L'enchanteur

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Sur des restes de nébuleuses, des poussières agrégées du vide, Miraster avance. Vers où, vers quoi ? Il avance. Sur cette arche stellaire immense, tordue, étrange : là où se porte son regard, le même horizon se dessine, et la même voie l’y mène. S’il ne se savait pas dans le monde de son fidèle compagnon, l’inquiétude l’aurait pris, mais il parcourt cet inconnu troublant avec sérénité. La voix de Mirage retentit depuis toutes les directions.

« Ça ne marchera pas.

— Pourquoi ? J’avance vers ce petit point, là-bas !

Ce qui bouge sans cesse a plus tôt fait de venir à toi. Tu peux t’arrêter.

Sitôt immobile, la route cosmique semble se rétracter. Le monde entier, une bulle autour de Miraster ; il s’étend à nouveau après une explosion, un battement de cœur.

— Où sommes-nous ?

Entre le vide et le reste, un pont vers le Néant.

Et une masse trouble, palais de l’intangible, les accueille en son sein. Dedans… Est-ce dedans ? Des bruits, des miettes, du froid : qu’y a-t-il, sinon des superpositions de sens, de matières, de concepts ? Par ici, une arène ; çà gisent des fleurs flétries et des falaises grignotées. Un serpent boit la roche effritée de colonnades, et la douce stridence d’implosions, de bolides à la célérité négative, s’échappe en traits radieux. Que voit Miraster, dans ce paradis de l’absurde ? Rien, sinon des âmes perdues que les Moires connaissent bien.

Les voilà : ceux qui ont essayé.

L’Homme se fige, terrifié. L’horreur le cingle : que sont ces choses ? Des visages fendus, des yeux énuclées, des bouches cousues ; splendides marionnettes accoutrées de guenilles. Un amas pitoyable de lambeaux d’existences, plus minables encore que ce masque qui les recueille.

Ici, pas de visages, pas de noms. Ils forment la Légion de l’Imaginaire.

Une légion ? Une poignée d’éphémères bannis, frappés d’anathème. Têtes basses, bras ballants ; des échoués sur les rives de l’oubli, indolents, apathiques ! écrasés même sous le poids de l’air.

— De l’imaginaire ? Tu veux dire qu’ils ne sont pas réels ?

Je veux dire qu’ils sont faits de rêves. De désirs.

— Ils paraissent…

Monstrueux.

— … abîmés.

L’un d’eux se dresse sur ces jambes trop maigres pour un insecte, chancelant ; il est le capitaine, encapé de mortes étoiles. Son bras aux chairs bouffées traîne à terre la pointe d’une épée rongée. Il gagne Miraster, le souffle fumée, la peau craquelée de rage. Il te fait peur, terriblement peur, et brandit son arme émoussée pour la planter sur ce parterre de larmes : il la met à ton service. Ses émotions te parviennent dans la langue du silence ; ainsi résolu, ses précédents paraîtres prennent allure de prestance.

Ses acolytes le rejoignent bientôt, en cercle autour de toi, et s’inclinent tour à tour ; puis attendent. Ils attendent et tu contemples leurs figures, plus miséreuses que déterminées, dont les ignobles débris manquent à chaque instant de se désagréger. À les voir ainsi privés de sens et de quiétude, jusque même leur intégrité physique, tu les plains comme des carcasses parmi les songeurs.

Une faille enfin s’ouvre derrière eux et dévoile la reine du vide entre cent scintillements.

Une femme, une guerrière armurée de cuir et tissu. À la ceinture un fourreau ; au visage un heaume, un masque de fer tranché ; deux fleuves noirs entourent ces lèvres qui rendent envieux les soleils. Ses cheveux éthérés flottent sur le temps, et ce sourire ! cette assurance lui ont valu mille victoires.

La Dame à l’Épée Ruine.

Elle s’approche, la main sur son pommeau, laissant derrière elle un tapis d’étincelles. L’Épée Ruine ? Ton cœur bat ; il bat, de pas en pas, bat encore ; tu n’oses plus l’admirer : son aura t’écrase le regard. Elle dégaine et les lueurs se taisent, admirent l’arme ainsi révélée.

Point de tranchant, point de lame. Une simple garde, nue ; désespérément vide. Assez pour relever tes yeux. D’une entaille, elle tranche les nuages à travers la toile de rien. Ton monde t’apparaît dans le ravin dessiné, charnier qu’elle désigne de toute sa volonté.

— C’est là que je vais ? balbuties-tu déconcerté.

C’est là qu’il te faut conquérir.

Ses lèvres se voûtent et tu te voues à elle ; une stature qui t’évoque ta dame, phare de ta quête. Elle se courbe et se retourne, tu n’oses répondre que dans son dos. Avec sa silhouette s’éclipsent lentement les autres fantômes.

— Attendez !

Elle disparaît. La légion te considère alors que tu constelles tes paumes d’astres nitescents ; voilà que tu invoques des chimères, des breloques inventées, mirages de ton âme ! et c’est pour eux fierté. Tu te fais réceptacle de mensonges, tes doigts couverts de honte. Tu remets ces éclats dans le creux de leurs mains, et croirais voir une expression sur ces visages silencés ; celle de l’honneur, de la bravoure rendue aux délaissés des contes.

L’inertie pour l’heure les emporte et te gorge de lourdeur. Tu contemples la faille qu’elle a tracée, le miroir du monde qui t’a créé : son ciel, ses gens, son bourg ; rien ne t’apparaît plus si irrémédiablement morne. Triste. Condamné.

La fatigue embrume tes yeux déterminés.

Tu devrais aller dormir.

— Il n’y a pas de temps à perdre !

Le pauvre ne souhaite que se battre ; il a trouvé enfin une raison d’être.

Il n’y a pas de temps, ici.

— Mais il n’y a rien, ici…

Rien que tu ne puisses y rêver ?

Miraster se couche sur le sol de verre, sur ce gouffre miroir vers les carcasses. L’horizon à l’envers se dévoile, des étoiles qu’il détaille avec apaisement.

— Des êtres…

Ainsi sonde-t-il le cosmos sans plus de mots ni troubles, goûte aux lueurs éparses qui saluent peut-être la sienne. Son cœur serein sait qu’il pourra, de tout temps, contempler ce ciel noir piqué de pupilles de lumières. Ses ocelles louvoient en même temps que ses espérances, bondissent d’astre en astre en en cueillant les promesses. Comme une comptine pour les appeler dans le sommeil. Miraster alors joint ses paupières, et l’accompagnent pour la nuit les phantasmes d’êtres chéris.

Papa… », entend-il dans la langue des songes.

Les siens le conquièrent en lenteur, jusque dans ses tréfonds ; chassés par les voix des Moires et leurs sentences inexorables.


Elle est morte.

Morte loin, morte seule ; dévorée par l’encre de pleurs répétés. Son visage une nuit, des yeux de carcasses ; une enveloppe où brûlent tes fraîches larmes. Et ton étreinte hurlante.

Tu cries. Tes caresses, tes appels ne trouvent plus écho. Des fuites répétées, des combats contre le ciel, il ne reste que le désir de l’avoir pu serrer plus longtemps.

Tu cries ! et bois l’obscur, te nourris d’une fureur destructrice. Des bourgeons, des flammes ; des tumeurs fleurissent en toi. Tu mourras sur le bourg, il en a toujours été ainsi. Ses murs s’ouvriront et embrasseront ton arrivée, percé de lances, de lames ; écharpé dans le sang. Tu gémiras, ramperas, et ton rouge inondera ton cœur bientôt englouti. Ton corps deviendra son ombre.

Tu cries.

Mais nul n’entend jamais les poussières crier.


L’angoisse le réveille. Sa voix ne sort pas dans le chaos de ses respirs. Sous son corps s’étend sans honte le gris lieu des mortels, ses vertiges, ses tourments. La sueur de Miraster perle avec son chagrin, sans doute pour leur offrir la pluie ; et avec son souffle le vent, celui d’un tumulte effréné.

« Un cauchemar ?

— Mirage… Y a-t-il encore de l’espoir pour elle ?

Il chancèle sous les trames des Moires, désespérément haletant. Qu’il aille se tuer ! que la rage enfin parle. Les tisseuses s’impatientent.

— Tu n’as pas besoin de mentir, le rassure Miraster. Je te suivrai de toute façon.

Elle vit.

— Et si elle devait mourir sur notre chemin ?

Je te le dirais, sois-en certain. Nireviel n’est pas qu’un simple rouage dans leurs machinations.

— Et si…

Il tremble.

— … Non, ce n’est pas le moment de faiblir !

Ses iris se cerclent de l’habit pourpre, puisent dans les astres leur brillance, leur détermination ; il se charge d’illusions, de courage. Un dernier sentiment de vide le garde inerte : celui de ses mains.

Qu’y a-t-il ?

— J’aurais voulu porter ton masque…

Mais…?

— Tu disais qu’elles te foudroieraient.

Le masque n’est pas moi. Au contraire, ils sont pour nous une prison. Tu ne voulais pas m’accepter, accepter mon pouvoir : j’aurais dû sortir, et elles m’auraient châtié. Mais si tu portes toi-même l’étendard du mirage, elles ne pourront pas m’atteindre.

— Et ne peuvent-elles me punir moi ?

Sans doute. Mais elles souhaitent que tu t’échoues sur le Bourg, et n’ont aucun intérêt à t’en faire mourir loin.

— Dans ce cas…

Le Pourpre se forme dans sa poigne serrée. Un regard pénétrant, envoûtant, virtuel ; le cosmos est son domaine. Il épouse cette effigie, et le noir ! le noir qui l’étouffait, plus immense que glacial, lui semble la matrice d’un infini jardin d’étoiles.

Sur lui se forme le costume, couvert de mil chimères de la tête aux talons. Des ailes, des astres ! des rêves qu’il porte dans son sillage à qui souhaite les mirer ; en l’honneur de ces prédécesseurs qui les ont chassés.

— Si je ne dois avoir ni nom, ni visage, j’aimerais… j’aimerais au moins un titre. Pour qu’ils aient sur la bouche de quoi nommer le souvenir dont nous les avons faits témoins. Je veux qu’ils disent « J’ai vu ceci jadis », tout comme on m’a montré les étoiles.

« L’enchanteur » te conviendrait ?

— L’enchanteur… »

Il exulte. Ainsi plonge-t-il dans le charnier de ses semblables.


Un Homme tombe du ciel. Un ange, à travers les nuages, que les ombrés regardent avec sidération. Il pose pied, dos au bourg, contemplant la désolation qu’expose fièrement cette terre battue de rafales. Une ruine à reconstruire.

Il sent avec lui sa maigre légion, toutes armes dehors, et se dirige vers les remparts qui le séparent du roi. Une idée le saisit : il pourrait l’attaquer, le vaincre ; défaire ce blanc royaume et s’en réclamer prince. Quelle vision, quelle extase ! Bravera-t-il le pacte avec Mirage au rythme de foulées résolues ? Sont-ce les volontés qui le séduisent ? Une bataille. Une guerre, faite de sang, de larmes, et de héros. D’amis qui meurent pour des idées, par vengeance ; pour briller. Voilà qui rassasierait la flamme de sa conquête ! Vivre ou mourir, peu importe. Il veut entendre le triomphe, admirer des nuées s’éteindre et d’autres émerger du chaos. Alas, Miraster… Le grandiose le ferait-il chavirer ? Ses lèvres découvrent des dents de monstres, des yeux à bouffer l’univers ! et ses pas, ses pas font trembler les voûtes que portent les piliers de brume.

« C’est donc bien ça que les Moires me veulent. Je sens le monde vibrer, frissonner quand j’approche.

Tu sens… Aimerais-tu voir ? Le Bourg.

— Je veux tout voir. Voir ce qu’elles cachent, voir ce qu’elles tordent ; je veux briser leurs artifices.

Sache que l’on oublie rarement ce que l’on a vu dévoilé.

— Je suis prêt. »

Face au bastion d’ivoire, Miraster inspire. Pénètre les marées des invisibles, les coulisses du spectacle. Et de ses paupières fermées, de ses poumons gonflés jaillit une tempête qui lève les parures des Moires.

Un mur gris. Terne ; pâle. Souillé par les âges, les orages, les averses de rampants ; le sang séché des insurgés et l’écume de leurs songes. La gravité déchire le visage de l’enchanteur, qui révoque aussitôt ce qu’il a osé croire : le bourg n’est pas une illusion. Il est piteux, délabré, et les Moires couvrent sa honte d’un costume nimbé pour attirer les désirs vains de ceux qui ont le goût du rêve.

« Iusart lutte aussi contre les Moires. Il y a perdu un fils.

Abandonné, par crainte !

— Il n’est pas mon ennemi… »

Une marionnette qui attire sa condoléance, mais aussi sa résolution : si Iusart n'est plus l’Homme qui peut tenir le bourg, il lui faudra passer ce flambeau. C’est du moins ces quelques mots qu’il adresse au puits des souhaits. Il décroche son regard pour le tourner vers le peuple, et les secrets révélés :

L’empire éhonté de cauchemars hideux.

Un simple aperçu de leur titanesque théâtre suffit à te noyer d’effroi. Un pourpre sombre, noirci de nuit. Tu vacilles, Elles jubilent ; où vont les sursauts de grandeur quand le réel cingle sans retenue ? Tu vois des fils, des toiles, reliés des têtes aux nuages pour faire s’animer ces fantoches ; tu vois des yeux, des yeux partout ! et tu te sens dénudé, dévoré, dépossédé sous les répugnants appendices qui t’assaillent de toute part, qui se ferment et se rouvrent pour mieux scruter chaque recoin ; tu vois des monstres, des créatures aux impossibles figures ; tu vois des mots. Des hurlements, des plaintes, des larmes emprisonnées ; les suffocations étouffées des innombrables, aussitôt perdues dans les brumes ou morcelées par les déluges. Ce n’est pas un pays, pas même un cimetière, c’est une ferme où les carcasses gisent muselées. Une usine à têtes, à souillure, à chagrin, et tous traînent les nimbus comme le poids d’une âme extrinsèque.

Les brouillards et les pluies n’étaient pas si terribles.

Il baisse les bras.

« Mirage…

Comme il aimerait n’être appesanti que par un long silence. Il reçoit à la place des cris de détresse par milliers ; de monstres dont même les gueules sont levées par les câbles d’en-haut.

— Ça veut dire que…

Oui, elles aussi.

La pensée de son cocon tissé dans les soies carmines des Moires… Miraster bondit. Il pleut. Ses larmes s’étiolent et tracent la traînée de ses déplacements : une route de poussières ; des merveilles pour ceux qui geignent dans les ossements. Mais que reste-t-il de la magie de l’enchanteur aux yeux de ce monde maudit ? Empêtré dans ces cordes ronces, ces cages enchevêtrées, il perce péniblement les rameaux de toile, décime ces iris d’ambre qui vous compriment sous l’opprobre, s’acharne ! mais ils renaissent par myriades, tous braqués sur son bien illusoire ouvrage.

— Tous ces yeux…! enrage-t-il dans les entrailles de l’éther. Tous ces instants, ils étaient là, à nous épier !

Ne les crains pas.

— Je les hais. Je les hais !

Le piètre s’érode à le démontrer, pour un combat que nul autre ne voit : seuls des résidus leur parviennent. Un souffle en son âme éclaircit le chemin :

Miraster, là-bas.

Il aperçoit la chevelure de sa fille, ses espoirs alors s’avivent ! puis la chevelure du ciel qui enceint sa pauvre femme. Une sorte d’abomination de nœuds, de bubons d’étoffes tragiques et de doigts tendus, tendus, qui n’attendent que la liberté de l’expiration finale. N’est-elle pas délicieuse ? Une poussière dans les voiles cramoisis. Habillée avec attention par les Moires, toute dressée de draps d’ébène, tressée de trames tranchantes ; cette poitrine épuisée, cette tête que l’on distingue quand point sa seule expression : le chagrin. Mirage te voit t’animer en ces illusions qu’il chérit, tes râles ponctués de pluie.

Tu arraches.

Ce rideau de drame grave qui la noue ; la broie ; l’étouffe.

Tu hurles son nom.

Mais elles ne t’entendent pas.

Tu déchires.

Les mailles de sa peau ; les veines, les langues des Moires.

Mais tu ne peux la sauver.

Tu romps.

En pleurs ; incapable.

Mais son cœur bat ! Pour l’instant, sous ces strates de fils. Ces immuables qui ne laissent pour traces de tes griffures, de tes morsures, de tes volitions, tes efforts ! qu’une vague onde écarlate, et des lambeaux de ton costume. Tu ne peux que l’espérer se noyer dans ce désert de suie ; de soie.

Ta fille observe sa mère convulser. Cracher sa sève sombre. Alourdir le cercueil que creusent sur ses joues les cascatelles noires. Elle s’approche et joint ses mains, ses mains si infimes, pour donner un peu de la chaleur d’une vie au cadavre qui gît là. Un soulagement.

« Papa va revenir… », crois-tu l’entendre prier, tes sanglots en éruption, et tu la serres, la serres, la serres jusqu’à la briser.

Mais elle ne te sent pas.

« Pour elle, c’est… autre chose ? Comme un rêve ?

Ses sensations ne sont pas moins réelles. C’est quelque chose.

— Je sais…

C’est simplement qu’ici, maintenant, sous ce masque…

— Je suis… quelque chose. Pas son père.

Il n’a plus idée de ce qu’elle voit. De ce qu’elle ne voit pas.

Tu souhaites l’enlacer encore ?

— Oui… »

Il caresse son visage. Sa grande fille. Elle est forte ; il est fier. Puis ôte la chaîne qui relie sa tête aux cieux, un triomphe au sourire ; les Moires la recoudront sans tarder. Caesia le traverse sans le sentir, les yeux hasardeux, vers le ciel. Vers les fulgurances qu’elle n’explique pas.

Et nourrit l’estomac vide de ses désirs en rongeant les restes d’un os.


L’enchanteur s’enrage. Se brûle devant cet enfant, s’empourpre pour enfin briser le cycle d’une inertie morose. Il invoque ses pouvoirs, et sous ses souffles, ses mirages ! l’univers est pris de tumeurs. Comme au premier jour, des boursouflures naissent dans les invisibles orées des nimbus, des comètes venues s’échouer, des lames s’efforçant de les percer ! de percer ce monde difforme. Enflé, purulent… égal. Alors que son cœur s’use et que son sang peint les frimas, la toile recouvre son immuable constance. Sans autre vague que la pluie. Sans autre frisson que le vent. L’illusion d’essayer : l’unique don du masque pourpre.

Et lui, le ridicule, s’épuise à créer du vide. S’étouffe dans un combat perdu. Ce même regard qui désanime Caesia, ce ciel déchiré, pour qui le retour de son père n’est plus guère qu’un vœu.

Ce ciel déchiré.

Ton âme révoltée s’envole. Assez de ce dôme factice, de ce gris qui abreuve leurs lacrymes ! Il écorche le tissu des célestes en long, en large ! d’un bout à l’autre arrache ces mensonges entassés. Le voilà illustré : le nom qu’ils ont donné à leur fille, le vœu formulé à sa naissance. Les cauchemars se percent et leurs surfaces se replient, ventres béants, hurlant les tranchées que creuse l’étranger à coup de rages et de charmes ! Il rompt. Les nuages en mil éclats, mil gouttes d’eau qui miroitent l’horizon d’ambre dévoilé ! et dans ce tableau sa silhouette nourrit les cœurs des carcasses, la limbe d’une inespérée radiance les ravive.

Le ciel, déchiré un infime instant. Et Miraster.

« L’enchanteur ».

Avalé.

Miraster.

Dévoré.

L’illusion gloutonne a regagné son ventre, tout terne de brumaille, et voilà que le Pourpre s’efface aux yeux des carcasses. Les stratus se regonflent, leurs langues se pourlèchent dans les confins divins. Dans le sein des Moires il se fige, et l’obscur se contemple seul face à son dépit.

« Que crois-tu que sont les rêves ?

Il croit ce qu’il voit, ce qu’il touche, ce qu’il sent, et resserre sa main.

— Ils sont sur le réel ce que les chairs sont sur les os.

Il n’est rien de tel que la réalité.

Miraster se renfrogne, dissimulé dans le noir.

Il n’est d’os qui ne se courberait sous assez de substance.

— Pas même s’il est trop solide ?

C’est que les autres sont ténus.

Il soupire. Qu’en comprend-il ? Pas grand-chose, à vrai dire. Rien que des mots qu’on force à travers sa gorge ; il lui faudra le temps de les digérer.

— Alors les rêves ne sont pas différents. Tout est une histoire de masse.

Exactement.

— Donc tes songes ne m’engouffrent pas moins que les volontés des Moires.

Le mutisme de son ami nourrit la crainte. Il fera, cependant. Sans choix ; sans la conviction, du moins, d’en avoir.

Des choses sont. Tu es. Tu ne peux être dénué d’influences, ni te garder d’influencer.

— C’est ça, exister ? Être tiré plus ou moins fort dans toutes les directions ?

… Un peu.

Une inspiration vibrante le saisit puis le quitte.

— Ces chimères nous attirent. Nous, pourquoi ? Sont-ils pesants ? Sommes-nous ténus ?

Nous sommes des points. Des poussières, des agrégats. Rien de plus.

— Et pourtant les rêves nous prennent. Je ferme les yeux, ils s’animent ; je les vois, j’imagine tout un monde… Je le crée… Comment les autres pourraient-ils y pénétrer ? C’est mon rêve.

Par les hasards de la pensée. Parce qu’ils vagabondent et empruntent des portes qui mènent aux mêmes mondes, parce que ces mondes que tu nourris existaient peut-être avant toi. Et ils y entrent ; et les nourrissent. Tu crois les posséder, tes idées, tes images, mais peut-être y accèdes-tu seulement ? Ne t’es-tu jamais demandé d’où te venaient les mots ? Un rêve, ce n’est rien d’autre que la matrice d’une communion. Des liens se forment et se défont, permettent à des corps de se rejoindre en un ailleurs. Rassemblés autour d’une image, d’un désir, d’un mirage ; ils peuvent provenir d’époques, de contrées différentes. D’aucuns sont happés, convoqués ; certains sont des appels à l’aide. Des visions s’éteignent à jamais, des cendres parfois ressuscitent…

Un frisson, il trémule ; une prière pour ces envolés.

— Et par les mots…

Les chants, les signes, les regards. Tous ces vecteurs de l’intangible. Les rêves sont partout, Miraster. Ils se fondent, chutent dans les enveloppes de Néant. Couvrent ces autres songes, ces écrans entassés, ce chaos que tu nommes Réalité. Certains s’enlisent et perdurent ; certains sont plus volatiles, éphémères : leur poids force des brèches qui se rebouchent tôt.

— Comme les miens. Trop faibles.

Il y a de la liberté dans l’insignifiance.

— Mais si j’étais plus fort… !

Si tu franchis le Bourg, qu’importe que ses portes se referment après quelque temps ? Tu seras dedans. Il n’est pas besoin d’être fort.

— Mais je dois l’être, pour me battre ! Pour les défier, pour confronter mes mirages avec la réalité !

La réalité ?

— … Avec les autres mirages. Ils tournoient en tumulte et emportent chaque atome, mais… S’ils se rencontrent si continuellement, s’ils s’affrontent et se fracassent, comment les miens qui ne les perforent que pour un instant…

Un instant seulement.

— Un instant, c’est assez.

Combien ont vu le ciel que tu leur as dévoilé ?

Il l’ignore. Et l’ignorera : les poussières ne s’émulent qu’entre elles.

Elle l’a vu.

Il palpite.

— Je lui ai montré un rêve… Je lui ai transmis. Elle l’a vu.

Elle n’est rien. Son unique dessein est de rendre leurs soupirs dans la boue, comme les autres sans-destin.

— Eux l’ont vu ! Les carcasses, les négligés, les négligeables… Ils sont la réponse. La masse. Tous insignifiants, mais ensemble… Ensemble, nous résistons. »


L’enchanteur déchire le désert gris. Sans plus tarder il s’élance, et à chaque tête, chaque dormant, il retire le fil du céleste. Tous ceux qui en ont le désir s’envolent, eux qui sont sans attaches malgré les chaînes qui les tiennent, eux à qui l’on n’a rien donné, rien que du poids sur les épaules et la liberté de crouler. Le jugement d’Iusart devient moteur pour Miraster. Mais qui sont ces carcasses ? Des tourbes de velléités, comment osent-ils alors se soustraire du poids des nuages ? Pliez, rampants ! À terre ! Ils s’y refusent ?!

Une âme éthérée rejoint sa voie, puis cent, mils, millions ! Tous répondent à l’appel que chante l’aube, rejoignent le vaisseau de la révolte. Un chaos qu’un Homme ne saura maîtriser : il s’essouffle déjà, vaporeux de la sueur de l’effort. À sa fille dont la laisse a déjà repoussé, il redonne la liberté, la convie dans les rêves. Mais si Caesia sent quelque part un appel, elle dont les yeux arpentent le ciel, son devoir la maintient sur terre. Veiller sur sa mère.

Il s’arrête, exhausté en substance, aux rives de l’évanouissement ; ses yeux se perdent sur les regards ainsi conquis, les miroirs d’un effort médiocre, et se complaît face aux moirures de desseins qui lui échappent. Radieux, l’enchanteur plonge dans ses propres méandres vers sa destination finale. Vers le jouet favori des Moires. Le plus ténu, le plus pathétique des êtres : Mirage, une toile au visage dans son érème de dunes. Des mailles honteuses, qui s’appesantissent avec les éons et serrent son corps chagrin. L’homme défait aussi cette chape, et libère dans ses phantasmes son compagnon, son ami. Et des torrents de larmes. Ainsi l’allégresse les unit et dépeint deux sourires aux couleurs de victoire.

Une armée véritable s’élève avec Miraster vers d’autres cieux.

La Légion de l’Imaginaire.

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