LE MÉTRO      suivi de : MARCEL

20 minutes de lecture

Qu’est-ce que ça voulait dire tous ces métros déserts qui filaient à tombeau ouvert ? Pour aller où ? Et Gaspard ? Lui non plus ne savait pas où aller… Il se leva et se dirigea vers un couloir sans faire attention à la direction qu'il prenait. Il marchait hagard, au hasard vers une correspondance improbable, il n'avait encore croisé personne et ne s'attendait plus à rencontrer quelqu'un. Il ne remarqua pas qu'il n'y avait aucun panneau publicitaire sur les murs des stations. Il n'y avait pas le moindre ticket usagé par terre alors que d'habitude, le sol en était jonché. Quelque chose n'allait pas. Le soldat Lechat évoluait dans un monde, qui, bien qu’il y ressemblât, n’était plus le sien. Il déambulait depuis un bon moment dans le métro, quand soudain, il aperçut une silhouette qui marchait dans sa direction. Une silhouette féminine, lui semblait-il, il n’en était pas sûr, car la fille, si c’était une fille, portait un pantalon, un jean plus précisément. Comme ils se rapprochaient l’un de l’autre, Gaspard reconnut Sélène. Elle aussi l’avait identifié, tout sourire elle alla directement sur lui, les bras ouverts… Gaspard était persuadé qu’il évoluait dans un rêve, il restait interdit, dansant d’un pied sur l’autre.

— Eh ! Coucou ! C’est bien toi, Gaspard ?

— Oh ! Mais oui… Sé…

Elle l’interrompit avant qu’il ne commette la bourde prévisible.

— Tu me reconnais quand même ?

Croyant avoir affaire à Sélène, il la prit dans ses bras et la serra contre lui :

— Ma chérie… Tu m’as tellement manquée. Mais qu’est-ce que tu fais là ?

— Ben… Et toi ? Il y a tellement longtemps qu’on s’est vu… Tu as beaucoup changé. Tu es un homme maintenant ! Mais tu as l’air fatigué.

— Tu sais, il m’est arrivé tellement de chose ces derniers temps… Mais toi, tu n’as pas changé, tu es toujours aussi merveilleuse !

— Merci Gaspard, mais quand même, en cinq ans, j’ai dû quand même changer un petit peu… Non ?

— En cinq ans ?

— Eh bien oui… Depuis l’accident ! Tu te souviens ? Boulevard Saint-Michel !

Gaspard sentit sa raison vaciller, il cherchait désespérément de l’oxygène, il venait de retrouver Luna, sa Luna ! Elle ressemblait tellement à Sélène… Il ne savait plus quoi penser. Il bredouilla :

— Mais… Je croyais… Enfin je veux dire…

— Tu croyais que j’étais morte ? Ben, tu vois, je suis encore là. Par contre, je ne peux plus remonter en surface. Ça m’est impossible, sauf circonstances exceptionnelles. Tu te souviens, comme les objets qu’on ne pouvait pas rapporter en haut.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé… Quand tu as été emportée ? Les secours t’ont cherchée partout !

— J’ai été arrêtée par une grille et je me suis hissée à la force des bras tout en haut, ensuite, j’ai attendu que l’eau redescende… Après, j’ai erré dans les égouts jusqu’à ce que je trouve un passage vers une ancienne carrière abandonnée. Et là… C’est une longue histoire…

Les jeunes gens continuèrent de marcher côte à côte en silence, en savourant l’instant de leurs retrouvailles. Ils avaient chacun leur raison d’être profondément ému. Néanmoins, Gaspard était de plus en plus mal à l’aise. Tiraillé entre la joie de revoir Luna et le manque, d’autant plus vif, de la présence de Sélène, il commençait à se sentir le jouet de forces qui le dépassaient. La ressemblance entre les deux filles n’était certainement pas due au hasard. Le plus étrange, pour lui, c’est qu’aucune ne semblait connaître l’existence de l’autre.

— Quand tu as disparu dans l’égout, j’ai voulu disparaître aussi, dans un égout où partout ailleurs, je voulais plus exister… Et puis je suis devenu égoutier… Peut-être pour te rejoindre… Une connerie de môme qui sait rien de la vie.

— Dis pas ça, Gaspard, tu as souffert… Et t’avais pas les armes pour comprendre ce qui nous est arrivé. Moi non plus… Quand j’ai su que tu étais devenu égoutier, j’ai tellement pleuré, tu peux pas savoir ! J’ai pensé : « Il vient me chercher ! » Mais je savais que c’était impossible, on ne pouvait pas remonter là-haut ensemble, moi, je suis là et j’y resterai sûrement toujours, sauf un miracle.

Gaspard continua sans se demander comment Luna avait su qu’il était devenu égoutier :

— Faut croire au miracle, on sait jamais. Je parle pas des miracles des églises, ça… Peut-être qu’il y a des miracles qu’on peut pas voir ? Qu’on peut pas savoir…

Luna fit une moue dubitative :

— Tu sais les miracles… Ah si ! J’ai un miracle à te dire !

— Ah bon ? Je t’écoute !

— J’ai fini par retrouver mon père !

— Enfin ! Explique-moi…

La jeune fille tira Gaspard par la manche de son treillis jusqu’à un banc à l’entrée de la station Opéra — Complétement déserte, elle aussi —, ils s’assirent et elle commença son histoire :

— Après avoir été emportée dans le flot des égouts, j’ai été arrêtée comme je te l’ai dit, par une grille fermée, quand l’eau est redescendue, j’ai suivi le conduit et je suis arrivée dans une sorte de grande caverne, il y avait de la lumière, mais je ne savais plus où aller, car je ne connaissais pas cet endroit…

Gaspard l’écoutait religieusement, suspendu à ses lèvres.

— Ensuite, reprit Luna, je me suis assise, j’étais désespérée et puis je me suis mise à pleurer…

Elle revivait la scène en la contant à Gaspard, alors sa voix se brisa dans un sanglot. Son ami mit son bras autour de son cou et la serra tendrement contre lui.

— J’étais trempée, j’ai cru que j’allais mourir, alors je me suis laissée aller, je n’avais même plus la volonté de respirer. Pour moi, c’était fini... Et puis quelqu’un, un homme, s’est approché de moi, il m’a prise dans ses bras et m’a emportée avec lui…

— Et… Je parie que c’était ton père, Marcel !

— Tu te rends compte ? Il est venu me chercher…

Les yeux de Luna s’étaient mis à briller d’une lueur où se mélangeaient de l’admiration, de la reconnaissance et surtout un immense amour envers son papa.

— Et… Il était où ? Il se cachait bien !

— Eh, ben, après sa disparition sous terre, il a fait comme moi, il a erré longtemps à la recherche d’une sortie. Il retombait toujours au même endroit, il a été pris de panique… Je peux comprendre ce qu’il a ressenti… Et puis enfin, il est tombé sur un groupe de personnes dans les galeries. Des gens qui connaissaient parfaitement les souterrains.

Gaspard écoutait attentivement sa camarade.

— Ensuite, continua Luna, mon père leur a demandé où il se trouvait… Ils lui ont proposé de les suivre… Ils avaient tout un secteur souterrain qui leur appartenait, complétement éclairé…

— Ces gens vivaient déjà là ?

— Oui, certains depuis très longtemps.

— Ils pouvaient se nourrir ?

— Ici, on ne connaît pas la faim... D’ailleurs, tu vas les rencontrer, je vais t’emmener dans leur communauté.

— Je te suivrai partout où tu voudras.

— Et… Je vais te présenter à mon père. Je lui ai parlé de toi. Il sera heureux de faire ta connaissance !

— Alors il t’a récupérée, il t’a emportée dans ses bras, et ensuite ?

— Eh bien… Il m’a emportée dans la communauté qui l’avait recueilli. Il y avait une infirmerie… On m’a soignée, réchauffée, enfin bref, on m’a remise sur pied ! Et depuis, je vis avec eux moi aussi.

— Et je parie qu’aucune de ces personnes ne peut ressortir en surface ? Je me trompe ?

— Nous sommes tous logés à la même enseigne.

— Et pour moi il en sera de même…

Luna planta son regard noisette au fond des yeux sombres de Gaspard :

— Pas obligatoirement… Il est arrivé que des gens se retrouvent ici, sous terre, rarement je dois dire… Ils arrivent à repartir. On ignore pourquoi.

— Ça pourrait être mon cas ?

— On ne peut pas le savoir avant. Peut-être… Mais dans ce cas, je te perdrais une seconde fois…

Gaspard n’imaginait pas être de nouveau séparé de son amie… Mais l’image de Sélène s’interposa entre lui et Luna. Un dilemme commença à se poser pour le soldat amoureux, doublement amoureux…

— Mais… Quand on s’est rencontré tout à l’heure, c’était le hasard qui t’a conduite vers moi, ou bien tu savais que je passerais par-là ?

— Tu sais Gaspard, ici au bout d’un moment, on commence à percevoir les choses différemment qu’en surface. J’ai senti que je devais aller à la rencontre de quelqu’un, sans savoir qui… Quand je t’ai reconnu, d’abord, j’ai cru rêver, d’ailleurs, j’ai cru que tu ne m’avais pas reconnue, ou que tu m’avais prise pour quelqu’un d’autre…

Le jeune appelé s’alarma en se souvenant de la scène de guerre à laquelle il avait échappé :

— Je ne m’attendais pas à te retrouver comme ça… Je venais de déserter l’armée, j’étais en opération… Il y a eu un assaut, très violent… Je me suis enfui. Depuis, j’ai l’impression de vivre une sorte de rêve éveillé !

Tout en continuant de se raconter leurs aventures respectives, les deux jeunes gens descendirent un escalier qui les conduisit jusqu’à une lourde porte de fer. Luna la poussa vigoureusement et ils débouchèrent dans un étroit conduit technique qu’ils suivirent l’un derrière l’autre pendant environ deux cents mètres. Au bout, une autre porte métallique stoppa leur progression. Elle était condamnée, mais Luna connaissait la méthode à employer pour la déverrouiller. Elle tira de toutes ses forces sur une barre de métal qui courait au-dessus de leurs têtes pour pénétrer dans le béton du plafond, cela débloqua la porte qui s’ouvrit avec un grognement sinistre, enfin, ils arrivèrent dans un grand hall, éclairé par de larges panneaux fluorescents suspendus au plafond, à environ quatre mètres du sol.

— Voilà ! On est arrivé dans notre résidence ! Indiqua Luna en balayant l’espace d’un grand geste circulaire. Ici, c’est l’accueil en quelque sorte, suis-moi, je vais te montrer la salle principale.

Elle le poussa dans une ouverture masquée par un lourd rideau de velours pourpre, Gaspard découvrit une autre salle, immense aussi, mais plus basse de plafond… Dans cet espace, des dizaines de personnes se consacraient à des tâches mystérieuses pour notre déserteur. Ils étaient penchés sur des pupitres, sur des tables de travail, des établis divers… Il régnait là une atmosphère studieuse et appliquée.

— C’est ici que travaillent les créatifs qui n’ont pas pu réaliser leurs œuvres en surface. Entre nous, on s’appelle tous les « souterrains ». Les gens d’en haut, ce sont les « surfaces » ! Ici, il y a des musiciens, des écrivains, des graphistes, des peintres des sculpteurs, des inventeurs… On travaille sur des machines plus ou moins futuristes…

— Plus ou moins futuristes ? Releva Gaspard, les yeux écarquillés.

— Oui, plus ou moins… Pour les « souterrains », le passé et le futur sont des notions moins linéaires que pour les « surfaces ».

— Euh… Ah bon ? Notre jeune égoutier n’était pas à proprement parler un maître de conférences en physique…

— Tu me suis ? On va essayer de trouver mon père, il doit être dans son bureau… Tu sais, il continue de s’occuper des créatifs comme avant, il était avocat et se consacrait à tout ce qui touche la propriété intellectuelle, les droits d’auteur, etc. La plupart des gens qui sont là ont été lésés à un moment ou à un autre de leur vie, là-haut. Maintenant, ils travaillent ensemble, pour trouver des moyens afin d’aider leurs héritiers à faire valoir leurs droits.

Gaspard suivit son amie comme un petit chien ayant peur de se perdre… Il fut ébahi par toute cette organisation et son bric-à-brac inimaginable.

Suivie de près par Gaspard, Luna parcourut une longue coursive sur laquelle donnaient des dizaines de portes en bois. Elle entra sans frapper dans un local aménagé en appartement. C’était celui qu’elle partageait avec Marcel. Ils avaient chacun un petit réduit, le reste de la place était encombré de papiers et de dossier divers. L’appartement, ou plutôt le studio, était dépourvu de coin cuisine et de toilettes. La raison en était simple : les « souterrains » n’éprouvaient plus la faim, ainsi la question de la nourriture était réglée, comme celle des besoins naturels. Ils disposaient quand même d’une petite salle d’eau avec une douche pour se rafraîchir et se détendre. Leur logement était spartiate, mais il semblait leur convenir.

— On va chercher un studio pour te loger près de nous… Si tu veux rester bien sûr !

— D’accord Luna ! Euh… Comment je paierai ?

— Ben ça… Tu devras aider dans la mesure de tes compétences. Ça te va ?

— Tout à fait Luna ! Je m’y connais surtout en égouts et en camions militaires, mais je saurai bien m’adapter…

— C’est parfait ! Conclut Luna. On va attendre mon père. Je suis impatiente de te le présenter !

— Il n’est pas là ?

— Il doit être en réunion avec des collègues. Il ne va pas tarder. En attendant, je vais te montrer une invention sur laquelle ils sont en train de travailler… C’est un projet en cours d’élaboration. Les inventeurs n’ont pas réussi à réunir les fonds pour faire protéger leur réalisation… Et des profiteurs en surface, essaient de finaliser l’invention et de déposer un brevet en leur nom propre… Mon père se bat pour contrecarrer leur plan.

Luna sortit d’un tiroir un appareil d’une quinzaine de centimètres de large sur dix de haut. Sur la tranche, épaisse seulement d’environ trois centimètres, apparaissaient quelques boutons-poussoir. Elle appuya sur l’un d’eux et la face avant de l’appareil s’ouvrit. Elle sortit d’un tiroir une sorte de petit boîtier, apparemment en bakélite noire, puis l’inséra dans la petite machine, ensuite elle brancha sur le côté du bidule un câble doté de petits écouteurs, qu’elle plaça sur les oreilles de Gaspard. Très fière de l’invention et en écartant les bras Luna annonça rayonnante :

— Je te présente le « Portaphone » !

— C’est quoi ?

— Ça aurait dû révolutionner la vie des jeunes ! Avec ça, on peut écouter des heures de chansons, partout où on va, dans le métro, dans sa chambre, en marchant dans la rue… Il suffit de le fixer à la ceinture ou de le glisser dans une poche… Le nom n’est pas définitif.

Tout en décrivant les fonctions de la machine, elle la mit en route en appuyant sur un des boutons, alors soudain la musique enveloppa la tête de Gaspard dans un flot de notes tourbillonnantes.

— Alors ? Interrogea-t-elle le regard pétillant.

— Je suis très impressionné ! Et ça marche comment ?

Tout à coup, la porte de la pièce s’ouvrit sur quelqu’un qui se mit en devoir d’expliquer :

— C’est un lecteur de musique enregistrée, un peu comme un magnétophone, mais miniaturisé à l’extrême…

Marcel venait d’entrer dans le local…

— Papa ! Je te présente Gaspard…

— Comment vas-tu Gaspard ? Luna m’a tellement parlé de toi… Je suis heureux de faire enfin ta connaissance.

MARCEL

Marcel était bien tel que l’avait décrit Luna quand ils étaient à sa recherche. C’était un bel homme élancé au visage sympathique, il avait fière allure dans son costume gris clair. Ses traits réguliers exprimaient de la douceur et un bel équilibre, il ne pouvait pas renier sa fille… De plus, ils avaient les mêmes yeux marron clair ! Ses cheveux étaient courts, bien coiffés avec la raie à gauche. Sa voix était profonde et calme. « Il ressemble à Jean-Louis Trintignant, en moins jeune » pensa Gaspard qui avait vu le film « Un homme et une femme ».

— Bonjour monsieur Legrand…

— Eh ! Gaspard appelle-moi juste Marcel ! Alors voilà que tu as échoué chez nous… Tu aurais pu tomber pire ! Tu vas voir ici, c’est tranquille et bon enfant. Parce qu’il y a des zones… où les « souterrains » sont moins civilisés.

— Ah bon ?

Luna précisa :

— Oui, mais on ne les fréquente pas. On ne les voit jamais et c’est tant mieux.

— Et vous ne craignez pas la surpopulation souterraine ?

— Quand des « surfaces » arrivent chez nous, on se serre un peu, mais tu sais, quand là-haut, plus personne ne pense à une personne décédée, cette-ci disparaît complétement… Voilà, pour exister, il faut laisser un souvenir, bon ou mauvais. Souvent, une simple plaque de rue suffit.

— Adolphe Hitler et Joseph Staline ont encore de beaux jours devant eux ! Ironisa Gaspard.

— Tu crois pas si bien dire, ils ont tout un niveau rien que pour eux ! Chez eux, c’est l’enfer, au sens littéral, avertit Luna

Marcel, qui ne les écoutait plus, continua de parler du « Portaphone » puis du « Super Portaphone » :

— En ce moment, l’équipe travaille sur un nouveau prototype capable de lire des centaines de disques enregistrés sur une bande magnétique… Mais sous forme binaire ! Comme un ordinateur… En fait, c’est un mini-ordinateur destiné à la lecture de données. On ne pourra pas programmer ni enregistrer, ça prendrait trop de place, il sera nécessaire de posséder un gros ordinateur très puissant pour graver les bandes afin qu’elles puissent être lues par l’appareil. Ça se fera certainement un jour, là-haut dans une usine spécialisée. De notre côté, il nous faut encore mettre au point un convertisseur de sons « audio » en données binaires.

Gaspard s’enthousiasma :

— C’est une invention géniale ! J’espère qu’un jour les Portaphones seront fabriqués en masse, là-haut ! Et surtout que chacun pourra en bénéficier…

— Nous aussi Gaspard, nous aussi. Répondit Marcel en croisant les doigts. Qu’est-ce que tu aimes comme musique ?

— Ben moi… J’ai des disques de rock anglais, j’aime bien Miles Davis, le jazz d’une manière générale… Et Georges Brassens.

— Tu as très bon goût. J’adore les artistes qui ont un vrai talent. D’ailleurs, je me suis longtemps consacré à défendre leurs droits. Ils sont ma passion !

Luna se désintéressait de la conversation, elle était partie en vol plané dans l’écoute d’un album stéréo compatible.

— Qu’est-ce que tu écoutes, Luna ? Interrogea son père.

— J’écoute de la musique d’avant-garde… Les effets sont superbes…

— Ça te fait de l’effet en effet… S’amusa Gaspard.

— Il y a de quoi… C’est « La danse du cristal » de Jacques Lasry, précisa Luna.

— Jamais entendu parler, rétorqua Gaspard.

— C’est de la musique contemporaine jouée sur une sorte d’orgue en tubes de cristal… Sous le casque, les effets sont terribles ! Continua-t-elle.

— Bon, coupa Marcel, Gaspard, nous allons chercher un endroit où tu pourras t’établir. Avant tout Gaspard, j’aimerais te parler en tête-à-tête…

— D’accord Marcel, je vous suis… Excuse-moi Luna.

— Allons par-là indiqua le papa de Luna en montrant un renfoncement dans la grande salle commune.

Ils prirent congé de la jeune fille et allèrent s’isoler dans l’endroit désigné par Marcel.

— Voilà, ce ne sera pas long Gaspard. Je voulais juste t’exprimer ma reconnaissance infinie…

— A quel propos ? S’étonna le garçon.

— Eh bien, pour ton acte courageux envers ma fille… Quand elle se noyait. Tu as fait preuve d’un sens du sacrifice inouï, surtout pour un gamin… En tant que père, permets-moi de te serrer dans mes bras. Tu pourras toujours compter sur moi mon brave Gaspard.

— Eh bien merci Marcel, vous me flattez énormément… Mais vous savez, j’ai tenté le tout pour le tout, j’ai échoué et je ne saurais jamais m’en remettre…

— Il faut que tu continues à aller de l’avant, ici ou en haut, maintenant, tu as gagné le droit d’être fier de toi, à tout jamais.

— Je suis touché par ce que vous me dîtes… Je ne sais pas comment vous exprimer à quel point je suis touché.

— Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire Gaspard, va la retrouver, elle a sûrement beaucoup de choses à te raconter ! Elle… Elle t’aime beaucoup.

— Moi aussi je l’…

Les mots ne réussirent pas à sortir de la bouche du garçon. Soudain, il pensa à Sélène. S’il se déclarait amoureux de l’une, il trahissait l’autre. Plus qu’un dilemme ou un cas de conscience, c’était une vraie torture morale pour le jeune garçon.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent et se mirent rapidement en quête d’une pièce libre, ils en choisirent une, sommairement meublée d’un lit pour une personne, d’un canapé défraîchi, mais qui pouvait se déplier et d’une table en bois qui avait dû être vernie dans un lointain passé. Un petit coin lavabo-douche constituait le seul point de confort de cette cellule, mais cela convint parfaitement à Gaspard. Il commençait à ressentir une lourde fatigue, forcément, avec tout ce qu’il avait vécu depuis plusieurs jours… Alors il prit congé de Luna et de son père puis alla s’allonger. Il s’endormit rapidement, mais son sommeil fut de courte durée… Le joli corps dénudé de Luna vint se glisser contre lui sous son drap. Ils étaient bien serrés, mais ils trouvèrent vite la position idéale à adopter quand on est deux dans un lit une place et qu’on s’aime !

Quand il se réveilla, Luna était déjà partie. Ils avaient fait l’amour furieusement. Gaspard avait jeté ses dernières forces dans cette étreinte passionnée et puis il s’était endormi. Luna en avait profité pour s’éclipser afin de rejoindre sagement son petit réduit. Marcel, lui, dormait paisiblement dans son alcôve. Le jeune garçon se posait de plus en plus de questions, ce qu’il vivait le dépassait de plus en plus. Il devait retourner voir Marcel afin d’obtenir des éclaircissements. Luna était un double presque trop parfait de Sélène. Il en avait la conviction, une énigme entourait ces deux filles. Marcel était certainement la clé de ce mystère. Comment Gaspard, pourrait-il aborder le sujet avec lui sans créer de malaise ? Dès qu’il en eut l’occasion, Gaspard surmonta sa gêne et ses craintes :

— Dîtes Marcel, quelque chose me chiffonne… Je voudrais vous en parler…

— Je t’écoute Gaspard…

— Eh bien, il y a quelque temps, en surface, j’ai rencontré une jeune femme. Elle ressemble beaucoup à Luna… J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un sosie… Mais à la réflexion, j’ai un doute tant leur ressemblance est frappante…

— Et quel est le prénom de la jeune femme en question ? Et surtout, son nom de famille.

Sur le visage de Marcel, se lisait un trouble évident.

— Elle s’appelle Sélène Dupuis.

Marcel se figea soudain :

— Où l’as-tu rencontrée ?

— Dans mon quartier, à Montmartre.

— Ton quartier, c’est bien vers la rue Lepic ? Dupuis… Oui… Par contre, le prénom, Sélène…

— Ce n’est pas un prénom courant…

— Justement. J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Ne t’en fais pas, nous reprendrons cette discussion dès que possible. Je pourrais peut-être t’apporter quelques réponses... Là, je suis attendu à une réunion. Mais compte sur moi, promis, on va tirer ça au clair.

Marcel n’éclaira pas la lanterne de Gaspard, au contraire, ce court entretien laissa le jeune égoutier décontenancé. Visiblement, Marcel savait quelque chose, mais pour l’instant, il ne put ou ne voulut en dire plus. Il n’y avait plus qu’à attendre… Gaspard ne savait plus quoi penser. Il commençait à imaginer une autre hypothèse…

Luna intercepta son ami dans la grande salle de travail. Voulant absolument lui montrer une toute nouvelle invention, elle exhiba un poste de télévision miniaturisé. Le récepteur fonctionnant avec des piles, on pouvait l’emporter partout avec soi, comme le Portaphone.

— Avec ce petit téléviseur, on peut voir tout ce qui se passe en surface ! Il suffit d’orienter l’antenne…

— Woua ! C’est génial ! S’émerveilla Gaspard. Fais voir…

Il s’empara de la petite télé, se cala par hasard sur l’unique chaîne de la télévision française. Il tomba sur Léon Zitrone commentant la course du tiercé en direct ! Gaspard s’intéressa un peu à l’objet, mais son esprit était accaparé par la réaction étrange de Marcel. Quelques instants plus tard, ce dernier revint vers Gaspard :

— Je dois t’avouer la vérité Gaspard. C’est à propos de mes filles…

— De vos filles ? Coupa le jeune égoutier.

— Tu as bien entendu… Avec ma femme Marie-Jeanne, nous avons eu deux filles en 1940. Luna et Sélène… Nos deux petites jumelles… Malheureusement, nous avons perdu Luna en juillet 1946…

— En 1946 ? S’étonna Gaspard, elle n’avait que six ans ! Mais ça ne peut pas coller, je l’ai connue quand elle avait dix ans, dans les souterrains… On avait le même âge !

— En effet, mais saches que lorsque tu as rencontré Luna, elle était déjà une « souterraine ».

— Mais si elle était déjà une « souterraine », comment a-t-elle pu m’accompagner toutes ces années en surface ? Quand on vous cherchait partout sous les trottoirs, on a passé beaucoup de temps ensemble en surface… Sur les quais, dans les cinémas…

Marcel continua en soupirant :

— C’est le grand mystère de Luna… Elle a toujours gardé la faculté de faire des allers-retours avec la surface. Alors que nous autres ici, ça nous est complétement impossible. Notre famille a commencé à se décomposer depuis la noyade de Luna. Un cantonnier, témoin de la scène a raconté aux secours que nos filles jouaient autour d’un puits abandonné dans les jardins, en haut de la rue Lepic et que l’une d’elles avait poussé l’autre. L’homme a dit qu’il n’avait pas eu le temps de la secourir, le temps qu’il s’approche, elle avait coulé à pic… Nous n’étions qu’à une vingtaine de mètres… Il n’y a pas eu de bruit, pas un cri… Luna a disparu en silence.

— Quel drame… Se désola Gaspard. Et que s’est-il passé après ? Sélène a-t-elle reconnu avoir poussé Luna ?

— Jamais. Elle est toujours restée dans le déni de son acte.

— Mais elle était si jeune, comment pouvait-il en être autrement ?

— Oui, je sais… J’ai beaucoup travaillé sur moi pour en arriver à lui pardonner, seulement ma femme en a toujours voulu à Sélène. Elle s’est mise à la détester. Notre couple n’y a pas résisté. La punition de Sélène était trop injuste… Comment a-t-elle pu supporter cela ? Perdre sa sœur jumelle pour elle, c’était déjà insupportable, être rejetée de sa famille, c’était pire que tout. La pauvre, je m’en veux terriblement. J’aimerais tellement pouvoir rattraper le temps perdu… Si seulement je pouvais la prendre dans mes bras, la cajoler… Et Luna elle, sans en avoir l’air, fait tout ce qu’elle peut pour soulager la peine de sa sœur… Sans qu’elle ne s’en rende compte… Gaspard, Luna, c’est un ange…

Gaspard sortit la photo qu’il avait prise avec Sélène avant de partir à l’armée.

— Tenez Marcel, la photo de votre fille…

Le visage de Marcel se creusa, prit les traits d’un homme dans la peine. Le pauvre Gaspard était au comble de l’émotion lui aussi. Comment un homme peut-il avoir à choisir entre ses deux enfants ? Marcel vivait une situation affreuse comme jamais un homme n’aurait à la vivre. Il serra Gaspard contre lui puis prenant congé du jeune homme, il s’éloigna. Son pas semblait plus pesant que lorsqu’il l’avait rencontré pour le première fois. Gaspard se dépêcha de rejoindre Luna. Il lui rapporta ce que Marcel lui avait dit au sujet de l’épisode de la rue Lepic, son authentique noyade dans le vieux puits… Le but qu’elle poursuivait avec lui et le rôle de Sélène dans cette histoire… Le jeune homme était pris dans un vertigineux maelström. Il lui fallait remettre tout ça dans le bon ordre.

— Luna ?

— Oui Gaspard…

— J’ai faim… La main de Luna se crispa sur l’avant-bras du jeune soldat. La faim était le signe avant-coureur, qu’un sujet était prêt à quitter le monde sous-terrain pour rejoindre la surface.

— Il fallait bien que ça arrive… Tu vas remonter là-haut … Tu vas repartir, Gaspard... Je vais te perdre une nouvelle fois !

— Ton père m’a tout raconté, à propos de Sélène. J’aurai dû t’en parler… En fait, je l’ai rencontrée il y a quelques mois avant mon départ pour mon service… J’ai une liaison avec elle… Je ne savais pas comment te le dire. Mais j’ignorais qu’elle était ta sœur… Au début, j’ai pensé à un sosie, mais petit à petit, j’ai envisagé la possibilité que vous pouviez être jumelles.

Gaspard était tellement embarrassé que Luna, la « fée Luna », vola à son secours :

— Ne t’en fais pas Gaspard. Je connais ta relation avec ma sœur. Et pour être honnête, je n’y suis pas tout à fait étrangère… Je compte sur toi pour veiller sur elle. Tu sais, elle est assez mal partie dans la vie, je sais qu’elle souffre... Il faut qu’on la répare !

Gaspard serra la jeune fille dans ses bras, mais il dut se résigner à quitter le havre de paix où il s’était réfugié pour échapper à la guerre, là-haut.

— Tu embrasseras ton père pour moi, vous avez une communauté comme on en rêverait ! Je ferai tout pour qu’on ne vous oublie jamais ! Et j’espère bien qu’un jour, j’aurai ma place ici !

— Tu vas nous manquer… Tu repars comment ?

— Ben… Comme je suis venu, en métro je pense. Je t’adore Luna ! Travaillez bien sur le Portaphone, ça va faire fureur !

Gaspard lâcha ses dernières phrases sur un ton désinvolte, mais en réalité, il avait le cœur ravagé. Luna souriait toujours avec son petit air coquin… Pourtant, elle aussi avait le cœur gros.

***

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 18 versions.

Vous aimez lire Bruno Jouanne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0