Chapitre 3 - Indira

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Sur le chemin, je réfléchis à une idée pour me venger de Leandro. En admirant le paysage qui défile, le stratagème se met en place dans mon esprit. J’observe Maître Allard au volant de sa Ford, concentré sur la route.

— Peter.

— Oui ?

— Pouvez-vous m’accompagner à mon rendez-vous avec Leandro Renucci ?

— C’est que… j’ai du travail et…

— S’il vous plaît. Je dois vous avouer quelque chose.

Nous retrouvons Leandro dans la pièce exiguë au néon grésillant. Il m’attend, assis sur la chaise en plastique blanc, mains croisées sur la table, tête baissée. Mon cœur se met à tambouriner.

— Hello, dis-je maladroitement.

Il lève la tête vers moi. Je déglutis difficilement. Son visage est couvert d’hématomes. Un strip repose sur l’arête de son nez. J’ai un pincement au cœur en le voyant comme ça. Nous sommes vendredi. Il s’est donc battu hier soir. Toujours aussi beau malgré tout. Je m’assieds, prenant un air détaché le plus possible. Je ne dois pas oublier qu’il m’a trompée. Il scrute Peter et prend la parole.

— Maître Allard ? Que faites-vous ici ?

— Je suis venu accompagner Maître Bouchard.

— Et vous, dit-il en me fixant, pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir ?

Il me regarde avec des yeux de cocker. Je vais craquer. Non, c’est hors de question que je cède.

— Je suis venue, vous ne vous rappelez pas ?

— Pardon ? Non. Nous avions rendez-vous. Et vous n’êtes pas venue. Je vous ai attendu pendant une heure, seul dans cette pièce.

Menteur, t’étais en compagnie de ta poufiasse. Mes paupières vibrent sous l’agacement.

— Tu m’as violée, dis-je d’un coup, comme un cheveu sur la soupe.

Leandro est abasourdi. Je jouis de sa réaction si prévisible.

— Qu… Quoi ? Mais qu’est-ce que vous racontez ?!

— Maître Allard est au courant. C’est pourquoi il est ici. Vous m’avez prise par-derrière, vous m’avez pénétrée, ici, dans cette pièce, il y a trois jours.

— Mais vous délirez complètement ! hurle-t-il.

— Ne faites pas semblant, Leandro, réagit Peter.

— Mais… ? Qu’est-ce qui vous prend bon sang ?! J’étais en compagnie de ma femme !

En entendant « ma femme », la douleur au fond de mon être devient vive.

— Regardez les vidéos de surveillance ! Elle est venue me voir et Bouchard n’est jamais arrivée !

— Au contraire, Maître Bouchard se trouvait devant la porte.

— Mais elle n’est jamais entrée ! s’emporte Leandro. Vous devez bien le voir sur la vidéo !

— En fait… non. La vidéo s’est coupée à ce moment-là… Tout porte à croire que vous l’avez agressée sexuellement.

— C’est du délire !!! s’emporte Leandro en se prenant la tête entre les mains.

— Je suis ici pour défendre ma consœur. Vous avez osé violer cette femme !

— C’est insensé ! Vous racontez n’importe quoi ! Abby, dis-lui ! Merde ! Pourquoi tu mens comme ça ?!

— Tu m’as prise par-derrière et tu m’as promis de faire un tour dans ta Lamborghini.

— Qu… Quoi ?! Tu débloques ma pauvre ! Tu confonds tes fantasmes avec la réalité !

— Vous auriez aussi volé une voiture de luxe ? demande Maître Allard.

— Nan mais vous déconnez ?! Je n’ai jamais volé quoi que ce soit et encore moins ce genre de bagnole !

Je secoue la tête, sanglote, puis me mets à pleurer, cachée derrière mes mains. En vérité, je jubile d’excitation. J’écoute Peter et Leandro s’engueuler. Que c’est jouissif, deux hommes qui se disputent pour moi ! Leandro est perdu. Bien fait pour sa gueule, il n’avait pas à me rejeter ainsi.

Soudain, Maître Allard me sort de mes pensées. Il prononce une phrase qui a l’effet d’un électrochoc parcourant tout mon corps.

— Clame ton innocence, Abby !

« Clame ton innocence ». J’ai déjà entendu cette phrase quelque part. Me voilà revenue quinze ans en arrière, dans mes souvenirs. Je me sens flotter sur un nuage. J’ai dix ans, mon père est accroupi devant moi.

— Indira, ne t’inquiète pas. Clame ton innocence en toutes circonstances et tu seras épargnée. C’est compris mon petit sooraj kiran* ?

Mes souvenirs sont flous. Maître Allard me secoue.

— Abby ? Abby ! Ça va ?

— Euh oui.

— Tu vois dans quel état elle est ? Ordure !

— Je vous répète que je n’ai rien fait ! Merde ! Elle ment ! Elle vous manipule ! Je ne comprends pas ses intérêts ! Foutez-moi la paix et trouvez-moi un autre avocat !

— Gardiens ! appelle Maître Allard.

— Arrêtez vos conneries !

Leandro s’approche de Maître Allard poing levé au-dessus de sa tête. Il est immédiatement intercepté par les deux gardiens. Ils le plaquent à plat ventre sur la table, puis lui menottent les mains dans le dos. L’un d’eux écrase son visage sur la table. Leandro est en colère. Je souris en coin. Il ne fallait pas m’ignorer. Ils l’emmènent de force vers sa cellule. Il hurle des injures à notre encontre. Il tente de se débattre. L’un des gardiens le frappe avec une matraque. Il s’écroule au sol. Le second lui administre des coups de pied dans le ventre. Je croise les bras devant ce spectacle. Je jure qu’il perdra tout. Sa femme, sa liberté, son honneur, tout.

Maître Allard pose une main amicale sur mon épaule. Nous le regardons disparaître avec les gardiens au détour du couloir de droite.

Avec la bombe que j’ai lâchée, le procès de Leandro est avancé à la fin de la semaine. Je rentre chez moi, refusant que Maître Allard m’accompagne.

Le vent souffle sur mon visage. C’est agréable. Arrivée chez moi, je m’allonge sur le sofa et contemple le plafond terni par le temps. « Clame ton innocence ». Je connais ces mots. Je les connais même par cœur. Mais pourquoi ? D’où viennent-ils ? Je ferme les yeux, m’endors à moitié. Comme un songe, les souvenirs me reviennent clairement.

J’ai dix ans. Il fait chaud. Je suis debout devant mon père. Il est accroupi devant moi, me fixant avec un air de désolation. Je sens un liquide visqueux couler sur mes doigts. Du sang rouge et chaud. Je tiens dans ma main droite un couteau de cuisine ensanglanté. Et à mes pieds, se trouve le chat persan de mon oncle. Une boule de poils couverte de sang. Égorgée. C’est moi qui ai fait ça ? Je penche la tête de côté. Il n’arrêtait pas de miauler sous ma fenêtre et de prendre le parterre de tulipes de ma mère pour sa litière. Cela devait cesser. Alors j’ai tué cette bestiole. Je ne ressentais ni remords, ni regrets. J’étais comme soulagée, libérée.

Mon père m’a regardée dans les yeux, mains posées sur mes épaules et il m’a sorti cette phrase : « Quoi qu’il arrive, clame ton innocence. Toujours. Compris Indira ? »

J’ai acquiescé. Et c’est ce que j’ai fait. À douze ans, j’ai tué mon ami en le poussant dans le fleuve Uhlas à Mumbai, car il ne voulait pas m’embrasser. Il m’a rejetée et je l’ai puni. À quinze ans, j’ai tué mon premier petit ami, car il m’avait trompée pour une autre. Je l’ai tué en l’étranglant avec sa cravate de collégien. Ma mère m’a toujours dit de ne jamais laisser les hommes nous diriger. J’ai vu ma mère se faire violer par mon oncle, quand j’avais six ans. Il m’a obligée à rester dans sa chambre à regarder. Puis une fois son affaire terminée avec ma mère, il s’est occupé de moi. J’ai ainsi perdu ma virginité. Cet événement me marqua à jamais. Depuis ce jour, j’ai juré de les faire souffrir à mon tour. Il était hors de question qu’ils décident à ma place, alors c’est moi qui ai pris les devants, qui choisissais l’homme avec qui je voulais être. Et s’il refusait, je l’éliminais. Le chat de mon oncle refusait de m’obéir. Il n’était qu’une proie pour m’échauffer. En vérité, je voyais ce chat comme une métaphore de mon oncle. Ma mère est morte à cause de ses viols à répétition. J’avais dix ans.

Je me rappelle qu'à sept ans, mes professeurs m’ont déclarée HPI. À neuf ans, les médecins m’ont diagnostiqué un trouble mental. Et à treize ans, les psychologues m’ont cataloguée Schizophrène. Après mon troisième meurtre, mon père et moi avons quitté l’Inde pour le Canada. Et là, ma vie a changé. Je suis devenue qui je voulais. Et à chaque fois, une victime trépassa sur mon chemin.

Infirmière Cassandre : j’ai tué un jeune homme qui m’a rejetée en lui administrant une substance mortelle dans sa perfusion.

Cheffe de produit Zoé dans une célèbre entreprise de sodas : j’ai éliminé mon collègue qui a refusé mes avances. Un meurtre déguisé en accident de voiture.

Agent immobilier Géraldine : j’ai poussé un investisseur dans la dalle fraîchement coulée d’un immeuble en construction. Lui aussi m’a congédiée.

Responsable ressources humaines Irène : j’ai licencié un homme marié qui s’est joué de moi, préférant sa femme. Je l’ai ensuite bousculé sous un train.

Et maintenant, avocate Abby. Éprise de mon client. Lui encore, un homme qui me repousse.

J’ai plusieurs cordes à mon arc : femme, étrangère, extrêmement intelligente, capable de changer de personnalité, atteinte de troubles mentaux et le plus important, cette phrase : "clame ton innocence", celle qui me sauve toujours des mauvais pas.

Je me rappelle qui je suis. Je jubile. Leandro ne peut rien contre moi. Je vais le détruire. Ce n’est pas lui qui clamera son innocence, non, je le lui interdis.

Le jour du procès, il se retrouve seul devant la juge. Je suis accompagnée de Maître Allard. Leandro parcourt la pièce de son regard. Aucun témoin, aucune présence de sa femme. Personne n’est venu. Ou plutôt, j’ai convaincu ces femmes de ne pas venir. Tu es seul mon pauvre ami.

Le juge dicte les chefs d’accusations suivants : agression sexuelle, violence, viol, racisme, menaces, intimidation, harcèlement criminel, trafic de drogue, meurtre de l’adjoint au maire, trouble de la paix.

Leandro est abasourdi.

— C’est une plaisanterie ?! hurle-t-il. Je n’ai rien fait de tout ça !

Je jubile de le voir paniquer.

— Regardez les enregistrements de vidéo surveillance ! Vous verrez que je n’ai rien fait !

— Justement, parlons-en. Lors de vos entretiens avec Maître Bouchard, toutes les communications ont été enregistrées. Nous vous entendons clairement prononcer les mots suivants : « Maîtresse », « Bollywood », « physique d’indienne », ainsi que les phrases « Vous ne comprenez rien », « nous avions rendez-vous », « Vous devez vous préoccuper que d’une seule chose », « vous jouez », « rien n'est gratuit », « tu me dois quelque chose en retour ». Des propos clairement explicites, sexistes et provocateurs.

— Vous sortez ces mots en dehors de leur contexte ! Écoutez la conversation en entier ! C’est quoi cette mascarade ?!

J’ai utilisé l’IA pour récupérer ces vidéos et les utiliser à mon avantage. Leandro ne peut rien contre moi. Je chantonne dans un coin de ma tête « HPI, HPI, je suis HPI happy et toi, tu n’es rien, lalali ».

— Nous possédons également des photographies de sa cuisse droite, ajoute l’avocat. Comme vous pouvez le constater sur cette photographie, un énorme hématome est présent sur sa peau.

Leandro se tourne vers moi.

— Bouchard ! Putain de merde ! Arrête tes conneries !

Il aimerait m’étrangler, je le vois dans ses yeux. Mais ses chaînes l’en empêchent. Ses mains sont attachées au crochet fixé sur le pupitre devant lui. Il tire. Ses menottes cisaillent la peau de ses poignets. Du sang se met à couler. Il s’agite. Je me lèche les lèvres, excitée.

La juge donne un coup de marteau pour exiger le silence.

Je fais ce que mon père m’a toujours conseillé de faire. Je ferme les yeux. « Clame ton innocence ». Papa, me regardes-tu de là-haut ? Ou t’es-tu réincarné en petit animal pour me protéger ? Je soupire, mélancolique. Tu es parti trop tôt. Mes souvenirs d’enfance tournent en boucle dans ma tête. Je me rappelle des détails oubliés. Mon père s’est occupé de moi, seul. Nous avons quitté l’Inde sans que je puisse venger ma mère. Alors je l’ai fait à travers mes meurtres, minutieusement préparés, analysés, prémédités. Mon QI est bien supérieur à la moyenne. Je suis Indira, je suis Cassandre, je suis Zoé, je suis Géraldine, je suis Irène, je suis Abby. Toutes ces femmes ont un point commun. Toutes ont été violées. Mais maintenant, je refuse de me laisser diriger par un homme, alors je choisis. S’il me rejette, je le punis.

Je t’ai donné ta chance Leandro. Tu m’as repoussée. Alors crève. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Ses cris me ramènent à la réalité. Il hurle son innocence. Il se débat, tire sur ses chaînes. Sans preuves pour le disculper, la juge le condamne à la peine de mort. J’avance vers lui, lui susurre à l’oreille : « je t’ai eu ». Il tire sur ses chaînes, m'insulte en français, en anglais et en italien. Mélangés, ces mots vulgaires forment une jolie mélodie. Je trottine pour sortir de la salle d’audience. Je me retourne tout de même pour m’assurer de sa réaction. Il me fusille du regard, me trucide, m’assassine, me supprime avec ses yeux noirs ténébreux. Trop tard Leandro. Dommage, il était vraiment beau. Quel gâchis ! Le procès est terminé. En prime, j’ai eu le droit d’admirer la parfaite tête d’abruti de Martin lors du verdict. Satisfaite, je quitte le Tribunal d’Ottawa. Le Canada a exécuté son premier criminel. Quelques jours plus tard, je pars pour les États-Unis.

Je m’appelle Millie et je suis courtière en assurances fraîchement diplômée. En ce jour particulièrement froid du mois de février, je me dirige vers l’agence Axoda de Boston, avec pour armes : mon intelligence et mon innocence.

*rayon de soleil en hindi

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