LE PUITS (1/3)

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Alors que Gaspard s’apprêtait à effectuer sa promenade matinale dans les galeries, Marcel, qui le guettait, l’interpella :

— Où vas-tu comme ça de si bon matin mon Gaspard ? Tu accepterais un peu de compagnie ? J’ai envie de marcher un peu, moi aussi.

— Ok Marcel, je me promène pour me détendre, j’en profite pour observer certaines choses, par-ci par-là, des trucs un peu étranges, qu’on peut pas voir sans faire attention…

— Ah oui ? Il est vrai que la solitude permet la méditation et la concentration. Deux choses nécessaires à l’observation… Eh bien Gaspard, je parcours également les souterrains à mes heures. Et c’est en revenant de « l’oubli », que j’ai, moi aussi, remarqué certaines choses assez étranges…

— Qu’avez-vous remarqué ? S’enquit Gaspard.

— Par exemple, certains jours, à certaines heures, tout en haut d’un vieux puits abandonné, apparait un disque de lumière bleue. C’est à une heure de marche d’ici…

— Ah oui ? Je l’ai vu moi aussi ! répliqua Gaspard, je l’ai vu ce disque, en haut du vieux puits. Mais ça m’a l’air vraiment très haut. Vous savez que j’ai été égoutier…

— Oui bien sûr…

— Ben… Ce disque bleu, je sais ce que c’est, avec l’habitude… C’est le ciel qu’on voit à la sortie. Quand c’est bleu, c’est qu’il fait beau temps. Sinon, on distingue mal, d’en bas. Des fois, on voit rien du tout. Et là, ce qu’on observe, c’est un ciel bleu très pur. Pas du tout le ciel jaunâtre des surfaces.

— Je crois que l’on pense la même chose, Gaspard… Et si on demandait son avis au professeur Hawkins ?

— Vous avez raison, on devrait essayer de l’amener au pied de ce puits, envisagea Gaspard.

Les deux hommes se rendirent sur place, mais en levant la tête, ils ne distinguèrent rien du tout, à part des barreaux rouillés, scellés dans la paroi et qui grimpaient dans le noir total.

— Ou bien, c’est la nuit, ou bien, il y a un tampon sur la sortie, constata Gaspard.

— Nous reviendrons plus tard avec le professeur, nous devrions rentrer. Proposa Marcel.

Sur le chemin du retour, ils bavardaient de choses diverses, mais Gaspard sentait que Marcel avait envie d’aborder un autre sujet, peut-être plus délicat :

— Vous vouliez me parler d’autre chose Marcel ?

— Euh oui, hésita le père des jumelles. C’est à propos de Sélène…

— Oui ?

— Elle vient d’arriver avec son mari et… Comment la trouves-tu ? je veux dire psychologiquement ? Moi, je ne sais pas trop comment l’aborder. Tu sais, je l’avais délaissée et…

— Ne vous en faites pas, coupa Gaspard, je lui ai bien expliqué à quel point vous en avez souffert… Elle a bien compris. Ce qui l’a vraiment éprouvée, c’est qu’on l’ait prise pour la meurtrière de Luna… Ça a été dur à avaler pour elle… Mais tout s’est éclairci… Après une psychothérapie… On a compris ensemble que c’était un accident. Maintenant, elle va bien. Vous pouvez lui dire de vive voix que vous l’aimez toujours… Enfin, arrangez quelque chose comme ça…

— A propos de mon accident… Il faut que je leur avoue quelque chose… Mais ça ne sera pas facile… Hésita Marcel, elles vont me détester…

— Votre accident de voiture ?

— Oui… Je roulais, avec la deux-chevaux… Je songeais à ma femme, Jeanne-Marie, elle venait de m’annoncer son intention de me quitter… Toute ma vie d’un seul coup qui se déchirait… Ça… Plus le drame de mes filles… J’ai eu juste un instant de désespoir… Très court… Mais ça a suffi… J’ai mis un coup de volant, j’ai foncé dans le camion… Je n’aurais jamais pensé en arriver là…

La détresse qui avait poussé Marcel à commettre l’irréparable resurgit, crispant soudain son visage aux traits fins et réguliers :

— Je m’en veux… Si tu savais comme je m’en veux !

—Eh bien, bon courage… Pour leur confesser ça, vous allez en avoir besoin... de courage. Mais il vaut mieux avouer les choses que de laisser pourrir les non-dits. Enfin… Vous voyez ce que je veux dire…

— Parfaitement Gaspard. Je vais suivre ton conseil. C’est promis.

Ils continuèrent leur trajet, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux copains.

***

— Où peuvent-ils bien aller tous les trois, interrogea Sélène, ça fait deux jours qu’ils disparaissent sans rien nous dire…

— J’en sais rien, répondit Luna, ils embarquent le professeur avec eux… Du matériel technique… T’as pas remarqué leurs airs de conspirateurs ? Ils essayent de nous cacher quelque chose…

— On devrait les suivre ! Rétorqua Sélène.

— Bah… Laisse tomber, ils vont bien nous donner une explication, se résigna Luna.

L’explication, c’était que Marcel et Gaspard, accompagnés du professeur, partaient à la recherche d’autres puits pour les comparer à celui qui les intéressait. Hawkins souhaitait en évaluer la hauteur et vérifier les densités de l’air jusqu’à la sortie. Il avait pris un spectromètre pour analyser les variations colorimétriques du disque de ciel visible et les comparer à celles d’autres puits. Les trois compères avaient compris que cet ouvrage était d’une nature particulière.

Luna, adossée contre un muret, discutait avec des membres de la communauté à propos de la tenue d’un petit concert le dimanche soir, avec Frédéric Chopin en vedette principale et Gioachino Rossini en première partie (Ils avaient été invités par Gaspard, qui les avait rencontrés lors d’une visite dans la communauté du Père-Lachaise). Elle ne manqua pas de repérer nos compères qui se faufilaient non loin de son groupe.

— Papa ! Interpella-t-elle, vous manigancez quoi tous les trois ? Vous partez comme ça sans rien dire…

— Ne t’en fais pas ma chérie… Il n’y a rien de spécial… Nous pensons avoir trouvé un… Mais on ne peut rien dire pour le moment.

— On n’a pas le droit d'être informées ?

— Nous voulons en savoir un peu plus, avant de divulguer quoi que ce soit…

Prenant sa fille à part, un ton plus bas :

— Pendant que tu es là… Il faut que je te dise quelque chose… Et à Sélène aussi. On pourrait se voir tous les trois ?

— Tu m’inquiètes papa… On se retrouve chez toi ce soir, si tu veux...

— Oui, ce soir, ce sera très bien.

— Je vais la prévenir. Je te trouve bien mystérieux…

Ils s’éloignèrent, abandonnant Luna à sa conversation.

— Vous voulez que je sois présent Marcel ? Interrogea Gaspard.

— Non, c’est gentil de ta part. Je dois assumer seul. J’espère qu’elles vont supporter ce que je vais leur révéler… Et puis… Il faut que j’aie le courage d’aller au bout… Tout seul.

Anxieux, Marcel attendait les jumelles sur le pas de sa porte. Pour tromper l’attente, il avait mis « Take five » sur son portaphone, mais la musique de Dave Brubeck n’apaisait pas son agitation. Comment allaient-elles réagir à sa confession ? Sûrement très mal, il en était persuadé. Touchées par le courage de son aveu, peut-être qu’elles lui accorderaient leur pardon ? Il avait peur de briser le lien fragile qu’il venait tout juste de tisser avec Sélène, sa pauvre petite fille, qu’il avait laissée seule affronter la vie… D’un coup de volant.

Pourtant, il les avait adorées, ses deux petites poupées ! Identiques comme deux gouttes de pluie, elles avaient toujours encouragé Jeanne-Marie, leur maman, à les vêtir et à les coiffer de la même façon, à tel point qu’on ne les différenciait qu’à grand-peine… Marcel, lui, ne s’y trompa jamais. Le regard de Luna avait ce petit reflet coquin que ne possédait pas celui de sa sœur. Et il savait reconnaître également, au premier coup d’œil, cette légère ironie au coin droit de la bouche de Sélène. Les jumelles, inséparables et admirablement gracieuses, faisaient la fierté de leurs parents. Le destin ne fut pas charitable avec cette petite famille sans histoire.

Enfin, l’attente de Marcel prit fin avec l’arrivée des filles.

A suivre.

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