Ciel déchiré

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Deux yeux bleus errent parmi les poussières.

Dans les berceaux rafales, elle piétine les vallons de corps cassés. Des carcasses sous ses pieds ploient, indiffèrent la naïve qui avance, bras ballants : ainsi chante la misère du monde. Ses regards se dédient amoureusement aux cieux, à ce gris gros de secrets, bien que ses pieds noirs de nuit la condamnent à la lie. Elle tient la main d’un inconnu, une main tombée du charnier, ronge et mange pour combler son appétit dévorant. Des grondements qu’elle n’espère jamais taire.

Les brouillards bas semblent l’accompagner, las complices des malheurs de tout temps. Eux aussi, sans doute, aimeraient s’envoler. Lorsqu’enfin ses souhaits atterrissent, qu’elle se décroche des nues perchées là-haut, le bourg lui apparaît. L’enfant n’y prête pas attention, trop intriguée par cette silhouette noire qui, tournée vers le royaume inconnu, l’admire comme un impossible distant. Elle s’approche des haillons étranges et s’assied à côté.

« Il faut encore marcher un peu.

Il paraît se sortir d’une longue rêverie, un son de surprise aux lèvres. Il tourne la tête avant de rajuster sa pèlerine.

— Pour aller là-bas, il faut encore marcher.

— Je n’y vais pas.

— Tu fais quoi alors ?

L’hésitation le garde muet. D’abord bougonne, les sourcils courbes, les joues gonflées, elle l’imite et se terre dans un silence pensif.

— Tu regardes juste, en fait.

Elle s’allonge et plonge de nouveau dans les hauteurs, puis s’égaie, sursaute, tremble jusqu’à piquer l’intérêt de l’anonyme. Bien consciente, elle joue de sa malice pour feindre l’ignorance, jusqu’à le pousser à parler :

— Et toi ?

— Le ciel.

— Ah…

Après une pleine inspiration, il lève la tête à son tour. Ses yeux dépassent légèrement, elle escompte y cueillir l’espoir ! la terreur seule y creuse un gouffre, et ses paupières se ferment âprement. Il se détourne ; pour pleurer, sans doute. On n’entend plus entre les soupirs que les hurlements du vent.

— Tu me fais penser à ma fille…

— Elle est où ?

Sa voix chagrine se tait. Il se renfrogne et considère ses mains tremblantes, les serre seul.

— Ah.

« Elle est morte », s’émeut-elle, en compassion pour l’étranger. « Il est triste », « Moi, j’ai pas envie de mourir » et autres « Maman et Papa pleureraient comme ça ? » se disputent l’espace de ses pensées.

— Toi, tu ressembles à un ange du Bourg. Enfin, je crois. T’as un grand vêtement, les cheveux tout blancs, et, hum…

Elle se fixe, le doigt posé sur ses lèvres pincées.

— … Tu regardes pas pareil.

Sans plus de réponse, elle poursuit son enquête.

— Qu’est-ce que tu vois là-haut ?

— Des nuages. Des choses d’avant… des souvenirs.

— T’es comme mon papa.

— Il vient du Bourg ?

— Non, ça lui fait mal de regarder aussi.

Il tique. Un sourire désespéré lui échappe et le laisse ainsi, tripes serrées. Face à l’enfant qui le lit si aisément, celle dont l’innocence crue cingle comme les cyclones.

— Il est comment le roi ? Tu l’as déjà rencontré ?

— Le roi…?

Sa posture, son ton changent. Il force en lui la merveille, coupable de se montrer abattu devant des yeux si gros de rêves.

— C’est quelqu’un comme toi et moi, il a… il a voulu changer des choses. Il avait des espoirs.

Seules les pluies font écho à ses mots. Il cherche réponse chez sa petite polissonne qui attend, toute angélique, qu’il poursuive son histoire.

— Il avait juste un rêve, pour le monde. Un rêve, ça suffit, non ? Puis on lui a dit « Ton rêve, tu voudrais le réaliser ? », alors il a accepté. Le Bourg est né, il est devenu roi. Et, quelque part, il a réussi à rassembler les Hommes, à sauver le continent, à apporter la paix.

Son récit s’achèverait, si la réalité n’était pas si dissonante. Point de paix dans les plaintes des tempêtes, les larmes des nuages et les visages carcasses. Va-t-il taire un secret si évidemment tangible ?

— Personne n’est prêt à être roi, mais on l’a nommé roi, alors il a bien fallu l’être. Il a fallu faire des choix, des sacrifices, et rompre des promesses.

Sa bouche tremble sous les vagues de sanglots.

— Il a fait des erreurs. Il a vu son rêve tomber. Ses proches souffrir. Jusqu’à souhaiter que tout ceci ne soit jamais arrivé. Mais en dépit de tout, malgré sa faiblesse, sa naïveté, son obstination, si l’on devait n’en retenir qu’une chose… Il n’a pas cessé de se battre, jamais. Quand les cieux l’ont fait plier, quand la folie l’a rongé… Il avait une quête. Aujourd’hui encore, il lutte pour se racheter un jour.

Un long soupir suit l’épilogue inspirant. Le roi lui-même sait pourtant son combat vain, et le bourg entier survit sur l’énergie du désespoir.

— Il a l’air gentil.

— Mais la gentillesse condamne parfois plus qu’elle ne sauve.

— Moi, je l’ai pas croisé. Ou j’m’en souviens pas, mais je sais que j’y ai été quand j’étais bébé, parce que maman me l’a dit. Et elle a dit que si tout le monde y allait, c’est parce qu’ils cherchent quelqu’un, mais papa dit qu’ils trouvent pas.

Le silence.

— Désolé…

— Ils se sont même battus pour pas que j’y aille, et… !

Le tonnerre tranche son sourire. Elle crie puis se précipite dans les bras de son compagnon, qui recule d’un bond.

L’effroi ; l’éclair. Sur son visage perlent les averses du ciel, et ses mains ! il les sonde, ces mains tremblantes, transies de froid, d’horreur. L’orage les survole, les embrase dans un halo sombre. Ses éparses éclats raniment le temps que les abysses rongent.

— Ouah, t’en as plein !

Des cicatrices. Blanches, longues et régulières ; elles sillonnent son avant-bras. Aussitôt dévoilées, il les couvre en même temps qu’il se noie dans la honte. Les enfants ne doivent pas voir. Il est un ange.

— Tu dois être un héros trop fort ! Tu peux pas chasser les éclairs ? J’ai… un peu peur.

Elle avoue. Il s’assied de nouveau, les mains jointes ; son oraison.

— Comment tu t’appelles ?

— Caesia.

— Caesia…

Il répète. Encore. Jusqu’à ce que les cieux fuient face aux incantations. Elle s’émerveille sans mot, savourant le théâtre de ces ombres flottantes amoncelées à l’horizon.

— Si un jour tu as un problème, va au Bourg. Ils t’aideront.

— D’accord… »

Elle se blottit contre son épaule. Surpris, il porte finalement une main tendre à ses cheveux.

Et l’étreint le temps de quelques rêves.

Maman a arrêté de bouger. Elle a arrêté de gémir. Et de souffrir.

Cassée, elle ose un regard vers le corps inerte.

J’ai ouvert ses yeux, j’ai bougé ses bras, j’ai senti son cœur… j’ai rien senti.

L’orage point devant ses miroirs endeuillés. Flash ; des remembrances, déchirures.

Des gens sont venus la prendre. Pour sa chair. Ils devaient l’aider…

« Elle est pas morte ! », j’ai hurlé. « Elle se bat, elle se bat ! C’est ma maman ! » ; j’ai perdu la voix.

Je les ai frappés. J’ai résisté, je les ai chassés… Ils m’ont frappée. J’avais mal, mal… Mon ventre me mangeait, leurs poings continuaient, j’avais… peur. Ils l’ont tirée ; je l’ai tenue ; ils sont partis. Mais maman est encore là. Je sais plus… Elle est partie ? Mais, j’ai… J’ai à peine détourné les yeux ! Je voulais regarder un peu là-bas, voir les choses derrière les nuages…

Les choses…

Les larmes. Un torrent brûlant, lourds nimbus en cristaux. Son âme de verre : brisée ; la Crevasse s’ouvre en son sein, la noie, l’abîme là où fleurissent des bourgeons de détresse. Une main se dépose sur son épaule, une caresse.

Maman !

Une carcasse. Son visage crispé hurle à les faire fuir, ces monstres, ces mondes insoutenables ! Elle se terre dans un silence d’ombres et d’oraisons, les yeux fermés si fort que l’horizon pourrait s’éteindre ; puissent les malheurs le suivre.

Mais il demeure. Inaltérable.

Pauvre petite espère encore. Ses tristes paupières s’ouvrent sur la même lumière fade, doucereuse, dont les rais ne percent les nues que pour dévoiler les ravages, les ruines, la désolation ; ses rêveries sont elles aussi envolées, parties grossir les ventres des brumes.

Papa est pas revenu. Papa… t’es où ?! T’avais dit qu’on se quitterait plus jamais…

Que faire d’un énième serment fumeux ? L’univers en est plein ; les nuages en pleurent les tristes contrecoups. Elle aussi a échoué, sa promesse rompue : elle devait veiller. Ne pas la quitter des yeux, survivre à l’attrait du fabuleux et chérir chaque instant à pourrir dans la tourbe.

Qu’est-ce que je vais lui dire ? C’est ma faute.

Ses bras tombent jusqu’à fondre dans la boue. La bile remonte face au cadavre de sa mère.

Elle avait recommencé à se battre… Elle redevenait maman, et…

Qu’est-ce que je dois faire ?

Je veux pas !

Vivre. Vivre et souffrir, vivre et mourir. La couvrir de baisers, d’une montagne de dépouilles et d’un oubli éternel. Bénis sont ceux que Crevasse et carcasses emportent.

Le Bourg !

Loin, par-delà les vapeurs de frimas ! Qu’y peut-elle chercher, sinon la fin grotesque d’une vie de tourments ?

Les anges. Ils pourront la guérir.

« Va au Bourg », il l’a dit. « Va au Bourg. Ils t’aideront ».

Je dois rejoindre papa…

Elle se dresse au-dessus d’une Nireviel bleuâtre, lèvres fendues, les joues noires sous ses cernes. Lestée d’une détermination cave, teintée d’anéantissement, Caesia se penche et la secoue sans vigueur.

« Maman, faut y aller », jette-t-elle, la voix vide. Abattue.

« Maman…»

Faut y aller.

Comment je vais faire ?       Elle bouge pas.      P’tete la manche ?

Je l’ai toute déchirée !     Elle est trop lourde.     Et si je la prends par la main…

Petite tire à s’arracher les bras, et pour quel résultat ? Un squelette avance en peine, presque figé. Elle réitère, gonfle sa poitrine et son infrangible courage, la tracte sur le sol rugueux. Les stridences des sans-nom se ponctuent des sillons sonores du glissement d’un corps.

Ça marche pas bien.

Elle insiste.

Elle est tout abîmée…

Elle lâche. Désossée, la peau rouge de brûlures, les restes de Nireviel prennent des allures de pantin. Une poupée animée par d’autres ; des filets de larmes arrachés par les maux. Les soies du céleste, les liens des nuages ! les marionnettes valsent, tombent comme des flocons dans la mère tempête.

Ça ira mieux quand on marchera sur les gens.

J’y vais, maman. Accroche-toi.

Sur ses maigres épaules, les bras de la défunte qu’elle charrie dans les ombres. Elle se fait psychopompe de cette âme sans salvation, guide d’une cendre parmi siphons et marées. Partie s’écharper dans cette traversée, ce désert sauvage où les grains de sable ont des yeux. Vers le paradis.

Il va peut-être revenir.      L’enchanteur ! Il a dit. Il avait des couleurs bizarres, et un masque.

Il a découpé le ciel. C’était trop beau ! Et il a disparu.      Moi aussi, je veux faire pareil.

Mais c’était forcément un ange.      Pas moi.      Sinon j’aurais sauvé maman.

Pour elle, les toiles des Hommes s’ouvrent et se déploient. Caesia danse, la mort à la main, comme une fleur dans son jardin ; loin, loin de sa bulle percée. Des rêves ; des rêves, des rêves ! le regard dans les cieux perché, les lèvres excessivement dressées pour la chimère qu’elle entretient. Le tendre songe qui lui permet d’avancer. Les sons des coulées de coton couvrent les abois du dehors, la fraîche bruine sur ses joues roses masque les pestilences et le brouillard, léger, mystérieux, douce enveloppe d’un bourg divinisé, étouffe les grimaces que jettent les sans-visages. Mais face à la foudre…

Maman !      Pas ça… J’ai peur !      Est-ce qu’elle va la frapper ?

« Maman, réveille-toi ! »

Elle est morte. Enfin le ciel se déchire ; pour toujours. Il pleut des larmes sur les terres de ceux qui boivent le gris, et les toiles du très-haut resserrent leur étau. La masse.

Ils me regardent. Ils crient.      Qu’est-ce que j’ai fait ?      Ils veulent maman.

Son regard terrifié chute sous la gravité, ses paupières sous la crainte. Petite avance dans le noir, chaos sombre qu’elle habille de pensées chatoyantes. Elle qui bravait les météores avec audace fuit désormais l’univers et sa réalité, le tapisse de souhaits sans plus même voir le bourg. Armée d’une simple poignée de velléités, qu’elle sème avec ses pas révolus, elle vacille et se redresse, trébuche et se relève, mais son corps écorché refuse de la porter loin.

Loin… C’est encore loin ?         J’ai mal. J’ai plus de force.      Continuer…

Elle ralentit. Ses pieds ; meurtrie. Ses lèvres ; froide. Ses mots ; gelée. Sanglots ; transie. Horizon ; vide. Promesses ; vaine. Soupirs ; expiée. Ses sourires s’élèvent pour aussitôt tomber sous les glas d’abandon, les vagues d’Inertie.

Caesia s’enlise dans la tourbe.

Un océan de corps fond sur ses derniers efforts. Des mains ignobles la touchent, la lèchent, la brûlent et la recouvrent. Sa flamme chancelante n’est plus celle d’une enfant, rien qu’une boule craintive épouvantée par la vie. Elle se recroqueville, mains plaquées sur ses oreilles.

Allez-vous-en !      Je vous entends pas !      Je vois maman, je vois papa…

Leurs deux visages, des grains de sables dans un désert de carcasses. La belle image perdure, s’effrite et croule ! sous les sons de festin et les grincements de dents, les giclées de jus rouge et claquements des papilles, les succions exaltées et gémissements béats.

Ils mangent maman.      C’est ma faute.      C’est ma faute. Ma faute.

Quelqu’un.      À l’aide.

Ils veulent moi. Pas moi !      Arrêtez ! J’ai rien fait !       C’est ma faute.

Continuer. Continuer. Continuer. Continuer. Continuer. Continuer. Continuer. Continuer.

Caesia se débat derechef, dans le fluide visqueux des chairs en lambeaux. Là où les doigts se noient et les bouches se rongent, elle dévore la première leurs sursauts torturants. Reine des monstres abimés, elle tire la tête de l’enfer englouti ; puis marche. Marche portée par l’ondulation de la foule, ce cœur qui bat ! traîne sa culpabilité dans les remous, sa mère vers les murs. Les flots la jettent sur l’enceinte, cassée par les rouleaux ressacs, échouée là, parmi les autres dont l’écume des songes git aux abîmes de l’ivoire.

Le voilà, le bourg. Et pour quoi ? Sans plus de forces, elle pose une main triomphante sur le domaine des anges. Assombrie de souillure, les lèvres teintées d’un sang sauvage, elle sourit. Elle sourit.

J’ai sauvé maman.

Sa candide victoire éclipse les noires pensées, mais la nuit reviendra sitôt le soleil éteint.

Deux yeux bleus tombent parmi les poussières.

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