey – même si entre son archétype et son ami Widjet l’artichaut anthropomorphe, il avait un mal de chien à manger des légumes. Il se réinstalla ensuite à son bureau, les pieds posés sur le plateau de ce dernier, les dossiers à la main.

Il s’agissait de tout reprendre depuis le début, avec ordre et méthode. Le rapport d’autopsie était un bust, OK, qu’en était-il du reste ? Un brief sur les kappas en tant qu’espèce : aquatiques, aura de glamour qui s’estompe en cas de rage, libidineux. Rien d’intéressant. Ah, apparemment, un examen rapide des vestiaires de la rivière avait permis d’établir une liste des victimes présumées. Très bien. Vu l’heure, les familles n’avaient sans doute pas encore été prévenues, et Dick doutait sincèrement qu’elles aient quoi que ce soit à lui apprendre d’intéressant : il avait beaucoup d’imagination, mais même lui devait reconnaître qu’il serait exagéré de supposer une conspiration visant à la fois le très estimé Vernon Ashcort, personnage secondaire dans un roman coquin du dix-neuvième siècle, Ding-Dong le chien en peluche préféré des enfants et Mathilda Von Ûndervalles, pionnière de la libération des femmes au Moyen-Age dont les exploits lui avaient value d’être accusée de vampirisme puis transpercée d’un pieu, et qu’une longue tradition d’enluminures, tapisseries et plus tard, fanfictions avait permis de garder jeune et primesautière à Oncuponatime… Du moins, jusqu’à la veille.

Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque la sonnette retentit. Le privé fut d’abord tenté de laisser sonner, mais se ravisa. Si quelqu’un se présentait chez lui à une heure pareille, la situation devait être grave. Avec un petit soupir, il redescendit ses jambes, cacha dans son tiroir la bouteille de whiskey à demi pleine qui venait d’apparaître à côté de lui et alla ouvrir.

La femme sur le pas de la porte portait le désespoir dans ses yeux, ou toute autre formule exagérée qu’utiliseraient ses créateurs pour décrire de fait qu’elle fixa un long moment le détective sans vraiment le voir, et que clairement, elle avait déjà pleuré toutes les larmes de son corps, plus un extra pour la route. Sans un mot, Dick s’effaça et lui fit signe de rentrer. Le temps qu’elle s’installe, il alla déterrer une tasse propre de sous un amoncellement de papiers dont il n’avait aucune idée de comment ils étaient arrivés dans sa cuisine (des notes scientifiques ?), renifla la sienne, jeta son contenu dans l’évier lorsque l’odeur de l’alcool le prit à la gorge, et réussit enfin à servir deux cafés turcs.

Lorsqu’il revint dans son bureau, l’inconnue était en train d’essuyer ses paupières avec un mouchoir aux imprimés mathématiques. Toujours sans rien dire, Dick posa la tasse à côté d’elle, puis alla se réinstaller dans son fauteuil. L’expérience lui avait appris que les clients parlaient quand ils étaient murs et pas avant. Machinalement, sa main attraper son paquet de cigarettes et le soupesa. Vide. Damn. Où avait-il rangé sa cartouche de secours, déjà ?

En face de lui, la donzelle paraissait prête à chanter. Le détective la passa en revue rapidement pour vérifier qu’il n’avait omis aucun détail lorsqu’il lui avait ouvert la porte. Assez grande. Nez en trompette. Un côté très SF des années soixante-dix. Manteau qui rappelait une blouse de laboratoire. Et bien sûr poitrine généreuse, qui se soulevait maintenant alors qu’elle prenait une grande inspiration.

— Monsieur Burman, j’aurais besoin que vous retrouviez ma sœur. Elle a disparu.

Dick hocha la tête. Il avait appris que dans ces circonstances, mieux valait laisser ses clients vider leur sac avant d’en placer une.

— Ca faisait trois jours qu’elle n’était pas rentrée de son laboratoire. Alors je me suis dit que j’allais lui apporter à manger. Mais quand je suis arrivée, la porte était déverrouillée, et il n’y avait personne à l’intérieur.

Dick haussa un sourcil.

— Y avait-il des traces de lutte ?

— Non, pas que j’ai pu constater.

— Et y-a-t-il une chance pour que votre sœur soit juste partie à l’improviste, et ait oublié de fermer la porte ? Cela peut arriver, you know ? Un voyage en amoureux impromptu, une soudaine envie de Lembas… Il y a un très bon restaurant qui a ouvert un peu au Nord…

La pépée secoua la tête avec véhémence.

— Non ! Elle ne serait même pas partie faire les courses sans me prévenir. Ce n’est pas possible.

Dick grogna intérieurement. Il en arrivait à ce moment délicat où il fallait poser la question la plus évidente, mais sans effrayer l’oiseau. Bien sûr, ses créateurs ne s’étaient jamais vraiment fatigués à le décrire en action, ce qui lui donnait – malheureusement, pour le coup – toute latitude en la matière. Il allait falloir faire preuve de subtilité, et il ne faisait pas référence à la marque de Whiskey. Il remua ses jambes sous son siège, grogna lorsqu’elles rencontrèrent un amas de bouteilles vides, et, pour se donner une contenance, attrapa un stylo et un bloc-notes dans son tiroir.

— All right ! Votre affaire m’intéresse. Je prends le taux horaire défini par le syndiguilde, si vous en acceptez les spécificités. Un accord oral fait foi. Si vous acceptez, dites juste : je l’accepte. Il faudra par contre répondre à plusieurs questions, certaines plutôt intimes, si vous souhaitez que je puisse avancer.

— Je l’accepte !

Ah, la répondre trop rapide. La donzelle avait définitivement quelque chose à cacher. Soit. C’était le moment de s’engager dans l’équivalent d’un récital de claquettes mais de manière verbale. Dick ne put s’empêcher de grimacer et cacha son malaise derrière sa tasse de café – qui commençait à fleurer l’alcool à décaper. A ce genre de récital, il atteignait rarement l’étape des « encore ! »

— Bon, alors déjà votre nom, if you please.

— Aurora. Aurora Moonwalker-Marchelune. Nous venons d’une coproduction Franco-canadienne.

Bah tiens. Dick n’était pas plus étonné que cela.

— Very well. Et votre sœur se nomme ?

— Vénus.

Dick maudit intérieurement les créateurs qui se croyaient malins lorsqu’ils nommaient leurs personnages, et tendit son stylo ainsi qu’une page blanche à la jeune femme.

— Très bien. Pourriez-vous m’écrire, dans un alphabet standard, les noms des connaissances de votre sœur susceptibles d’avoir été en contact avec elle ces derniers jours, ceux de tous les membres de votre famille, vos némésis et anciens amis passés par un arc « dark, » ainsi que ceux des lieux qu’elle fréquente régulièrement.

La scientifique opina. Dick attendit qu’elle fût absorbée dans sa rédaction pour prononcer la question fatidique.

— Excellent. Maintenant pouvez-vous me dire pourquoi vous êtes venue me voir moi, et pas la police ?

Le stylo s’immobilisa sur la feuille, déjà bien remplie. Dick pouvait presque entendre la musique de fond pleine de suspens. Non. Correction. Il entendait bien une musique de fond pleine de suspens. Il soupira, se retourna, et claqua sa fenêtre. De l’autre côté, la radio du pauvre ravaleur de façades grésilla, et revint à une station normale.

— So ? demanda-t-il en reprenant sa position initiale.

En face de lui, la pépée soupira et reposa le stylo sur le bureau.

— Je vous payerai le double.

— That’s not the question, très chère.

Elle baissa la tête, la releva, attrapa sa tasse de café, grimaça en en sentant l’odeur, et la reposa à bonne distance. Puis elle reprit le stylo, rentra la mine, la sortit, agita les mains, reposa le stylo, enfouis ses paumes dans ses poches, leva les yeux au plafond... Dick attendait avec la patience du chat qui sait qu’il est positionné entre la souris et son trou. Au bout d’une longue minute de ce petit jeu, elle capitula et fixe son regard dans celui du détective.

— D’accord. Promettez-moi que vous prenez l’affaire, et je vous raconte tout.

Sans briser leur échange visuel, Dick plongea la main dans un de ses tiroirs et fit lentement glisser une feuille de papier rédiger en petits caractères sur la table.

— C’est un contrat de confidentialité, expliqua-t-il. You’ll notice qu’il comprend une double obligation de la part du client – il la désigna – et du professionnel. Rien de ce que vous me direz ne sortira d’ici, ou ne sera utilisé contre vous dans une procédure judiciaire.

La jeune fille sortit un curieux objet que, faute de mieux, Dick qualifia de loupe spatiale (une espèce de grosse lentille traversée d’écritures vertes par intermittences, entourée d’une monture d’un blanc suranné) et la promena lentement sur le document.

— Très bien, finit-elle par déclarer. Je ne vois aucune nomenclature invisible, ou aucune rune cachée.

Elle saisit une nouvelle fois le stylo et signa au bas de la feuille d’un large parafe.

— Nous avons beau être jumelles, reprit-elle comme si elle s’était simplement interrompue dans ses explications, ma sœur et moi n’avons pas le même caractère, ni les mêmes opinions…

Dick Opina. Il avait toujours trouvé qu’un bon Opinage était vital pour amener les clients à se confier. Les privés moins doués se contentaient d’opiner, eux. Le détective donnait ses lettres de noblesse à l’activité. Lorsqu’il abaissait et remontait son visage, il donnait à son auditoire l’impression qu’ils étaient la personne la plus importante au monde, et, plus important, que Dick les croyait jusqu’au tréfond de son âme. La dénommée Aurora n’y fit pas exception. Son rythme se fit moins hésitant, plus direct, plus franc.

— J’ai toujours considéré qu’il était important de respecter les lois, continua-t-elle. Mais Vénus… Je ne sais pas si c’est parce qu’elle a davantage servi de prétextes d’intrigues que moi – vous savez pour ce genre d’histoires qui commencent lorsqu’une des deux filles se fait enlever alors même qu’elle est tout à fait capable de se défendre, et aurait pu s’en sortir quinze fois par elle-même si le scénariste n’avait pas les yeux et les oreilles bouchés ?

Dick Opina à nouveau, avec un soupçon d’empathie supplémentaire. Il ne voyait que trop bien.

— Vénus, donc, depuis que nous sommes apparues ici, s’est impliquée dans des affaires un peu en marge de la légalité. Elle soutient les Partisans de l’Auto-Définition. Je sais qu’elle leur a fourni des gadgets pour éviter les contrôles de la police. J’ai peur que cela l’ait conduite à fréquenter des personnes… eh bien… de votre milieu, si vous voyez ce que je veux dire.

Aurora rougit. De ce genre de réaction que les auteurs aimaient à décrire à coup de pétales de roses, de vermillons veloutés, de délicate gêne. Bref, tout ce qui avait tendance à énerver Dick.

— I see. Eh bien je vais commencer par-là. Connaissez-vous les noms de ces… personnes de ma trempe ?

— Je les ai inscrits sur la feuille.

Dick retourna cette dernière vers lui. L’avantage d’avoir une scientifique pour interlocutrice : elle avait classé les personnes et lieux en fonction du pourcentage de chances qu’ils avaient d’avoir quelque chose à voir avec la disparition de sa sœur, et avait ajouté une légende, une explication de sa légende, et une de ses résultats. Détail savoureux, elle avait même spontanément ajouté une photographie de sa sœur. Exactement le même personnage, mais les cheveux bruns. Pour les différencier plus facilement, sans doute.

— Very well. Je vous demanderai de me verser la première moitié de la somme avant ce soir. La deuxième une fois votre sœur retrouvée.

Le détective se leva, signifiant par là que l’entretien était terminé.

— Y-a-t-il un numéro ou une adresse à laquelle je peux vous joindre en cas de besoin ?

— J’ai tout inscrit sur la feuille, en haut à droite.

— Perfect. Soyez assurée, mademoiselle, la disparition de votre sœur sera ma priorité.

Il raccompagna la dénommée Aurora jusqu’à la porte, puis, une fois assuré qu’elle avait quitté l’immeuble, attrapa son Trench et son chapeau. Il avait besoin de réfléchir. D’abord ces kappas. Puis une scientifique de Science-Fiction disparue. Son instinct lui soufflait que les cas étaient liés, mais il ne voyait pas comment. Partant du principe qu’un homme avisé en vaut deux, et qu’un homme rassasié en vaut trois, il décida qu’il était grand temps d’aller prendre un vrai petit-déjeuner. A cette heure-ci, le Fruit’s Paradise devait avoir ouvert.

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