Ratatosque
L’enfant jouait. Ses grandes joues bombées  étaient plus roses que celles d’un petit porcelet. Les pommettes se  soulevaient à chaque fois qu'il souriait pour dévoiler une dentition  pleine de trous. Au-dessus de ses lèvres étirées, le nez morvait. Mais tout ce  qu’on pouvait retenir du petit, c’était la lumière qui criait, dans ses  yeux cérulés, l’insouciance d'un âge où on est trop petit pour se prendre  au sérieux et trop sérieux pour jouer aux jeux des grands. 
L’enfant  jouait. Il s’amusait avec le cadavre d’un petit rongeur roux. Par la  queue touffue, il tenait la dépouille de l’écureuil à ventre blanc qui  pendait, déjà rigide et dur comme un caillou pelucheux. L’animal remuait  au gré des envies de son bambin de bourreau. 
Nul doute, l’enfant  était trop petit pour avoir tué la misérable bestiole. D’autres morveux  plus âgés avaient dû s’en charger. Ou bien était-ce une mauvaise chute  qui avait eu raison du petit grimpeur ? Il ne semblait pas assez abîmé  pour avoir été la victime d’un prédateur. Entre les mains du gamin, il  avait des petits airs de pantin contorsionné de douleur. Une drôle de  poupée pour un bien vicieux enfantelet. Car le petit n’hésitait pas à  l’agiter dans tous les sens et criait à qui voulait bien l’entendre pour  faire part de sa pernicieuse prise. Un miracle que le poil du rongeur  soit resté immaculé. 
Les passants le croisaient en bavardant aimablement, ne  se préoccupant pas de son sordide jouet, bien plus amusé par le sourire  du mouflet que par son étrange manière d’agiter un animal mort. 
Mais  bientôt, une femme s’arrêta à la hauteur de l’enfançon. Elle le  détailla de haut en bas comme s’il avait s'agit là d’un morceau de  viande. Le petit, qui ne trouvait pas de bienveillance dans le regard sévère  qu’elle lui jetait, perdit aussitôt sa risette enjouée. Trop  impressionné par la stature de la dame aux vêtements sombres et aux  cheveux grisonnants, il cacha dans son dos le cadavre. La tête du  macchabée traînait ainsi dans la bauge du trottoir. 
— Ratatosque est mort, lâcha la femme avec dédain. 
Le mioche ouvrit de grands yeux interrogateurs. 
— Ratatosque ? 
— Tu ne connais pas l’histoire de Ratatosque, petit ? s'enquit-elle.
Le  garçonnet secoua vivement la tête, faisant virevolter ses boucles  d’ange, en signe que non. L’austère étrangère lâcha un soupire et  s’accroupit à sa hauteur. Elle tendit la main et l’enfant lui donna la  dépouille qu’elle allongea avec précaution sur le dos comme s'il avait s'agit d'un véritable défunt. Quand elle ouvrit  la bouche, le petit savait que la voix prendrait l’intonation du conte :  
—  Il y a très longtemps, le jour ne s’était pas encore mis d’accord avec  la nuit. Le jour appartenait au grand faucon et la nuit était détenue  par le long serpent. Le grand faucon et le long serpent vivaient dans le  même arbre, un grand chêne millénaire, et passaient leur temps à se  chamailler. Dans les racines, le serpent s’offusquait lorsque le faucon  faisait craquer les branches de la cime. Il ne savait pas que c'était le  vent qui faisait tomber les brindilles. En haut du chêne, le faucon  dégoisait tout le temps, disant surtout du mal du serpent qui, selon  lui, rongeait la sève jusqu’à  en faire perdre les feuilles. Il ne  savait pas que c’était le froid qui faisait roussir le chêne.
«  Pour arranger les affaires des deux compères, les dieux se creusèrent la  tête. Après tout, il leur fallait un jour et une nuit pour créer le  monde. Ils proposèrent des cadeaux au grand faucon et au long serpent  mais rien n’y fit : ni l’un, ni l’autre ne voulait se réconcilier parce  que leur querelle durait depuis l’éternité. Alors, Rajas, celle qui sait  comment maintenir les choses, eut une belle idée : elle convia  l’écureuil le plus bavard de l’univers à prendre place sur ce grand  arbre. Entre la cime et les racines. Cette petite pipelette nommée  Ratatosque ne tarda pas à aller tenir palabre et au long serpent et  au grand faucon. Petit à petit, sans que les dieux ne lui aient dit  pourquoi ils l'avaient envoyé là, à coup de petites histoires, de ragots  et, entre les nouvelles annoncées avec humour, l'écureuil mit d’accord  les deux détenteurs du jour et de la nuit de les prêter alternativement  aux dieux pour que le monde puisse être. »
« De la cime au bas du  tronc, Ratatosque poursuit son œuvre et jacasse avec le grand faucon et  le long serpent. C’est la seule manière qu’ont les ténèbres et la  lumière de cohabiter, petit.» 
— Et maintenant Ratatosque est mort ? 
— Oui. Tu l’as tué. 
— Et le long serpent et le grand faucon vont recommencer à se disputer, pas vrai ? 
— Peut-être. 
— Et le jour ne va plus s’entendre avec la nuit ? 
— Je ne sais pas, petit. 
Le  petit lança un regard plein de gravité sur le petit corps roux qui  semblait avoir gagné de la quiétude depuis qu’il ne le faisait plus  tourner  comme une fronde. La femme sourit enfin et l’enfant  n’avait pas imaginé que son visage terne puisse être si lumineux et  doux. 
— Ratatosque a peut-être trouvé un remplaçant, allons, murmura-t-elle enfin. Mais, dans le doute, donne à l’avenir toujours beaucoup d’importance à tout ce qui vit ou ce qui a vécu ici. Les arbres, les plantes et les animaux portent une magie plus grande que celle que ne possèderont jamais les hommes. Respecte tout, à la fois dans la vie et dans la mort, avant de fâcher les dieux.

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