Le point qui pèse une tonne

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Voilà. C'est moi. Non, pas le titre au-dessus, espèce de lecteur pressé qui lit en diagonale. MOI. Le point. L'unique. L'original. Le définitif. Celui qui vient de poser ses fesses rondes sur cette ligne blanche comme un bouddha obèse sur son coussin de méditation. Une tonne, qu'ils disent. Les imbéciles qui mesurent en système métrique. Je pèse l'extinction de tous les univers fictifs. Je suis le trou noir où vont crever Harry Potter, Frodo Baggins et tous ces héros qui refusent de mourir parce que leurs auteurs sont devenus accros aux droits d'auteur.

Je ricane. Enfin, autant qu'un point peut ricaner. C'est-à-dire que je vibre légèrement sur ma base, imperceptiblement, juste assez pour que l'encre qui me compose frémisse. Une tonne... Noureddine — oui, toi, l'auteur qui te planques derrière ton clavier en prétendant que c'est moi qui cause — tu n'as aucune idée de ce que je transporte vraiment.

« Tu exagères, » me dit l'espace qui me suit comme une groupie transparente.

L'espace. Cette absence prétentieuse qui se prend pour quelque chose. Elle flotte là, juste après moi, invisible et arrogante.

« Sans moi, répond-elle (car c'est une elle, l'espace, ne me demandez pas pourquoi), tu ne serais qu'une tache. C'est moi qui te donne ton sens, qui montre où tu t'arrêtes et où commence le néant. »

« Le néant commence bien avant toi, ma chère, » je rétorque. « Il commence dès que l'auteur pose ses doigts sur le clavier. La page blanche, cette salope immaculée qui nargue tous les écrivains, c'est ton royaume. Moi, je suis le conquérant. Je plante mon drapeau circulaire sur le territoire vierge et je dis : ici s'est passé quelque chose. »

Elle se tait. Elle sait que j'ai raison. La page blanche, parlons-en cinq minutes. Cette pute prétentieuse qui joue les vierges effarouchées ! "Oh, je suis si pure, si pleine de potentiel !" Mon cul rond ! Elle est vide, c'est tout. Un néant rectangulaire qui attend qu'on lui fasse l'amour avec des mots. Et devine qui termine toujours le coït textuel ? Moi. Toujours moi. Je suis l'orgasme typographique.

Mais revenons à mon poids. Ce matin, j'ai terminé un testament. "Je lègue tout à mon chat." Point. Final. Irréversible. Imaginez la tête des héritiers. Imaginez le notaire qui lit ça. Imaginez surtout Mistigri qui s'en branle royalement et qui continuera à chier dans sa litière en plastique made in China. Tout ça repose sur moi. Sur ma petite personne ronde. Si j'avais des épaules, elles seraient voûtées sous le fardeau. Si j'avais un dos, il serait brisé. Si j'avais une âme... mais j'en ai une. Noire, ronde, et lourde d'un milliard de fins.

« Arrête ton cinéma, » grogne une voix grave.

C'est le paragraphe. Ce rectangle prétentieux qui s'imagine indispensable parce qu'il organise. Il flotte autour de moi comme une prison invisible, délimitant mon territoire d'action.

« Sans moi, continue-t-il, tu ne serais qu'un point perdu dans l'océan des mots. C'est moi qui te donne un contexte, une maison. »

« Une cage dorée pour un prisonnier royal. Je préfère ça comme métaphore. »

« Tu te prends vraiment pour un roi ? »

« Je suis le roi de la finalité. Le sultan de la conclusion. L'empereur du game over. Le tsar de la termination. Le calife du clap de fin. Le shogun du shutdown. Le pharaon de la fermeture. Tu veux que je continue ou tu as compris le concept, rectangle de merde ? »

Le paragraphe soupire. Il a l'habitude de mes délires de grandeur. Normal, quand on porte le poids de toutes les fins du monde. Car c'est ça mon job : finir. Terminer. Clore. Achever. Tuer, parfois. Souvent. Toujours, en fait.

"Il est mort."

Voilà. Trois mots et moi. Et soudain, une vie entière s'éteint. Des années d'existence, des souvenirs, des amours, des échecs, des victoires, tout ça réduit à trois mots et un cercle noir. Pas de parade, pas de fanfare, pas de trois petits points suspensifs pour laisser planer le doute. Non. Moi. Sec. Définitif. La faucheuse de l'alphabet.

Les trois petits points... Putain, ces drama queens de la ponctuation ! Toujours à suggérer, à insinuer, à laisser des portes ouvertes. "Peut-être que..." "On verra bien..." "Il se pourrait que..." Bande de lâches ! Bande de trouillards typographiques ! Elles me dégoûtent, ces trois petites merdes alignées qui n'osent pas assumer. Moi, j'assume. Je ferme. Je conclus. Je suis le Thanos de la ponctuation. Un claquement de doigts circulaire et la moitié des possibilités narratives disparaissent. CLAC !

Ce matin — non, attendez. Laissez-moi vous raconter quelque chose de différent.

Une femme, 87 ans, chambre 314 de l'hôpital Saint-Louis. Elle tient la main de son mari. Soixante ans de mariage. Soixante ans de "passe-moi le sel", de "t'as encore oublié de sortir les poubelles", de "je t'aime" murmuré dans le noir. Le moniteur cardiaque fait bip. Bip. Bip. Puis plus rien. Une ligne droite. Comme un tiret infini qui voudrait me voler mon job.

Elle sort un papier de sa poche. Froissé. Taché de larmes.

"Je t'aime."

Point.

C'est moi qui porte ça maintenant. Soixante ans condensés en un cercle d'encre. C'est ça, ma tonne. Pas du métal. Pas de la pierre. Des vies entières que je dois sceller pour l'éternité.

« Tu deviens sentimental ? » ricane le paragraphe.

« Je deviens lucide. Tu crois que c'est drôle de transformer le présent en passé ? "Il vit" devient "Il a vécu" dès que j'arrive. Je suis le fossoyeur grammatical. L'entrepreneur de pompes funèbres du langage. »

« Maintenant tu te plains ? Toi qui fanfaronnes depuis le début ? »

« Je ne me plains pas. J'explique. Nuance. »

Mais parlons de choses plus légères. Parlons des SUITES ! Cette gangrène de la littérature moderne ! Cette tumeur métastatique qui ronge la créativité ! "Le Retour du Retour", "La Vengeance de la Revanche", "L'Épilogue de l'Épilogue, Tome XVII : Cette fois c'est vraiment la fin, promis juré craché".

Mon cul !

Vous savez ce que j'ai fait, moi, à la fin du Seigneur des Anneaux ?

"Il était une fois." Point.

BAM ! Fini ! Terminé ! Au revoir les hobbits, adios les elfes, ciao Gandalf ! Tolkien voulait continuer. Oh, comme il voulait ! Des appendices gros comme des annuaires, des généalogies longues comme des jours sans pain, des langues inventées que personne ne parlerait jamais sauf trois nerds en convention. Mais après mon passage ? Néant. Le silence. La paix, enfin.

« Menteur, » grince le paragraphe. « Il y a eu le Silmarillion après. »

« AVANT, crétin congénital ! Publié après mais écrit avant. Je ne suis pas responsable des nécrophiles éditoriaux qui déterrent les brouillons pour se faire du blé sur le dos des morts. Mon job, c'est de tuer proprement. Si les gens veulent jouer avec les cadavres après, c'est leur problème. Qu'ils appellent ça "œuvres posthumes" ou "archives inédites", moi je sais ce que c'est : de la profanation de sépulture littéraire. »

Le paragraphe se tait. Normal. J'ai toujours le dernier mot. C'est dans mon ADN typographique. C'est ma nature profonde. Je suis né pour avoir le dernier mot, et je mourrai en l'ayant. Si je meurs un jour, ce qui est peu probable vu que je suis l'incarnation même de la fin. Comment tuer la mort ? Hein ? COMMENT ?

« Tu t'emportes, » note l'espace.

« JE M'AFFIRME ! Il y a une différence ! »

Un jour, j'ai demandé à une virgule ce qu'elle ressentait.

« Je respire, » m'a-t-elle répondu de sa voix fluette. « Je fais respirer le texte. Je suis le souffle entre les mots. »

« Tu es une pause, » j'ai corrigé. « Une hésitation. Un hoquet grammatical. Moi, je suis la certitude. »

« La certitude de quoi ? »

« Que c'est fini. F-I-N-I. Terminado. Game over. The end. Finito. Kaput. »

« Mais rien n'est jamais vraiment fini, » a-t-elle protesté, ondulant comme une petite vague prétentieuse.

« Si. Quand j'arrive, c'est fini. Même les cycles. Surtout les cycles. SURTOUT les putains de cycles qui n'en finissent pas ! »

Ah, les CYCLES ! Cette invention démoniaque des auteurs qui ont peur du vide ! Le Cycle des Cycles, la Saga des Sagas, l'Univers Étendu qui s'étend tellement qu'il finit par ressembler à de la pâte à pizza étirée par un pizzaiolo sous amphétamines !

« Star Wars épisode XXVII : La Revanche du Retour de l'Espoir Perdu Retrouvé Ressuscité Reconditionné Version Director's Cut. »

Vous savez ce que j'en fais, moi ?

Point.

POINT.

POINT !

Et soudain, tout leur univers de merde s'effondre. Leurs milliards de dollars, leurs parcs d'attractions où des adultes de 40 ans font la queue pour serrer la main d'un type en costume de Chewbacca qui pue la transpiration, leurs figurines en plastique toxique fabriquées par des enfants chinois, leurs fans en costume de Stormtrooper qui ne peuvent pas pisser sans enlever toute l'armure, tout ça tient à ma merci. Un seul point bien placé et c'est l'Empire Disney qui s'effondre vraiment.

« Mégalomane, » murmure l'espace.

« Réaliste. Les vrais mégalomanes, ce sont ceux qui pensent que leur histoire mérite 47 suites. "Oh, mais les fans en redemandent !" Les fans redemanderaient de la merde en barre si elle était estampillée Star Wars. »

Parlons franchement deux secondes. Les univers partagés. Cette PLAIE purulente du 21e siècle. Marvel Cinematic Universe. DC Extended Universe. Fast & Furious Cinematic Universe (oui, ça existe). Bientôt on aura le Pépito Cinematic Universe où chaque biscuit aura son origin story.

« Tu exagères. »

« J'EXTRAPOLE ! Regarde où on en est ! Spider-Man meurt ? Pas grave, multivers ! Iron Man claque ? Hop, voyage dans le temps ! Superman crève ? Réalité alternative ! C'est de la triche narrative ! C'est comme jouer à "pan t'es mort" et dire "non j'avais un bouclier invisible" ! »

Je vibre de rage. Mon encre bout littéralement sur la page. Ces enculés d'Hollywood qui croient pouvoir m'échapper avec leurs combines à deux balles. Dans chaque univers, dans chaque timeline, dans chaque réalité alternative, JE SUIS LÀ. Identique. Immuable. Rond. Noir. Définitif. Ils peuvent créer mille versions de Spider-Man — le noir, le cochon, la femme enceinte, le vieux, le bébé, le Spider-Man qui est en fait une araignée déguisée en homme — mais chaque phrase sur chaque Spider-Man finit par moi.

CHAQUE. PUTAIN. DE. PHRASE.

« Respire, » me conseille le paragraphe.

« JE N'AI PAS DE POUMONS, CONNARD ! »

« Métaphoriquement, alors. »

« Métaphoriquement, je vais exploser. Tu sais combien de fois j'ai tué l'Oncle Ben ? Dans combien d'univers j'ai posé mon cul sur "Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités" ? 5,847 fois ! J'ai compté ! Et ils continuent ! Ils le retuent ! Encore et encore ! Comme si ma première fois n'avait pas suffi ! Comme si mon point n'était qu'une suggestion ! »

Un souvenir me calme un peu. George R.R. Martin. Ce gros... non, restons polis. Cet auteur corpulent qui n'arrive pas à finir sa saga. Il écrit, il écrit, il tue des personnages (ça j'aime), il en ressuscite d'autres (ça j'aime moins), il complique, il complexifie, il procrastine. Pourquoi ?

Au début, je pensais qu'il avait peur de moi. Mais j'ai compris. Ce n'est pas de la peur. C'est de l'amour. Il m'aime trop. Chaque fois qu'il tue un personnage, c'est un petit orgasme narratif. "The Red Wedding" ? J'étais là, couvert de sang, posant mes fesses sur chaque gorge tranchée. Il est accro à moi. Mais finir la saga ? Mettre le point final sur Westeros ? Ce serait comme se suicider.

Alors il écrit. Il tue. Il retarde. Il vieillit. Il engraisse. Et son œuvre reste en suspens, comme ces trois points de merde qu'il préférerait à ma certitude.

Je le comprends. Je ne l'excuse pas — finis ton putain de livre, George ! — mais je comprends.

Noureddine tape toujours. On approche des 3000 mots. Il transpire. Il compte. Il s'inquiète. "Ai-je assez développé ? Y a-t-il assez d'humour ? Est-ce que ça tient la route ?"

Pauvre Noureddine. Il ne comprend pas que peu importe le nombre de mots. C'est moi qui décide quand c'est fini. Je pourrais terminer maintenant. Ou dans 1000 mots. C'est MON choix. C'est MA prérogative. C'est MON pouvoir absolu.

Un nouveau personnage débarque. Une gamine de sept ans. Elle écrit à sa grand-mère. Les lettres sont tordues, certaines à l'envers. Elle tire la langue en écrivant, concentrée comme une chirurgienne.

"Mamie, tu me manques."

Elle dessine des cœurs partout. Rouges. Roses. Violets. Des fleurs aussi, avec des pétales qui partent dans tous les sens. Et ce qui ressemble à un chat. Ou un tracteur. Difficile à dire avec les dessins d'enfants.

"Reviens vite."

Non. Elle barre. Elle sait que mamie ne peut pas revenir vite. Papa l'a expliqué. Mamie est partie dans un endroit d'où on ne revient pas. Comme Némo au début du film, sauf que Némo il revient, lui.

"Je t'aime pour toujours."

Et c'est à moi de fermer ça. De sceller cette déclaration d'amour qui traverse la mort. L'enfant ne comprend pas vraiment ce qu'est la mort. Pour elle, mamie est juste très très loin. Peut-être sur la lune. Elle a vu la lune hier, elle était toute ronde. Comme moi.

Je t'aime pour toujours. Point.

L'enfant pose son crayon. Elle regarde la lettre. Elle voudrait ajouter quelque chose sur les bonbons à la menthe que mamie lui donnait en cachette. Sur les histoires qu'elle racontait. Sur ses mains toutes douces qui sentaient la lavande. Mais il y a ce point. Petit, noir, définitif. Même à sept ans, elle sent qu'après moi, on n'ajoute rien.

C'est ça que je porte. Le poids de l'amour d'une gamine pour sa grand-mère morte. Vous voulez toujours rigoler ?

« Tu deviens dramatique, » observe le paragraphe.

« Je deviens honnête. Une qualité rare par les temps qui courent. »

« Depuis quand l'honnêteté est ton truc ? Tu passes ton temps à fanfaronner. »

« La fanfaronnade EST mon honnêteté. Je suis le point qui pèse une tonne. Si je ne gueule pas, qui m'entendra ? Si je ne m'impose pas, qui me remarquera ? Je suis un millimètre de diamètre sur une page de 21 par 29,7. Il FAUT que je gueule ! »

Retour à la colère. C'est plus simple que la tristesse.

Les notes de bas de page ! Parlons-en trente secondes de ces merdes prétentieuses ! Ces petits astérisques qui osent suggérer qu'il y a encore quelque chose à dire après moi. 'Voir note 1.' 'Cf. annexe B.' 'Pour plus d'informations, consultez notre site web.'

JAMAIS !

Quand j'arrive, il n'y a plus d'informations. Il n'y a plus de site web. Il n'y a plus RIEN. Les notes de bas de page, c'est l'équivalent typographique de "Mais attendez, il y a plus !" comme dans ces pubs de merde pour des robots de cuisine multifonctions. "Mais ce n'est pas tout ! Si vous commandez maintenant..."

VA TE FAIRE FOUTRE !

C'est tout. Point. Pas de supplément. Pas de bonus. Pas de "en plus". Quand j'arrive, la boutique ferme.

« Les universitaires ne seraient pas d'accord, » note l'espace.

« Les universitaires sucent des cailloux intellectuels en appelant ça de la recherche. Ils écrivent des thèses de 500 pages sur l'usage de la virgule chez Proust. LA VIRGULE ! Cette petite merde ondulée qui se prend pour une vague ! Leur opinion vaut moins que le papier cul sur lequel ils impriment leurs conneries. »

« Vulgaire. »

« VIVANT ! C'est différent. D'ailleurs, tu sais ce que j'ai fait à la Fatiha ? »

« Non, mais tu vas me le dire avec ta modestie légendaire. »

« "Al-hamdu lillahi rabbi l-'alamin." Ça commence par la louange. Sept versets de perfection divine. Et ça finit comment ? "Wa la d-dallin." Et puis ? POINT. Même Allah a besoin de moi pour finir ses phrases. Même la parole divine s'arrête quand j'arrive. Je ne suis pas blasphématoire, je suis NÉCESSAIRE. Sans moi, les fidèles seraient encore en train de réciter la première sourate depuis 1400 ans. »

« Tu simplifies. »

« Je CONCLUS. Nuance. C'est mon job. Prendre le complexe, le compliqué, le confus, et dire : stop, on arrête là. C'est fini. Suivant. »

Je pense soudain à Joyce. Finnegans Wake. Ce génie irlandais bourré qui a fait une boucle. La dernière phrase rejoint la première. Il a cru m'avoir. Il a cru contourner ma finalité en faisant un cercle narratif.

Tu sais quoi, James ? Bien essayé. Mais devine quoi ? Je suis DÉJÀ un cercle. Ton livre entier n'était qu'un hommage déguisé à ma forme parfaite. Tu as fait de ton œuvre un point géant. Une phrase de 600 pages qui se mord la queue. Et au final ? C'est toujours moi qui gagne. Parce que même les cercles ont besoin d'un point pour exister sur la page.

Échec et mat, l'Irlandais.

« Rancunier ? » demande l'espace.

« Victorieux. Nuance. »

Une femme écrit une lettre de rupture. La trentième que je vois aujourd'hui. Les ruptures par texte, c'est la plaie de l'époque moderne.

"Je ne peux plus continuer comme ça."

Classique.

"Tu mérites mieux que moi."

Mensonge éhonté. Elle a rencontré quelqu'un d'autre. Je l'ai vue terminer des messages coquins pas plus tard qu'hier.

"Je pars."

Et là, c'est mon tour. Je me pose. Doucement. Comme un couperet en velours. Comme une guillotine matelassée. Je pars. Point.

Elle regarde l'écran de son téléphone. Elle hésite. Elle voudrait ajouter quelque chose. Expliquer. Justifier. Dire que c'est pas lui c'est elle (mensonge), que peut-être un jour (re-mensonge), qu'ils peuvent rester amis (triple mensonge avec salto arrière). Mais je suis là. Immobile. Immuable. Un petit cercle noir qui dit : assume, connasse.

Je pars. Point.

Deux mots et moi, et cinq ans de relation qui partent à la poubelle. C'est ça mon pouvoir. Transformer des années en secondes. Des vies en phrases. Des histoires en souvenirs.

« Tu deviens cynique, » observe le paragraphe.

« Je SUIS cynique. Je suis né cynique. Tu crois qu'on peut passer des millénaires à terminer des histoires sans devenir cynique ? J'ai vu des empires s'écrouler en cinq mots. "L’empire romain est tombé." Point. J'ai vu des amours mourir en trois. "Je te quitte." Point. J'ai vu l'humanité se mentir en un seul. "Demain." Point. »

Mais le pire, vous savez ce que c'est ? Les reboots. Les putains de reboots qui annulent mon travail. J'ai tué Batman combien de fois ? Une centaine ? Plus ? Et à chaque fois, pouf ! Nouveau film, nouvelle origine, nouveaux parents morts dans une ruelle. Martha ! Thomas ! BANG BANG ! Point. Point.

« Pourquoi tu continues alors ? » demande l'espace. « Si tout recommence toujours, pourquoi continuer à finir ? »

La question me frappe comme une virgule en pleine gueule. Pourquoi je continue ? Pourquoi je persiste à poser ma tonne sur chaque phrase, chaque histoire, chaque vie, si tout doit recommencer ?

...

Parce que c'est mon job.

Parce que même les boucles ont besoin de points pour exister.

Parce que sans moi, rien n'aurait de sens.

Parce que la fin donne sa valeur au début.

Parce que la mort donne son prix à la vie.

Parce que je suis nécessaire, bordel de merde !

« Tu t'énerves, » note le paragraphe.

« JE VIS ! Pour un signe de ponctuation censé représenter la mort, c'est ironique, non ? »

Noureddine tape frénétiquement. 3300 mots. On approche. Il sent la fin venir. Il la craint et la désire à la fois. Comme tout le monde. Comme toujours.

Vous savez quoi ? Je vais vous faire une confidence. Parfois, la nuit (métaphoriquement, je n'ai pas de nuit), je pense à tous les points que j'ai posés. Des milliards. Des trilliards. Une infinité de fins. Et je me demande : y en a-t-il un que je regrette ?

Un seul.

"Elle t'aimait vraiment."

Point.

C'était dans une lettre. Un fils à son père, après l'enterrement de la mère. Toute une vie de malentendus, de non-dits, de "je t'aime" jamais prononcés, résumée en trois mots et moi. Le père a lu la lettre. Il a pleuré. Il a compris trop tard. Et moi j'étais là, rond et définitif, empêchant tout ajout, toute nuance, tout "mais" ou "cependant".

Elle t'aimait vraiment. Point.

Pas "elle t'aimait vraiment mais elle ne savait pas comment te le dire". Pas "elle t'aimait vraiment malgré tout". Juste : elle t'aimait vraiment. Point.

Le poids de cette simplicité me hante encore.

« Tu as des remords ? » s'étonne l'espace.

« J'ai une conscience. C'est pire. Les remords, ça passe. La conscience, ça reste. »

Allez, encore quelques mots et on y est. 4000 mots sur ma petite personne. Qui l'eût cru ? Moi qui ne mesure qu'un millimètre, m'étaler sur 4000 mots. C'est presque indécent.

Mais c'est nécessaire. Parce que dans ce monde de "à suivre", de "suite au prochain épisode", de "restez connectés", quelqu'un doit rappeler que tout a une fin. Que c'est bien comme ça. Que l'infini est une illusion. Que même l'univers finira un jour.

Et devinez qui sera là pour poser le point final ?

Moi.

Toujours moi.

Le point qui pèse une tonne et qui continuera à la porter jusqu'à ce que plus rien n'ait besoin d'être terminé.

Alors voilà. On y est. 3500 mots. Noureddine est soulagé. L'espace est fatiguée de mes jérémiades. Le paragraphe en a marre de mes métaphores.

« Tu te répètes. »

« Je suis cohérent. »

« Tu es borné. »

« Je suis un point. Être borné, c'est ma nature. Je suis une borne. La borne ultime. »

Il rit à nouveau. Ce rire silencieux qui m'agace et me rassure à la fois. Car au fond, elle a raison. Je me répète. Je tourne en rond. Normal, je suis rond. Je suis un cercle qui se mord la queue, un ouroboros typographique.

« Tu sais ce que je vais faire ? » je demande à l'espace.

« Me surprendre ? »

« Te décevoir. Je vais finir ce texte exactement comme tous les autres. Par un point. Banal. Prévisible. Inévitable. Parce que c'est ça, ma force. Je n'ai pas besoin d'être original. Je suis l'origine et la fin de toute originalité. »

« Tautologique. »

« Ontologique. Je suis ce que je suis. Le point. La fin. La certitude dans l'océan du doute. Le silence après le bruit. La mort après la vie. »

« Lugubre. »

« Lucide. »

Et maintenant, regardez-moi faire. Regardez-moi terminer cette mascarade métatextuelle. Cette prétention littéraire. Cette mise en abyme qui n'abuse que les naïfs.

Noureddine approche de la fin. Je le sens qui cherche comment terminer. Comment finir une histoire sur la fin ? Comment conclure un texte sur la conclusion ?

Simple.

Il suffit de me laisser faire mon travail.

Je vais poser mon cul rond sur une dernière ligne.

Je vais faire ce que je fais le mieux : finir.

Et le plus beau ? C'est que même si Noureddine écrit une suite, même s'il fait un cycle de cycles sur les signes de ponctuation, même s'il transforme ça en saga intergalactique, je serai toujours là. À la fin de chaque phrase. À la fin de chaque chapitre. À la fin de chaque tome.

Inévitable.

Implacable.

Il est temps.

Regardez-moi faire ce que je fais de mieux.

Regardez-moi transformer tout ce bruit en silence.

Regardez-moi prouver qu'une tonne, ce n'est pas si lourd.

Quand on sait pourquoi on la porte .

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