LA VIE A DEUX

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On ne vit pas forcément très mal avec une psychose, surtout si on doute de sa réalité. En tout cas Gaspard s’en était bien accommodé. Il aimait son métier, sa femme, il venait de convertir son permis de conduire militaire en permis civil. Son père avait remplacé sa DS 19 de 1956 par une DS 21, qui était une voiture tout aussi étrange, mais plus cossue. Il voulut offrir sa précédente DS à son fils qui, trouvant cette auto trop bourgeoise, la refusa. Il lui préféra la deux chevaux Citroën, voiture populaire par excellence, qui correspondait mieux à son profil et à ses futurs engagements. Accompagné de Sélène, il se rendit dans un garage pour acquérir un modèle d’occasion pas trop ancien. Il y avait une deudeuche gris clair, quasi-neuve qui leur tendait les bras, ou plutôt les portières. Ils repartirent donc avec cette « roulante aberration » comme la qualifia Boris Vian dans « La belle époque ». Sélène décida sur le champ de passer son permis de conduire. Plus tard, elle s’offrirait une Renault Floride cabriolet, d’un éclatant rouge vif.

En s’installant au volant de la deux chevaux, Gaspard remarqua un objet brillant collé sur ce qui servait de planche de bord. Son épouse le remarqua également :

—Regarde Gaspard, il y a une petite tour Eiffel ! On dirait un porte-bonheur…

—Tiens donc… En effet, ça doit en être un… Exactement la même qu’on cherchait dans ma chambre, tu te souviens ?

—Oh ! Ça… Oui, je m’en souviens, j’ai cru que tu allais faire une syncope !

La petite tour était en tous points semblable à celle qu’il avait posée sur sa table de chevet et qui avait mystérieusement disparu. Il resta un moment songeur, qu’avait donc ce bibelot inoffensif, à obstinément croiser son existence ? Il se convainquit qu’il devait y avoir des centaines, voire des milliers de petites tours semblables qui se promenaient dans la capitale, et que celle qu’il avait en face de lui en faisait partie.

—C’est dans une 2cv que mon père s’est tué… Annonça soudainement Sélène alors qu’ils rentraient rue du Rhin.

—Oui… C’est vrai. La voiture n’y était pour rien… Gaspard s’interrompit, conscient qu’il allait faire une gaffe.

—Qu’est-ce qui te permet de dire ça ? Tu peux pas savoir… Le jeune homme corrigea illico :

—Je voulais dire que les accidents sont dus aux conducteurs… La plupart du temps...

Il avait entendu Luna et son père parler de l’accident quand ils étaient dans le souterrain, c’est ainsi qu’il avait appris la cause de la collision. La voiture de Marcel, qui avait dévié de sa trajectoire, s’était écrasée contre un camion dont le chauffeur n’avait pu l’éviter.

—Mon père est mort jeune, il n’a pas eu vraiment de chance. Entre la mort de ma sœur et l’infidélité de ma mère… Parfois, je me demande si le drame était vraiment accidentel… En plus de ça, moi je comptais pas beaucoup pour lui.

—Mais si Sélène ! Tu comptais beaucoup pour lui… Plus que tu imagines, rétorqua Gaspard, encore une fois sans réfléchir.

—Arrête de parler comme ça ! On dirait que tu le connaissais. Ça me met mal à l’aise.

—Excuse-moi ma chérie, mais je veux croire que cet homme avait quand même envie de vivre. Je sais pas pourquoi… (En réalité Gaspard le savait très bien).

—Peut-être… Il était trop lointain. T’y crois toi Gaspard, à l’au-delà ?

—Pourquoi on dit « l’au-delà » ? On devrait dire « L’en deçà » puisqu’on met les morts sous la terre.

—Tu fais de l’esprit mon amour, l’âme s’envole vers l’au-delà… Les corps restent, mais les esprits montent vers le ciel ! Répliqua Sélène.

—Je ne crois pas. Tout descend, c’est la loi de la gravité. J’admets qu’il reste quelque chose de l’esprit, mais seulement si on n’oublie pas les gens qui nous ont quittés. Une fois qu’on les a oubliés, ils meurent définitivement.

—Tu crois vraiment ce que tu dis ? Tu es inquiétant parfois…

—Où sont les tombes de Luna et de ton père ? Interrogea Gaspard.

—On a un caveau au Père-Lachaise, famille Legrand... Il y a mes arrière- grands-parents et le père de papa. Il y a longtemps que je m’y suis rendue. On pourrait aller les voir ?

—J’allais te le proposer. C’est un lieu de promenade intéressant, j’ai déjà visité le cimetière du Père-Lachaise… Un jour de pluie et de brouillard… On ira quand il fera beau. J’aimerais rendre hommage à ton père et à Luna. Il faut qu’on pense à eux.

—C’est gentil de ta part, même si tu ne les as pas connus. Répliqua Sélène.

Gaspard se garda de répondre quoi que ce soit. Bien sûr qu’il les avait connus ; et plus que n’aurait pu le croire sa jeune femme.

Du coup, comme il faisait beau, ils s’arrêtèrent chez un fleuriste et se dirigèrent vers la rue du repos dans le 20e arrondissement, où se trouvait le plus célèbre cimetière de Paris. Celui-ci a été ouvert en 1804 pour remplacer le cimetière des innocents, détruit pour faire de la place et dont les ossements des défunts ont été soigneusement entassés dans les catacombes.

La tombe des Legrand était un sinistre mausolée de ciment gris, fermé par une grille rouillée, dont le grincement à l’ouverture indiquait que l’endroit était rarement visité. Cependant, au fond du sépulcre, quelqu’un avait scellé un cadre avec la photo déjà jaunie de la petite Luna. En dessous, une plaque de laiton terni témoignait de sa courte existence. « Luna Legrand 1940-1946 ». Gaspard reviendrait quelques jours plus tard pour astiquer et faire briller la plaque de la petite fille. Dès lors, ce serait lui qui se chargerait de l’entretien de l’endroit.

—C’est mon père qui a posé le cadre et la plaque. Précisa Sélène. Depuis sa mort, il n’y a plus personne qui s’occupe de la sépulture, sauf mon oncle Pierre-Louis, de temps en temps… Rarement. Peut-être ma mère aussi, je ne sais pas.

—Et toi ? Tu ne viens pas ?

—Parfois, mais tu sais, ça me fait plus de mal que ça leur fait du bien.

—Ne dis pas ça, nos morts ont besoin de nous. Répliqua Gaspard.

—Quand ils sont montés au ciel, ils ne sont plus à notre charge, quelqu’un d’autre s’occupe d’eux. Répondit Sélène avec une moue dubitative.

—Je ne crois pas à ce « quelqu’un d’autre ». J’ai fait mon catéchisme, mais je crois à d’autres valeurs. Je crois que c’est à nous-même, de nous prendre en charge, collectivement. Tu sais ? Je me suis syndiqué à la CGT la semaine dernière.

—Décidément, on n’est pas sur la même longueur d’onde, spirituellement parlant... Rétorqua la jeune femme, moi j’ai besoin de me savoir protégée en haut lieu !

—Laisse tomber le haut lieu. C’est moi maintenant qui doit te protéger. Lui répondit son époux un tantinet présomptueux.

—En tout cas, c’est pas parce que je ne vais plus à la messe que je vais devenir communiste, moi. Conclut Sélène, quelque peu agacée par les propos de son mari.

C’était leur première vraie confrontation d’idées. Ils se rendirent compte tous les deux qu’ils étaient d’opinions diamétralement opposées et que pourtant, ils s’aimaient quand même. Mais à terme, cela ne mettrait-il pas leur relation en danger ? Quand on commence à se chicaner sur des questions de fond, est-ce que tout n’est pas déjà perdu ? Comment serait-il possible de recoller des morceaux qui ne s’emboîtent plus ? Gaspard tenait trop à Sélène, il remisa la question sous le boisseau. Ces deux-là continueraient-ils leur chemin, toujours main dans la main, mais sans plus jamais échanger ni confronter leurs aspirations spirituelles ? Serait-il peut-être là, leur drame ?

—On est tout juste mariés, on va pas commencer à s’engueuler, hein Gaspard ? S’inquiéta Sélène.

—Non, bien sûr que non mon amour. Répondit le pauvre Gaspard. Voilà, fermez le ban.

Quelques jours passèrent. Par un jour pluvieux, bien parisien, un jour gris comme les toits de la capitale, Gaspard allait de plus en plus souvent se recueillir devant le mausolée des Legrand. Il avait emporté de quoi nettoyer la plaque de Luna. Progressant par les allées de pavés rendus glissants par la pluie, il avait la gorge plus serrée que d’habitude. Depuis un moment, même s’il ne voulait pas se l’avouer, il avait compris que son couple, sans être moribond, n’était pas aussi bien portant qu’il l’avait cru. Il s’assit sur une tombe de granit face au mausolée. La tête dans les mains, il s’interrogea sur le sens de sa relation avec une femme qui ne voulait vivre que pour eux deux, exclusivement. Le cœur serré, il se rappela ses rencontres souterraines, il revit Luna, son père ; il eut soudain envie de repartir, de quitter la surface et de ne plus jamais revenir. Il pensa à ses parents, ses chers petits-bourgeois… Alors Gaspard chassa ses funestes pensées et se résolut à continuer sa vie près des siens, mais un peu décalé, dans son propre univers…

Le soir, après le travail, Gaspard rentrait tranquillement à la maison pour souper et passer la soirée avec Sélène. La jeune femme avait l’habitude de rentrer tard. Pour mettre à profit ce temps disponible, Gaspard potassait des manifestes de la CGT ou du parti. Il se bourrait le crâne de rhétorique communiste et de théories marxistes en ignorant volontairement, par exemple, les purges staliniennes... Gaspard s’abrutissait en quelque sorte, certainement pour masquer un pressentiment qui planait sur lui comme une longue cape noire. Après qu’il eût abordé une nouvelle fois avec Sélène la question de former une vraie famille avec un enfant et que cette dernière se fût encore dérobée, prétextant qu’il serait bien temps plus tard, qu’elle n’était pas prête... enfin, il y avait mille et une raison pour qu’elle ne veuille pas tomber enceinte. Gaspard comprit qu’il ne serait jamais papa. Dans ces conditions, il y avait peu de chances qu’il renonce à ses promenades au Père-Lachaise.

Et puis un soir :

—Hein, qu’on peut vivre sans enfant mon Gaspard ? Hein ? Dis-moi qu’on peut être heureux comme ça, tous les deux… Toute la vie…

—Bien sûr Sélène, bien sûr qu’on peut. Répondit Gaspard, le regard absent.

—Tu vas pas me quitter hein ? Des enfants y en a déjà plein partout. Pourquoi en faire plus ? La voix de Sélène était presque plaintive : moi, je me sens pas à la hauteur, j’ai pas l’instinct… Je sais même pas ce que c’est qu’une mère…

—Non… Je ne vais pas te quitter. Tu comptes plus que tout pour moi. On va adopter un chat.

Les parents de Gaspard sentirent que quelque chose n’allait pas chez leur fils. Ils commençaient à vieillir et se désolaient de ne pas être encore grands-parents. Les deux merceries étaient toujours rentables, mais l’arrivée des grandes surfaces, à l’orée des années soixante-dix annonçait le déclin inexorable des petits commerces. Prudents, ils vendirent la boutique du boulevard Beaumarchais pour se recentrer sur celle de la rue Lepic. Malheureusement, leurs fidèles clients, au fil des années se firent de plus en plus rares, ils délaissèrent la boutique au profit des allées des supermarchés. Lorsque la mercerie ne fut plus fréquentée que par quelques vieilles habituées, ils la vendirent et allèrent s’établir en Normandie, près de Honfleur, où ils achetèrent un petit manoir afin d’y ouvrir une pension de famille pour retraités aisés.

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