DANS LES CORDES  (suite)

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Penché sur son épaule, Gaspard suggéra à Luna un début de message :

— On pourrait lui dire : « Bonjour Sélène, je suis avec Gaspard, on t’écrit un petit mot car on a besoin de ton aide. Papa a sombré dans l’oubli et il faut que tu retrouves des gens qui pourraient se souvenir de lui… »

— C’est trop direct, coupa Luna, il faut qu’on lui explique où on est, pourquoi papa est tombé dans l’oubli… Sinon, elle va croire qu’elle a perdu la tête ! Il faut faire un vrai plan :

« Je suis avec Gaspard, dans un autre espace-temps, mais on peut te voir. Papa était avec moi, mais comme personne ne se souvenait de lui, il a disparu dans une dimension inaccessible pour nous. Pour qu’on le récupère, il faut que tu trouves un moyen afin que le plus de monde possible se souvienne de lui. On ne peut pas communiquer longtemps. Il faut qu’on se donne rendez-vous pour qu’on puisse lire ta réponse, sur ton écran. Ne crains rien, je te donnerai d’autres détails la prochaine fois. Donne-nous seulement une date et une heure. On sera là. Ta sœurette qui t’aime ».

— On sait même pas si on va le retrouver comme ça…

— C’est vrai, mais il faut bien tenter quelque chose, rétorqua Luna, on verra bien, après tout.

Les amoureux rectifièrent légèrement la tournure de leur chef-d’œuvre littéraire, puis validèrent le texte dans la nouvelle interface trans-dimensionnelle.

— Je vais aller villa Léandre. Si son ordi est allumé, mon scanner détectera la fréquence de son Bluetooth et je pourrai envoyer le message.

— Je pourrai venir avec toi ?

— Je sais pas… Je vais me poster chez elle et attendre dans un coin. On n’a pas besoin d’être deux, on risquerait de provoquer des perturbations dans son environnement. Elle pourrait avoir la trouille… Je me souviens de mon premier contact avec elle, c’était chaud…

— Comme tu veux, ma chérie, j’espère que tout va bien se passer. S’inquiéta Gaspard.

— Au fait… Tu es au courant qu’elle s’est remariée avec ton ami Adrien ?

— Euh... Non. Tu me l’apprends à l’instant. Comment tu l’as su ?

— Je sais tout de Sélène. Je suis un peu son ange gardien… J’aurais pas dû t’annoncer ça aussi brutalement… Regretta Luna.

Gaspard s’était rembruni, de toute évidence, il avait encore des sentiments pour sa veuve, mais il ne chercha pas à commenter la nouvelle que venait de lui asséner Luna. Il tenait à elle aussi. Son dilemme était toujours d’actualité ; profil bas, donc. Gêné, le garçon reprit, oscillant d’une jambe sur l’autre :

— Je vais t’accompagner chez eux, par curiosité…

— C’est pas une bonne idée, mon Gaspard.

— Je veux juste les voir, comment ils sont ensemble, c’est tout.

— Bah, c’est un vieux couple… Luna se voulut rassurante : pour eux, le temps passe pas à la même vitesse que pour nous. Te tracasse pas.

Néanmoins, une légère inquiétude assombrit furtivement le regard clair de la jeune femme. Son petit cœur se serra imperceptiblement.

***

Le couple, qui n’était pas monté en surface depuis plusieurs mois, fut surpris par l’aspect des gens qu’il croisait. Ils avaient l’air harassé et marchaient lentement le long des rues. Ils faisaient tout à fait penser à des zombies de cinéma. La sécheresse faisant son œuvre, la poussière recouvrait toute la ville ; les piétons se faisaient rares dans cette ambiance délétère. Nos deux amis, qui ne pouvaient ressentir, ni le froid ni la chaleur, en observant l'environnement, se rendaient parfaitement compte que la température ambiante était anormalement élevée. Le ciel lourd et jaunâtre ajoutait sa note désespérante à l’angoissant tableau qui s’offrait à eux. En cette journée estivale, il aurait dû faire un temps azuréen, mais l’atmosphère sinistre laissait présager des jours redoutables pour les humains comme pour les animaux, et le règne végétal ne serait pas en reste.

Luna et Gaspard se jouèrent sans difficulté du lourd portail de bois qui protégeait l’entrée de l’immeuble d’Adrien et Sélène. La cour qui, peu de temps auparavant, était encore un havre exubérant où abondaient de multiples et luxuriantes espèces végétales, avait cédé la place à une morne broussaille aride et desséchée. Les oiseaux parleurs s’étaient tus définitivement, les hérissons et les tortues avaient disparus. Il ne restait que quelques chats assoiffés, cherchant en vain un peu d’eau au fond des gouttières.

— Ils habitent là, au rez-de-chaussée, y a le solex de Sélène, elle est sûrement chez elle…

— J’ai trop peur de les revoir, avoua Gaspard un peu honteux, je vais peut-être t’attendre dehors…

— Bouge pas de là, je vais aller voir, je reviens tout de suite.

La petite aventurière s’introduisit le plus discrètement possible dans l’appartement de sa sœur. Elle fit le tour des pièces mais elle ne rencontra personne. La chambre à coucher était bien rangée, le lit conjugal fait au carré. On se serait cru dans une chambre d’hôtel. Cette pièce était froide et impersonnelle. Elle continua son inspection et découvrit le bureau où se trouvait l’ordinateur du couple. Il était éteint, malheureusement l’interface dont elle s’était équipée ne pouvait agir physiquement sur la machine. En tous cas, pas pour l’allumer. Elle allait devoir attendre que quelqu’un appuie sur le bouton.

Luna sortit brièvement dans la cour pour prévenir Gaspard du contre-temps. Ce dernier en fut quelque peu soulagé. Il entreprit de continuer la visite de son ancien quartier. Tout avait changé… Il ne reconnaissait plus grand-chose, les rues de sa jeunesse se perdaient dans une brume inquiétante et nauséabonde. Le pauvre garçon en était tout retourné. Sans s’attarder, il redescendit se réfugier dans les profondeurs de Montmartre.

Pendant ce temps, sa petite amie avait repris sa garde dans l’appartement. Pour s’occuper, elle contemplait des photos de famille épinglées sur un tableau de liège. Aucun cliché de Sélène enfant, ni de Luna, ni de leurs parents. À part celles de ses mariages avec Gaspard puis Adrien, il n’y avait que des prises sans intérêt, réalisées lors de repas festifs avec des amis. Luna se désola d’un tel manque d’intérêt familial.

La porte d’entrée s’ouvrit sur les occupants de l’appartement. Bien sûr, ils ne remarquèrent pas la présence de Luna. Celle-ci observait le couple d’arrivants avec attention. Sélène portait un tailleur chic, bleu marine, de coupe très classique, Adrien lui, chose rare pour cet ancien syndicaliste, avait revêtu un costume gris foncé, plutôt démodé. Il avait quand même mis une cravate noire à liseré gris. De toute évidence, les époux Leriche revenaient d’un enterrement, peut-être d’un ou d’une amie… Comme si la sécheresse ne suffisait pas, un redoutable virus commençait à décimer une population déjà bien affaiblie, les inhumations se succédaient à un rythme alarmant.

La journée touchait à sa fin et la chaleur étant devenue intolérable, Sélène et Adrien se débarrassèrent de leur tenue de deuil pour se vêtir confortablement d’une simple tunique de lin blanc. Luna, qui était tout près d’eux dans le salon, s’assit en tailleur et attendit la suite des événements. Le couple avait visiblement l’intention de se détendre un moment en sirotant un verre de jus d’orange bien frais. L’intruse les dévisagea tout en écoutant leur conversation. Sélène avait beaucoup vieilli, mais gardait toutefois, une admirable dignité ; quant à son époux, il conservait sa ressemblance avec Léonard de Vinci, mais ses traits accusaient une grande fatigue. « Peut-être était-il souffrant ? » S’interrogeait Luna. Le couple entama une discussion de circonstance, sur la vie après la mort :

— Adrien… ? Tu crois qu’il y a quelque chose après la mort ? Je me pose de plus en plus la question… C’est désespérant de se dire que tout s’arrête définitivement…

— Tu connais mes idées sur ce sujet mon amour. Pour moi, après la mort, c’est le néant. C’est fini… Il faut vivre sa vie au présent, sans rien attendre de plus. Il n’y a pas d’extra-ball, quand on est mort, on se décompose et on retourne à la terre. Même si on a été incinéré. Les cendres s’envolent et retombent pour fertiliser la terre et le cycle de la vie continue. Voilà ce que je pense Sélène. On en avait déjà parlé, tu te souviens ?

— Ah oui, ça, je m’en souviens bien. Gaspard me faisait exactement la même réponse… A chaque fois, ça me démoralisait complétement. Moi, je veux pas que ça soit comme ça ! Je veux un paradis, un vrai paradis pour tout le monde. Que même les mauvaises personnes puissent se racheter. Je sais, je suis une vieille idiote idéaliste… J’espérais que tu avais évolué un peu sur le sujet…

— Non, tu n’es pas idiote. Tu es une personne magnifique, ton rêve d’idéal parle pour toi. C’est pour ça que je t’aime… Ne change jamais.

— Et toi tu es trop cartésien. Tu te prives de rêver. Tu vois, à nos âges, on approche de la fin, je crois que c’est le moment de rêver… Ou d’espérer.

Pendant qu’elle les écoutait, Luna bouillait d’intervenir dans leur débat, elle avait tant à dire sur le sujet ! « Ils vont en faire une tête quand ils vont lire mon message ! » pensa-t-elle en s’esclaffant intérieurement.

Finalement Sélène alluma son ordinateur ! C’était un vieux coucou qui prenait son temps pour démarrer. D’un geste bref, Luna lança son interface trans-dimensionnelle, celle-ci commença alors à scanner les fréquences Bluetooth du PC de sa jumelle. L’écran enfin, afficha la page de son réseau social habituel, alors Luna appuya sur la touche « Envoi » de son appareil. Le message s’afficha en gros caractères blancs sur le fond bleu du moniteur.

***

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