L'ALGERIE

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Une dizaine de chauffeurs, sous les ordres d'un capitaine, fut réquisitionnée pour convoyer des GBC Berliet tout neufs, de l'usine de Bourg-en-Bresse jusqu'à Marseille afin d'être livrés par bateau en Algérie. En comptant un chef de bord par camion plus le chauffeur, ce sont vingt biffins qui, à peine rentrés de permission, prirent le train avec leur paquetage complet, bien sûr Gaspard faisait partie du lot. Ils savaient, qu'arrivés à destination, ils devraient séjourner quelques temps au camp de transit de Sainte-Marthe avant d'embarquer pour Alger. Ce camp avait une très mauvaise réputation, il était, disait-on, infesté de rats et de diverses vermines, mais c'était le passage obligé de tous les appelés qui embarquaient pour traverser la Méditerranée. À la gare de Bourg-en-Bresse, un autocar attendait pour les conduire à l'usine Berliet. À peine le temps pour le capitaine, d’effectuer les formalités de prise en charge du matériel et le convoi était prêt à prendre la route. Les dix camions en rodage, démarrèrent doucement, direction St Quentin-Fallavier, Romans-sur-Isère, Carpentras, Aix-en-Provence et enfin Marseille.

Le bateau "Ville d'Alger" attendait quai de la Joliette. Par chance, le navire avait fait le plein de soldats et il était sur le point d'appareiller, cela évita à nos chauffeurs de passer par le camp de Sainte-Marthe pour les formalités d’incorporation. De toute façon, il était trop tard et leur ordre de mission était en règle. Ils abandonnèrent les Berliet sur le parc d'embarquement du matériel d'où ils seraient acheminés plus tard vers l'Algérie. Auparavant, les gars purent se restaurer avec des rations emportées par précaution. Grâce à leur capitaine, qui les pistonna avant de regagner Verdun, ils réussirent à se trouver de la place sur les ponts supérieurs du bateau qui, en général, étaient réservés aux officiers. De là-haut, ils purent au moins voir la méditerranée et les côtes de France s'éloigner, c'était aussi un avantage si on avait le mal de mer, car par mauvais temps la traversée pouvait durer jusqu'à deux jours, deux jours à dégueuler, accroché au bastingage ! Les hommes de troupe, se trouvaient entassés dans les cales, dans les relents de vomi, d'urine et les odeurs de mazout. Ils naviguaient, juchés sur des transats ou d'immondes lits pliants, sans rien voir de la traversée.

Pendant sa croisière, Gaspard nota soigneusement ses impressions pour avoir de quoi remplir ses prochaines lettres, avec du vécu original et authentique. Il n'avait pas grand-chose d'autre à faire. Parfois, il tapait le carton avec ses copains ou alors il guettait les dauphins qui nageaient près du bateau. La mer était calme, il faisait beau… À l'horizon, la ville blanche se profilait déjà. Les conducteurs et chefs de bord reçurent deux bons repas. Bons… Enfin, selon les critères de l'armée. Entre eux, ils se félicitèrent de ne pas avoir été relégués dans les cales. Ils se demandèrent comment les troufions vivaient leur relégation en fond de cale… La côte approchait… Ce devait être un soulagement, mais en réalité l'angoisse commençait à monter. Les cœurs s'accélérèrent, les estomacs se serrèrent, les ventres se crispèrent.

Bien que ce fût interdit, le bateau fit retentir sa corne de brume. Un pilote du port monta à bord pour procéder aux manœuvres d'accostage. Le "Ville d'Alger" était un grand navire de croisière transformé en transport de troupe… Sur le quai, les Algérois étaient venus par centaines accueillir les militaires venus de métropole. Fanfare, dames de la Croix-Rouge aux petits soins, boissons, petites collations et le colis du soldat, tout était prêt pour fêter leur arrivée en grandes pompes. Les appelés, impressionnés, descendirent par les passerelles en hésitant quelque peu, pour la plupart, c'était la première fois qu'ils foulaient le sol africain. La blancheur d'Alger sous le soleil, le bleu du ciel d'une profondeur inconnue en métropole acheva de leur donner le vertige. Certains tombèrent, terrassés par la chaleur, la traversée, le poids du paquetage et du casque lourd. D'autres restèrent hébétés sur le quai, assis sur leur petite valise en aluminium. Les recrues n'oublieraient pas de sitôt leur premier contact avec l'Algérie.

Après vingt-trois heures de traversée, Gaspard était un peu retourné lui aussi. Comme ses copains chauffeurs, il ne savait pas où et avec qui se ranger. Ils aperçurent des gars de leur caserne qui s'étaient regroupés sur le quai, naturellement, ils se joignirent à eux. Un gradé responsable des affectations orienta le groupe vers une colonne de camions bâchés dans lesquels ils grimpèrent après y avoir jeté leur barda, sans savoir où ils allaient, si c'était loin… Ils avaient chaud. Après deux heures de cahots sur une route poussiéreuse, ils arrivèrent devant une enceinte militaire. On fit descendre les appelés des bahuts avec leurs équipements, on les rassembla, on fit l'appel, cela prit du temps… Trop de temps. La chaleur, la poussière, la fatigue accumulée… Les jeunes commencèrent à tomber sur place. On les dirigea vers des constructions de béton aux murs sales, aux fenêtres disjointes : c'étaient les dortoirs. Ils ne furent pas dépaysés par les lits et les armoires, c'étaient les mêmes qu'à leur caserne de départ ; par contre la propreté, rien à voir ! Et les insectes… Partout ! Gaspard se trouva un pieu le plus loin possible de la porte, de façon à ne pas être trop dérangé par un sous-off venant gueuler à six heures pour la levée des couleurs.

Le soir, il y eut le rassemblement de la troupe pour le discours d'accueil du chef de corps. Un lieutenant-colonel d'une cinquantaine d'années. Un vieux briscard, sûrement rescapé d'Indochine… Il leur rappela qu'ils n'étaient là que pour maintenir l'ordre et protéger les populations. Il leur donna les consignes d'usage, ne pas se promener seul, éviter les bars, ne pas entrer seul dans un commerce, garder ses distances avec les femmes en ville, etc. Puis ce fut la visite du casernement, les sanitaires qui ne méritaient pas leur nom, l'ordinaire que les anciens évitaient, l'armurerie avec les fusils MAS 49/56 et les pistolets-mitrailleurs MAT 49 dont ils seraient équipés pour partir en mission, on leur montra le local du vaguemestre, le poste de garde avec le gnouf… Dans toutes les casernes, obligatoirement, il y a une prison.

Ils visitèrent aussi le garage, on leur montra les différents véhicules qu'ils auraient à utiliser : auto-mitrailleuses, transport de troupe, les vieux GMC étaient toujours de la partie, il y avait aussi des Simca, mais toujours pas de Berliet ! Dommage, car c'étaient des camions formidables, conçus pour le désert. Il y avait aussi un potager avec des tomates cultivées par des Arabes du village d'à côté. Peut-être que le rata de l'ordinaire avait besoin d'être amélioré ? Gaspard, qui se débattait dans un nuage de mouches, commença à regretter sérieusement ses égouts parisiens. Dès le repas du soir, ce fut confirmé : la nourriture était infecte, mais disait-on : « On finit quand même par s'habituer ».

Le travail des appelés du régiment de Gaspard consistait à monter des gardes dans les exploitations agricoles tenues par les pieds-noirs. Ces derniers étaient la cible des indépendantistes algériens, communément appelés les "fellaghas" ou "fellouzes". Ces rebelles se livraient à des exactions affreuses. Les pauvres bidasses métropolitains ne comprenaient rien aux problèmes locaux et encore moins à la notion d'indépendance. Rares étaient les jeunes politisés ailleurs que dans les universités. Notre pauvre égoutier, qui avait quitté l'école après la troisième, se trouvait vraiment dépassé par tout ce tintouin… Donc, il allait se consacrer uniquement à sa tâche, sans trop chercher à comprendre pourquoi il était là. Son job, c'était d’acheminer les sections de combats dans les fermes, afin qu’ils y effectuent leurs gardes. Après, il devait aller les rechercher, de jour comme de nuit ; l'idéal, c'était de ramener le même nombre d'hommes au retour...

Pour les chauffeurs, c'étaient des missions risquées à cause des embuscades, mais ils préféraient les faire plutôt que monter la garde et risquer de se faire égorger par-derrière… Sinon, à part leur travail, les soldats n'avaient pas grand-chose à faire, ils avaient toujours chaud, toujours soif et ils s'ennuyaient misérablement. Ils buvaient beaucoup de bière, mais c'était plus pour étancher leur soif que pour se saouler, l'eau du camp était dangereuse et il fallait la couper avec un peu d'eau de javel. Était-ce dû à sa profession d'égoutier ? Notre ami de la rue Lepic lui, pouvait boire la flotte sans l’avoir désinfectée. Il semblait immunisé contre la dysenterie ou autres désagréments de ce genre. Heureusement d'ailleurs, puisqu'il ne buvait jamais d'alcool, ni bière ni pinard et qu'il détestait le goût de l’eau de javel !

Gaspard espérait une permission pour aller rejoindre sa belle à Paris. Malheureusement, ces dernières ne venaient toujours pas. Il était en Algérie depuis dix mois et il n'en avait pas encore bénéficié, à part quelques heures de sortie à Alger. À chaque fois, on annulait les perms au dernier moment. Il y avait toujours des imprévus qui venaient contrarier le départ... Souvent des incidents dramatiques, une section qui avait été attaquée, un attentat, une ferme incendiée… Cela minait le moral des soldats, ils ne savaient pas combien de temps allait durer leur service. Certains anciens n'étaient pas démobilisés après trente mois… Gaspard pensait sans cesse à sa petite Sélène… Elle lui manquait de plus en plus.

Alors, il lui écrivait de longues lettres. Il lui décrivait la beauté du ciel la nuit, les formes magiques de la voie lactée, les étoiles qui n'existaient pas à Paris… La chaleur étouffante la journée et le froid glacial la nuit… Les animaux sauvages qui se promenaient furtivement, leurs yeux qui brillaient dans la lumière des phares… Il lui parlait de la neige sur les montagnes de l'Atlas, de l'hiver quand il avait fait moins douze en plaine… Des troupeaux de moutons conduits par des bergers hauts comme trois pommes… Il lui disait, qu'il aurait bien aimé voir tout ça avec elle… Qu'il l'aimait passionnément, au-delà de tout ce bazar Algérien. Il ne lui racontait que les belles choses. Jamais il n'évoquait les horreurs de cette guerre que personne n'osait encore nommer la "Guerre d'Algérie". Sélène en retour lui parlait de ses études sans entrer dans les détails, du temps qui passait sans lui, elle n'avait pas grand-chose à dire, à part qu'elle allait de temps en temps au cinéma. Elle avait vu récemment un film de Molinaro "Des femmes disparaissent" et elle l'avait beaucoup apprécié ainsi que la bande originale d'Art Blakey & the Messengers… Elle restait toujours très vague sur sa vie courante et sa famille d'accueil boulevard Haussmann. Gaspard se demandait parfois si elle l'attendrait jusqu'à son retour, mais il l'aimait tellement qu'il chassait vite le moindre doute de son esprit. Bien sûr qu'elle l'attendrait… Sélène était une jeune femme très mystérieuse, voilà tout… Ça lui conférait un charme supplémentaire. Le jeune homme rêva qu’elle était peut-être venue sur terre, juste pour lui. Mais bien vite, il dut revenir à la réalité.

La réalité Justement, c'était qu'il devait emmener une section en opération spéciale loin du bled, dans un coin perdu en montagne. La mission était d'établir un poste d'observation en hauteur pour une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils seraient relevés après trois jours. Ils étaient huit biffins, un caporal-chef, un radio, un jeune lieutenant : Pierre Michalak, qui faisait office de chef de bord, plus Gaspard. Le temps de passer par l'armurerie pour s'équiper de fusils et de pistolets-mitrailleurs et à sept heures le GMC s'enfonça dans le désert rocailleux en soulevant un nuage de poussière jaune. Après environ deux heures de trajet, ils arrivèrent à l'endroit prévu. Ils camouflèrent le camion derrière des rochers, le couvrant d'une bâche grise.

Le lieutenant plaça quatre observateurs de façon à couvrir du regard toute la zone, les quatre autres devaient les remplacer au bout de deux heures et ainsi de suite, si bien qu'il était impossible de dormir plus de deux heures d’affilées. Le radio avait pour mission de maintenir la liaison avec une compagnie d'intervention stationnée à quelques kilomètres. Il devait prévenir en cas de mouvement suspect de tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à des fellaghas en déplacement. Après une journée de surveillance sous un cagnard de plomb, il ne s'était encore rien passé. Leur réserve d'eau diminuait… Ils n'en auraient jamais assez pour tenir encore deux jours, sous le soleil, avec quarante-cinq degrés, sans ombre à part celle, ténue, d'un filet de camouflage tendu entre deux rochers. Sous cet ombrage de fortune, la fraîcheur était vraiment illusoire. Gaspard participa lui aussi à la surveillance, avec le lieutenant et le radio, ils s'organisèrent pour épauler leurs camarades de garde.

L’officier demanda par radio qu'on leur apporte une cinquantaine de litres de flotte, ce qui leur fut refusé : interdiction du moindre déplacement militaire dans la zone ! Les soldats s'en voulurent de n'avoir pas emporté assez d'eau, d'autant plus que le soleil devenait de plus en plus agressif. Un vent sec et sableux leur tombait dessus par rafales tourbillonnantes. Ils se desséchaient comme des harengs dans un fumoir. Leurs repas se limitaient à une ration de combat par jour et par tête de pipe. Ça comprenait une boîte de bœuf, une de fromage fondu, des gâteaux secs, du pain de guerre très dur, sur lequel on pouvait se casser les dents. Mais tout ça, quand on a soif, ce n'est pas idéal… De l'eau leur aurait suffi pour tenir.

La nuit avait été pénible, à cause du froid ; à cause aussi, de leur manque d'expérience, ils n'avaient pas emporté assez de couvertures. La température glaciale de la nuit, la chaleur accablante de la journée et surtout la soif, épuisèrent la patrouille d'observation. Les treillis des soldats étaient trempés de sueur… Le deuxième jour, la déshydratation commença à produire ses effets : l'affaiblissement physique, la perte de vigilance, la mauvaise coordination des mouvements… Le cagnard tapait de plus en plus fort et il n’y avait presque plus d'eau… Les gardes en repos ne pouvant plus dormir, commencèrent à délirer… La vue de ceux qui étaient en faction se brouillait… Le paysage se déformait sous la lumière aveuglante du soleil…

Au début du troisième jour, la section était presque anéantie. Le lieutenant appela le PC par radio pour demander l'autorisation de se replier. La réponse était encore la même : "Attendez l'ordre de lever le camp, interdiction de bouger avant". Déjà, un homme de faction s'était évanoui… Gaspard prit sa place tandis que ses copains essayèrent de faire boire le jeune soldat avec ce qu'il restait d'eau. Un demi-litre à peine… Le lieutenant ne tenait plus debout, il était aussi jeune et inexpérimenté que ses hommes… Tout à coup, Gaspard lança l'alerte… Une troupe de fellaghas montait à l'assaut du promontoire qu'ils occupaient… Ils étaient plusieurs centaines… À cheval sur des zèbres au grand galop… D'autres étaient juchés sur des rhinocéros… D'autres encore, sur des éléphants… Ils poussaient des cris de guerre comme les indiens dans les films… Des fellaghas arrivèrent en brandissant des hallebardes sanguinolentes… Certains firent tournoyer leur masse d'arme en hurlant, ils portaient des armures scintillantes sous les rayons du soleil ! Ils se divisèrent en plusieurs sections, précédées de reptiles et d'insectes plus effrayants les uns que les autres… Ces monstres envoyèrent des flammes tout autour d'eux… Soudain, Gaspard réalisa qu'un lancier malveillant et antipathique allait le transpercer… À ce moment-là, il jugea nécessaire et urgent de déserter.

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