L’EGOUTIER

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L’homme travaillait pour la ville de Paris. Affecté aux égouts et à l’assainissement depuis l’âge de seize ans, il avait toujours mis un point d’honneur à parfaire ses tâches. Arpenter les canaux souterrains, déblayer les amas pouvant créer des barrages et ainsi perturber les écoulements des eaux de surface, désensabler, ramasser les objets, les cadavres divers et variés, empiler toutes ces immondices dans la barque à fond plat qui le suivait partout, tel était son quotidien. Il allait prendre sa retraite à la fin du mois.

Il avait été titularisé très tôt, après une année de formation et de mise à l’épreuve. Dans ce métier insalubre et physique, on ne demandait pas de diplôme, il suffisait d’être résistant. Dans les égouts, les gaz d’hydrogène sulfuré se formant à la surface des cloaques, les diverses bactéries saturant un air à peine respirable sans un masque, provoquent rapidement de nombreux troubles de santé. Les petites natures ne résistaient pas bien longtemps. De plus, les hommes de grande taille devaient souvent travailler courbés, ce qui était le cas de notre brave égoutier. En conséquence, après quelques années de service, les douleurs dorsales se faisaient âprement ressentir. Ils travaillaient toujours en équipe, se surveillant mutuellement au cas où surviendrait un incident.

Notre homme d’expérience avançait avec assurance sur l’étroit passage au bord du canal collecteur, il fit une pause et se retournant, il ne vit plus ses collègues. Dans ce genre de cas, il devait faire demi-tour pour rejoindre les hommes qu’il avait distancés. Sûrement étaient-ils restés au dernier croisement… Il appela, mais ne reçut aucune autre réponse, que l’écho de sa propre voix. Soudain, le faible éclairage des boyaux s’éteignit, les pannes étaient fréquentes sur les vieilles installations électriques souterraines. Il alluma donc la lampe de son casque et continua de chercher les autres ouvriers… Sans succès. Il commençait à s’inquiéter de ne pas les trouver, la situation était tout à fait anormale. De plus son talkie-walkie était devenu sourd et muet ; plus de contact non-plus avec la surface. Après avoir marché de rue en rue, de rue en croisement, il décida d’escalader les barreaux de fer scellés dans la paroi d’un puits conduisant à l’extérieur. Arrivé en haut, il appuya sur le couvercle en fonte pour le faire glisser sur le côté. Ce dernier était complétement bloqué. Peut-être un véhicule garé sur le trottoir ou un objet lourd posé sur la plaque d’égout ? Il n’insista pas, inutile de s’épuiser. Il préféra redescendre pour chercher une autre sortie.

Il reprit son chemin le long des collecteurs en faisant bien attention aux rats qui pullulaient : cachés dans l’obscurité, ils pouvaient lui sauter dessus n’importe quand. Ils étaient chez eux et lui n’était qu’un intrus. Il tomba sur une masse mouvante couverte de surmulots. Il écarta ce qui semblait être un cadavre à demi dévoré. Il fit détaler la troupe de rongeurs à l’aide de sa gaffe et constata qu’ils étaient en train de dévorer un ragondin… Que faisait ce myopotame dans ce cloaque ? Mystère, il n’était pas dans son environnement naturel, il avait dû remonter les égouts à partir de son habitat, le long des berges de la Seine. Notre homme en avait vu d’autres, comme la fois où il était tombé sur un crocodile* qui nageait entre deux eaux sous la rue de Rivoli. Sous ses yeux, la bête s’était enfoncée sous la surface et plus personne ne l’avait jamais revue. Pour les égoutiers, c’était devenu une légende urbaine, sauf bien sûr, pour ceux qui avaient croisé le reptile. Quant aux rats, eux, ils faisaient partie intégrante de la vie des travailleurs souterrains, il fallait faire avec ; les égoutiers coopéraient avec les dératiseurs, ces derniers livraient, inlassablement, une guerre quasi-scientifique contre les rats. Une guerre aux batailles sans cesse recommencées, sans vaincu et sans vainqueur.

Le vieil égoutier, toujours seul dans le noir, juste éclairé par la lampe de son casque, avisa l’un des trente-quatre mille puits menant à la surface. Il commença la pénible escalade, barreau après barreau, il s’arrêta un moment pour reprendre son souffle, il commençait à se faire vieux et la retraite allait lui permettre de profiter un peu de la vie. Il pensait souvent à la jolie petite maison de campagne aux volets verts que son confortable salaire leur avait permis, à lui et à son épouse, de s’offrir sans trop s’endetter. Un confortable salaire supposé compenser une espérance de vie raccourcie de quinze ans par rapport à la moyenne nationale des travailleurs. Le couple allait enfin pouvoir couler des jours paisibles auprès des poules, des vaches et des tracteurs.

C’est quand il arriva au dernier barreau que sa lampe le lâcha. Il était maintenant dans le noir total. Il ne distinguait même plus le contour du couvercle en fonte… Il savait parfaitement où il se situait, au-dessus de lui. Il appuya sur celui-ci sans forcer outre mesure et put le faire glisser pour libérer le passage. Le raclement lugubre de la fonte sur le sol résonna un long moment dans le puits. Il regarda sous ses pieds, il ne vit rien que le noir épais. Il leva la tête et regarda par le trou d’homme ouvert, il ne voyait rien non plus… La panique le saisit, une soudaine angoisse comprima sa poitrine, son cœur battait à tout rompre… Cette obscurité n’était pas naturelle, car à dix-sept heures, il aurait dû faire encore un peu jour. Il se hissa hors du boyau et en bon professionnel, il remit la plaque d’égout en place pour prévenir une chute accidentelle. Il scruta tout autour de lui, mais ne distingua rien, il leva la tête à la recherche d’un réverbère, d’une fenêtre allumée… Rien. Il pensa à une panne générale de secteur. Il tendit les bras et se mit en marche à tâtons le long de ce qu’il pensait être une palissade en bois.

Au bout d’une quinzaine de pas, il tomba sur un angle, la palissade continuait perpendiculairement, il suivit cette nouvelle direction toujours dans le noir absolu, sept pas plus loin, encore un angle droit, quinze pas, un angle, encore sept pas, un autre angle. Soudain, il comprit ce qu’il lui arrivait. Des ouvriers, avaient probablement dû déposer un container en bois sur la sortie de l’égout. Il rit intérieurement de sa trouille un peu enfantine, de se retrouver comme ça, tout seul enfermé dans le noir.

Il aurait dû y avoir un accès pour entrer et sortir de ce container, une porte se trouvant forcément sur un des côtés, il serait passé devant sans la trouver. Il refit le tour, mais cette fois en passant le plat des mains de haut en bas et de long en large sur les planches. Il repartit à la recherche de cette porte. Quinze pas… Non treize… Quatorze ? Il n’était pas sûr… Pas de porte. Un angle droit… Cinq pas… Quatre, il se trompait sûrement encore une fois. Et toujours pas de sortie. Encore un angle… Dix pas, cette fois, il en était certain, il avait soigneusement compté ! Et toujours aucune échappatoire. Trois pas… Il fit encore une fois un tour complet en se rendant à l’évidence, le container rétrécissait !

Comme il ne voyait, ni n’entendait rien, sa panique décupla. Il lui fallait évacuer les lieux de toute urgence. Il se mit à quatre pattes à la recherche de la plaque d’égout. Il chercha la sortie de secours en grattant le sol frénétiquement, ce dernier étant en bois également, il s’enfonça de longues échardes sous les ongles, mais dans sa rage de s’échapper, il ne ressentit aucune douleur. Ayant parcouru la totalité de la surface du plancher sans trouver la moindre trace de la familière et rassurante plaque de fonte, il fit cet alarmant constat : il était fait comme un rat !

Il se remit debout, il y avait probablement une issue en haut… Sa tête heurta violemment le plafond, mais son casque atténua le choc, cherchant toujours une hypothétique trappe, il constata avec effroi que le plafond rejoignait lentement le sol. Alors, il se résigna à s’allonger pour ne pas être écrasé par ce maudit container qui se transformait irrémédiablement en une simple caisse d’emballage. Il ne put même pas écarter les bras. Ses pieds et sa tête touchaient le bois. Il hurla à s’en déchirer les cordes vocales, mais aucun son ne sortit de sa bouche, il hurla encore, mais le silence régnait en maître dans la boîte. Il se rendit compte qu’il ne portait plus ses vêtements de travail, mais un costume et des chaussures de ville… Ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait, il finit par renoncer à s’extirper de ce cauchemar… Puis le froid commença à l’envelopper. D’abord par les pieds, puis il gagna petit à petit le reste de son pauvre corps… Ses membres se figèrent, gagnés par une douloureuse et définitive rigidité.

Enfin, l’épaisse obscurité, doucement laissa la place à une douce lueur laiteuse, comme un drap recouvrant entièrement son corps, mais notre brave retraité ne pouvait déjà plus la voir.

Ainsi, le dix février 2010 mourut, Gaspard Lechat, né en 1940, âgé de soixante-dix ans, retraité des égouts de la ville de Paris en 1992, il avait 36 ans de service.

***

* Il s’agissait d’un gavial reconnaissable à sa gueule longue et étroite, d’aspect terrifiant ce saurien inoffensif serait plus à l’aise dans les eaux du Gange que dans les eaux putrides de la capitale. Comment était-il arrivé là ? Peut-être s’était-il échappé d’un zoo ou de chez un montreur d’animaux sauvages ?

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