LE CANTONNIER

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Le troisième et dernier anachronisme à trouver!

Les faits exposés par Mireille démontraient donc que Gaspard n’avait pas imaginé ce dramatique événement. Ils correspondaient bien à ce que le père de Luna lui avait décrit. Bien que ce fût dans une situation absurde ou délirante, il n’en demeura pas moins que le jeune soldat en avait acquis les détails. Comment avait-il fait pour communiquer avec cet homme qui était peut-être mort depuis longtemps, pendant qu’il était dans le coma en Algérie ? Marcel et Luna, n’étaient-ils pas des avatars venus du passé ? Dans quel monde évoluaient-ils ?

Désormais, Gaspard, convaincu de la véracité des faits, pouvait questionner Sélène sur son passé sans qu’elle le prenne pour un psychotique ; mais il allait lui falloir prendre bien des précautions, bien des pincettes et de toutes les tailles. Sous son apparence joyeuse et délurée, dans le fond, elle devait être fragile comme de la soie.

Mireille ne manqua pas d’interroger Gaspard sur les raisons qui l’avaient poussé à s’intéresser à cette vieille affaire. Le garçon lui répondit assez vaguement et pas tout à fait honnêtement : « J’ai fait un cauchemar dans lequel une petite fille se noyait près de chez nous. Dans ce rêve, tu me disais qu’il fallait que je la sauve. » Sa mère lui répondit qu’à l’époque, ils (elle et Félix) avaient discuté du drame à table, devant lui, qui n’était âgé que de six ans et qu’il s’était mis à pleurer et demeurait inconsolable jusqu’au coucher. Ils s’en voulurent aussitôt d’avoir heurté la sensibilité de leur enfant avec ce sordide fait divers. Madame Lechat s’étonna quand même que Gaspard en ait gardé un aussi vif souvenir.

Sélène arriva sur le coup de midi pour le déjeuner, elle était en décontracté, à l’aise dans ses baskets, son maillot marin et sa sempiternelle salopette en jean. Au cours du repas Félix allait involontairement aider son fils dans ses investigations : « Gaspard, dis-moi… Ta mère m’a dit que tu étais revenu tout à l’heure sur ce qui s’était passé en 1946… La noyade de la gamine… Ça te travaille encore cette histoire ? » Embarrassé, Gaspard remarqua la réaction de Sélène : elle s’était figée, son visage soudain avait blêmi. Cependant, cette attitude pétrifiée ne lui dura qu’un bref instant. Son joli minois reprit aussitôt sa fraîcheur et sa mobilité. Il était certain désormais que sa future fiancée était partie prenante du drame qui s’était joué autour du puits. Il ne restait plus qu’à découvrir sa véritable identité.

Gaspard répondit à son père comme il avait répondu à Mireille : « Oh, tu sais, j’ai fait un rêve à ce sujet… Je voulais juste en savoir un peu plus, c’est sans importance. On a dit que l’une avait poussé l’autre… Mais est-ce qu’on en est sûr ? » Félix lui répondit qu’il y avait eu un témoin fiable, point final. Sélène entreprit de détourner la conversation en proposant de faire visiter son appartement aux parents de son Gaspard adoré. Ils trouvèrent l’idée excellente et tout le monde se retrouva rue du Rhin.

Plus tard, Gaspard interrogea sa petite amie en revenant sur la discussion, autour du fait divers de la rue Lepic :

—Tu la connaissais cette histoire de gamine tombée dans un puits ?

Sélène hésitante :

—Oui… J’en ai entendu parler quand j’étais petite… Mais c’est loin, je me souviens plus très bien.

—Ma mère m’a dit qu’à l’époque, j’en avais fait des cauchemars…

—Ah bon ? Tu étais sur place ? coupa Sélène.

—Non, mais mes parents en avaient parlé à table devant moi. Ça m’avait sûrement un peu traumatisé… Bon, n’en parlons plus, je voudrais pas t’embêter avec cette histoire.

—Je ne sais pas qui m’a parlé de ça, continua Sélène, j’en ai peut-être entendu parler quand j’étais chez mes parents…

—Tu ne les vois plus du tout alors… risqua Gaspard.

—Non, mon père, je le voyais très peu et ma mère me détestait… Elle me mettait des choses horribles sur le dos. Je ne pouvais plus supporter sa méchanceté. J’ai fini par faire une fugue et du coup, ils m’ont confiée à des amis, heureusement sinon ça aurait mal fini ! C’est mon père qui a financé toute mon éducation…

—Tu les connaissais bien ses amis ?

—Les Dupuis ? Edmond et Catherine… Je les connais depuis toujours…

—Ils s’appellent Dupuis comme toi ? Demanda le jeune homme intrigué.

—Eh ben… En fait, je t’avais dit que je m’appelle Dupuis, c’est bête, je ne sais pas trop pourquoi, souvent, j’utilise leur nom, un peu comme si c’était ma vraie famille… Ils n’ont pas d’enfant et du coup, ils me considèrent comme leur fille. En réalité, je m’appelle Sélène Legrand, Legrand comme mes parents… Évidemment. J’avais oublié de te le dire, excuse-moi.

—C’est pas grave… Et donc ton père ? Qu’est-il devenu ? questionna Gaspard. Bien qu’il connût le destin tragique de Marcel —Enfin, bien qu’il se doutât de son destin tragique— il voulait en avoir la confirmation.

—Mon père en réalité… Il est mort dans un accident de la route. Ma mère s’est « remise » immédiatement avec un type, genre crâneur… Je l’aimais vraiment pas ! Et donc lui et ma mère, je les vois plus du tout. Je les inviterai même pas à mon mariage !

—À notre mariage ! corrigea Gaspard.

—Oui mon amour… À notre mariage ! précisa-t-elle en se faisant câline comme une petite chatte.

—Écoute Sélène, je suis désolé d’apprendre tout ça, tu n’as pas eu une vie facile jusque-là…

—Mais tu sais avec Edmond et Catherine, je suis parfaitement heureuse, se défendit Sélène, c’est comme des vrais parents. J’aimerais te les présenter, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée…

—Mais pourquoi Sélène ? Au contraire, c’est une occasion de mieux se connaître. Je voudrais connaître tant de choses sur toi…

—Écoute, il y a un truc que je ne t’ai pas dit… La jeune fille hésita longtemps avant de se livrer.

—J’avais une sœur jumelle… Elle est morte… D’une façon horrible… Quand on était petites.

Gaspard serra les mains de Sélène et la fixa dans les yeux avec beaucoup de douceur. La jeune fille continua :

—C’est elle qui est tombée dans le puits… La pauvre Sélène s’effondra en sanglot, la tête enfouie dans l’épaule de son compagnon, ce dernier savait ce qu’elle allait dire, elle continua entre deux sanglots, véhémente, en criant presque :

—On a dit que c’est moi qui l’avais poussée… Mais ce n’est pas vrai ! J’adorais ma sœur ! Pourquoi j’aurais fait ça, hein ? C’est le cantonnier qui a dit ça ! Et tout le monde l’a cru ! Et depuis toute ma famille me déteste ! Je n’ai pas pu tuer Luna ! Tu me crois mon Gaspard ? Hein ? Tu me crois ? À genoux, elle cria en détachant les mots : JE N’AI PAS TUE LUNA !

Le jeune homme fut soudain désarmé devant la détresse de Sélène, il la serra dans ses bras, puis il prit dans ses mains son visage baigné de larmes, il l’embrassa et lui souffla à l’oreille pour la rassurer :

—Oui, je te crois mon amour. J’ai la conviction qu’il s’est passé autre chose. On va chercher et on va trouver !

Elle leva ses yeux rougis vers le garçon et son regard soudain rempli d’espoir brilla intensément :

—Il faut qu’on retrouve ce cantonnier… C’est lui la clé du problème ! Je dois savoir ce qui s’est réellement passé sur ce puits !

Décidément, Sélène était une fille pleine de ressources, elle ne se laissait pas abattre bien longtemps. Déjà, elle était remontée sur son fier destrier et repartait à la bataille… Le brave Gaspard allait devoir suivre son rythme.

Le jeune homme se sentit beaucoup plus serein maintenant qu’il savait que cette histoire avait réellement existé, qu’elle n’était pas une construction mentale ni une hallucination. Néanmoins, il aurait de son côté un autre mystère à résoudre : pourquoi et comment connaissait-il les protagonistes de ce drame qui ne le concernait pas ? On verrait plus tard, priorité à Sélène.

Gaspard passa sa permission chez sa promise. Tous deux établirent un plan d’action pour retrouver ce fameux témoin. Un cantonnier à la ville de Paris, ça devait se retrouver sans trop de mal, les ouvriers municipaux ayant un statut de fonctionnaire, changent rarement d’emploi au cours de leur carrière. En général, ils montent en grade là où ils ont commencé. Donc, ce monsieur qui travaillait sur le secteur de la rue Lepic à l’époque, même s’il était à la retraite, devait encore figurer sur les registres de la ville. Pour la jeune juriste, ce serait un jeu d’enfant de retrouver sa trace. Du moins, s’il était encore en vie.

La permission de Gaspard ayant pris fin, il réintégra son régiment pour la semaine, si tout allait bien, il serait de retour le vendredi soir. De son côté, après son travail, Sélène entreprit de parcourir les registres des employés de la ville. Pour ce faire, elle allait devoir se déplacer jusqu’à leur dépôt, ou alors à la mairie du 18e, pour enquêter sur place. Ça ne faisait pas peur à la jeune fonctionnaire.

Comme elle pouvait se déplacer dans Paris pour travailler sur ses dossiers avec les bailleurs, les locataires et autres assureurs, cela ne lui fut pas difficile de se ménager un peu de temps pour se rendre à la mairie, place Jules Joffrin. Elle y dénicherait sûrement des informations qui pourraient être utiles. Elle fut reçue très courtoisement au service du nettoiement. C’était une femme qui avait la charge de ce service, ce qui n’était pas courant. Elle avait dans la cinquantaine et semblait très coopérative. Sélène lui expliqua qu’elle recherchait un cantonnier qui était de service telle date et tel lieu et qui avait été témoin d’un accident. Quand Sélène l’informa qu’elle travaillait aussi pour la ville, la dame lui proposa de se joindre à elle pour compulser les registres. Ensemble elles gagnèrent du temps.

Elles notèrent soigneusement les noms des cantonniers qui avaient travaillé dans le secteur de la rue Lepic à Montmartre en 1946. Ils étaient une bonne trentaine (sur plus de mille agents du nettoiement dans Paris). Ça faisait quand même pas mal de monde à retrouver. Une dizaine était à la retraite, l’un d’eux était mort, mais le reste continuait d’exercer vaille que vaille dans le même quartier.

Un nom finit par émerger des listes : Maurice Évian. Il était à la retraite et demeurait dans le 18e arrondissement, rue Montcalm. Les deux femmes satisfaites, se félicitèrent de leur découverte. Sélène prit congé de la sympathique responsable et retourna à ses dossiers en imaginant le face-à-face avec le retraité. Serait-il coopératif ? Allait-il l’envoyer promener ? Comment aborder le sujet avec cet homme ? La présence de Gaspard à ses côtés lors de cette rencontre lui serait un grand réconfort. En tout cas, elle était bien décidée à le cuisiner en cocotte ce Maurice Vian… Évian !

Sélène attendit avec impatience le retour de permission de Gaspard. Le cantonnier étant à la retraite, le couple pouvait profiter du samedi pour aller le rencontrer, en semaine la présence du jeune appelé aurait été impossible. La jeune fille le prévint sur son téléphone portable qu’elle avait déniché son oiseau rare. Enfin, le jour J arriva, nos deux détectives en herbe se retrouvèrent rue Lepic puis se dirigèrent à pied vers la rue Montcalm, cette dernière n’étant pas très éloignée.

—J’espère que ça va bien se passer… Pourvu que ça soit pas un vieux con bourré ! Souffla Sélène.

—Moi aussi… On verra bien.

—Tu es toujours en uniforme ? Tu as de l’allure avec ton béret…

—On doit porter la tenue de sortie même en permission… Tiens, on arrive. C’est quel numéro ?

—Le 13… Ça porte bonheur. Sélène comptait beaucoup sur cette entrevue.

La porte d’entrée donnait directement sur la rue. Ils sonnèrent puis après un long moment l’homme apparut sur le seuil. Sur un ton peu amène, il demanda ce que les deux jeunes gens lui voulaient. Sélène, impressionnée par la haute stature du monsieur, d’abord, le salua puis lui répondit très courtoisement : « Monsieur Évian, nous cherchons des renseignements à propos d’un fait divers dont vous avez été témoin… Il y a de cela quinze ans… Est-ce que vous vous en souvenez ? Ça s’est passé rue Lepic, dans le parc… »

Maurice Évian marmonna qu’en effet, il se souvenait de cette histoire. Ce qu’il a vu de la scène tenait en peu de mots. Les enfants, deux fillettes et un petit garçon chahutaient autour d’un puits, ils se poursuivaient tout autour et l’une des gamines a sauté sur la margelle, la deuxième est montée à son tour et à l’aide de sa main droite, elle a poussé la première en appuyant derrière son épaule… Ou en haut de l’épaule… Il ne savait pas trop… Son angle de vue l’empêchait de détailler plus précisément la scène. Suite à ce geste, la malheureuse a été précipitée au fond du puits.

Gaspard prit la parole pour revenir sur un détail du récit du cantonnier : « Monsieur, vous avez évoqué la présence d’un petit garçon près du puits, vous pouvez nous en dire plus ? Il jouait avec les filles ? » Le retraité avait l’air embarrassé, il ne savait pas si le gamin jouait avec elles ou s’il était simplement présent près d’elles. Tout ce qu’il avait retenu, c’est que le gosse était en partie caché par les filles quand la petite est tombée et qu’il ne pouvait pas voir ce qu’il faisait à ce moment-là, quand il est arrivé en courant pour secourir la fillette, le petit garçon, n’était plus là… Alors, surtout préoccupé par la chute de l’enfant, Maurice Évian ne s’est plus soucié de lui. Il n’avait pas pensé à en parler aux enquêteurs de l’époque… Il ne se rappelait même pas de son apparence, à part qu’il portait un costume marin… Il conclut que, quoi qu’il en soit, le seul responsable du drame était l’un des jardiniers qui avait négligé de remettre le couvercle sur l’orifice du puits.

Ayant déroulé sa version des faits, Maurice Évian demanda aux deux jeunes gens pourquoi ils étaient venus le questionner sur cette vieille affaire. Sélène lui répondit laconiquement : « La petite fille qui est tombée était ma sœur jumelle. Je suis celle que vous avez accusé de l’avoir poussée. Au revoir monsieur. » Le vieux cantonnier se défendit en disant qu’il n’avait dit que ce qu’il avait vu, mais que peut-être il avait mal vu… Les deux amoureux le laissèrent sur le pas de sa porte et prirent la direction de la rue Lepic.

—Je pense qu’on devrait raconter tout ça à mes parents… Ils pourraient peut-être nous donner des conseils, tu crois pas Sélène ? La jeune fille craignant que Félix et Mireille la prennent pour une instable ou pire pour une névrosée, tout d’abord réfuta l’idée de son compagnon :

—Ils vont penser que je suis une psychopathe ! T’as pas d’autre idée Gaspard ?

—Tu sais, ils ne sont pas si fermés que ça… Et ils sont loin d’être stupides…

—C’est pas ce que j’ai voulu dire, mais tu sais, les cas comme moi… Les gens se détournent… Ça leur fait peur…

—Fais-moi confiance, ils feront tout leur possible pour nous aider.

—Tu as dit « nous aider » alors que c’est moi qui suis concernée… remarqua Sélène.

—Tout ce qui te concerne maintenant me concerne mon bijou !

—Je t’adore ! lui glissa-t-elle à l’oreille.

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