Chapitre 3 - Dans l'ombre des Sentinelles - 2ème partie

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Les jumeaux n’eurent pas longtemps à patienter. À leur grande surprise, Hesja quitta le domaine dès le lendemain sous les rayons transperçants de l’aube. Ils ne l’avaient pas vue de la soirée. Après s’être occupée de Lysandre, elle s’était enfermée dans sa chambre et n’était même pas redescendue manger. Ils avaient profité d’avoir le champ libre pour préparer discrètement leurs affaires, loin de se douter que leur mère les abandonnerait si vite.


— Où vous allez comme ça ? les interrogea une voix sèche au moment où les garçons bouclaient leurs derniers préparatifs dans la pièce principale.


Occupé à enfiler ses bottes, Naëwen se redressa sur son banc dans un sursaut et aperçut au bord du couloir Lysandre, qu’ils croyaient encore alitée. Celle-ci fixait d’un œil à la fois soupçonneux et inquiet leur paquetage bien fourni, posé à côté de la porte d’entrée. Pris au dépourvu, son petit-fils ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit.


Keÿlán lui sauva la mise avec un aplomb déconcertant :


— On va consulter les aïeuls à Úrdmor, déclara-t-il en achevant de sangler sa besace. Wilhelm, Gibrius et Seamaël ont droit à une cérémonie funéraire, même si on peut pas récupérer et purifier leur corps. Ce sont des héros. Ils méritent qu’on honore leur mémoire et leur bravoure !

— Les aïeuls seront sûrement de bons conseils pour aider leur esprit à reposer en paix, renchérit Naëwen, qui avait retrouvé sa verve. Ne t’en fais pas, on sera de retour d’ici quelques jours. On va demander à Martev de veiller sur toi et de s’occuper du domaine pendant notre absence.


Des larmes perlèrent au coin des yeux de la vieille femme, mais ne coulèrent pas sur ses joues. Éteinte, elle s’en retourna d’un pas lent dans sa chambre. La tête basse, ses épaules ployaient sous le poids du chagrin.


Naëwen se sentit coupable de procéder de la même manière que leurs parents. Leur grand-mère craignait-elle qu’ils disparussent à leur tour ? Il aurait tant aimé la rassurer, cependant il avait peur de trahir leurs intentions. Si elle décidait d’envoyer quelqu’un chercher leur mère en urgence pour les empêcher de commettre ce sacrilège, ils étaient fichus. Il espéra que leur voisin accepterait leur requête sans trop se montrer curieux...


La menace écartée, les jumeaux se vêtirent de leur manteau et de leur cape, saisirent leur besace et ouvrirent la porte d’entrée. Dehors, le soleil blafard s’était réfugié sous une épaisse couverture de molleton blanc qui engloutissait les plus hauts sommets et annonçait de prochaines chutes de neige. Au moins, celle-ci se chargerait d’effacer les preuves de leur transgression.


Avant de franchir le seuil de la demeure, Naëwen jeta un dernier regard à la cheminée crépitante, auprès de laquelle ils avaient passé de longs moments en famille. Une angoisse indicible l’étreignit. Il sentait que rien ne serait jamais plus comme avant. Pourtant, tout avait déjà commencé à changer avec le départ de leur père. Mais cette fois, cela lui semblait différent. Son intuition était-elle altérée par le fait qu’il eût conscience des répercutions importantes et inéluctables qu’ils allaient sciemment provoquer en entreprenant ce voyage ? N’existait-il pas d’autre solution envisageable ?


Le garçon regretta de ne pas pouvoir bénéficier de la sagesse d’Andorim. Retourner à Núrya sans y avoir été convié était de toute façon inenvisageable et renforcerait à coup sûr les soupçons à leur égard. De surcroît, le Sage ne semblait pas y séjourner ces temps-ci, auquel cas il aurait assisté à l’une de leur entrevue, la sienne très probablement, et leur aurait témoigné son soutien dans cette rude épreuve...


La boule au ventre, Naëwen referma la lourde porte derrière lui et se hâta de rejoindre Keÿlán, qui enjambait déjà la barrière immobilisée par une congère à l’entrée du domaine. Ils empruntèrent le chemin pavé, enseveli sous l’hermine fraîche, longeant le muret qui délimitait leurs pâturages et leurs champs bordés d’arbres dénudés.


À leurs terres se succédèrent celles du domaine voisin, sur lesquelles se dressait une imposante maison en bois aux multiples toitures. De la cheminée jaillissant à son sommet s’échappait un long panache de fumée blanche qui se mêlait au ciel.


Les garçons quittèrent le chemin et remontèrent l’allée déblayée d’un pas incertain. Après avoir guetté les alentours déserts, ils grimpèrent une volée de marches et se figèrent sur le perron, abrité par un auvent aux courbes élégamment ouvragées.


— Qu’est-ce que tu attends ? se dandina sur place Naëwen.

— Ben vas-y toi, répliqua Keÿlán. C’était ton idée, non ?


Le garçon fluet s’approcha à contrecœur de la porte, sculptée d’arabesques et de motifs végétaux traditionnels. Il risqua un coup d’œil par sa fenêtre arrondie. Hélas, la mosaïque de verre coloré ne l’aidait pas à distinguer davantage que des formes grossières à l’intérieur.


— Et si on tombe sur Iryna ? chuchota Naëwen en adressant un regard presque suppliant à son frère.

— Bon, laisse-moi faire, grogna celui-ci, agacé, en prenant sa place.


Keÿlán inspira profondément afin de se donner du courage. Le torse bombé, il leva la main, prêt à sonner la cloche suspendue à un crochet. En son for intérieur, il pria pour que la propriétaire ne le blâmât plus d’avoir passé du bon temps avec sa fille aînée dans leur grange le cycle dernier avant de courir d’autres jupons, alors que Naëwen avait précédemment assumé la responsabilité de ses actes en jurant fidélité à la cadette. De toute manière, son amante éphémère était vite passée à autre chose elle aussi...


Soudain une ombre obscurcit la vitre et la porte s’ouvrit. Surpris, les jumeaux reculèrent d’un pas mais furent soulagés de voir apparaître dans l’encadrement la silhouette dégingandée de Martev, qui arborait une moue compatissante.


— Ça va les garçons ? Je vous ai vus arriver du grenier. J’ai croisé votre mère tout à l’heure, elle m’a annoncé la nouvelle avant de repartir là-haut...


Keÿlán haussa les épaules, ne sachant quoi lui répondre.


— Justement, à ce propos... commença Naëwen avec embarras. Est-ce que tu pourrais t’occuper de Lysandre pendant quelques jours ?


L’homme aux longs cheveux châtains tressés et aux yeux gris leur lança un regard soupçonneux.


— Vous allez pas faire de conneries, rassurez-moi ?

— On a besoin de consulter les aïeuls, lança Keÿlán d’un ton péremptoire.

— Oh, je comprends ! Oui, bien sûr. Après tout, je dois bien ça à votre père. Il m’a pas mal aidé, surtout quand le toit de la grange s’est effondré à cause des orages. J’espère qu’Iryna m’en voudra pas trop...


Ravis que cette étape s’avérât plus facile qu’ils l’avaient imaginée, les garçons le remercièrent et filèrent sans plus tarder.


— Faites attention à vous ! leur cria l’homme inquiet tandis qu’ils quittaient son domaine. C’est pas la meilleure saison pour s’aventurer là-bas...


Les jumeaux jugèrent préférable d’éviter les chemins. À cette heure encore matinale, les chances de croiser des villageois étaient loin d’être nulles. Ils abandonnèrent la route au premier croisement, longèrent le muret jusqu’au pied de la montagne et empruntèrent une sente, formée par le passage régulier des animaux sauvages. Dissimulés par les arbres et les broussailles, ils purent ainsi marcher à un bon rythme sans se soucier d’attirer l’attention sur eux. Au pire, on les prendrait pour des bêtes, songea Naëwen. Or, la chasse étant interdite à l’approche de la Longue Nuit et jusqu’au Renouveau, ils n’avaient rien à craindre.


Après avoir dépassé plusieurs villages, leur estomac leur signifia qu’il était temps de prendre une pause. Les garçons s’enfoncèrent alors davantage dans la forêt, en quête d’un lieu où s’installer sans être aperçus depuis le plus proche sentier. Bien que ce dernier semblât assez peu fréquenté à cette période du cycle, il valait mieux ne pas prendre de risque.


— J’ai trouvé l’endroit parfait ! s’exclama Keÿlán, qui détala sans attendre l’avis de son frère.


Devinant la cible de son enthousiasme, Naëwen s’élança à sa suite. Ils grimpèrent le flanc de la montagne sur quelques mètres et s’assirent côte à côte au sommet d’un imposant rocher, qui offrait une vue avantageuse sur les environs. Encore haletant mais réchauffé par la course, Naëwen déballa leurs provisions de sa besace. Il tendit à son frère affamé une galette de céréales et deux lamelles de viande séchée, qui eurent tôt fait d’être englouties.


— Si on maintient l’allure, on devrait franchir les collines avant la tombée de la nuit, annonça Naëwen entre deux bouchées.


Intrigué par le silence inhabituel de Keÿlán, il lui lança un regard interrogateur. Le gaillard fixait le vide, un pli soucieux barrant son front.


— On va dormir là-bas ?


Un ricanement échappa à Naëwen.


— Évidemment ! Tu croyais qu’on atteindrait les falaises en une journée ?

— Oh, ça va, hein ! C’est pas moi l’intello ici.


Dans un mouvement d’humeur, Keÿlán empoigna sa besace et se leva.


— Dépêche-toi si tu veux pas que je te laisse ici tout seul, grogna-t-il en entamant la descente de leur perchoir.

— Attends-moi, andouille ! Tu serais capable de te perdre en ligne droite.


Pestant contre la susceptibilité de son jumeau, Naëwen avala le reste de son repas et le rejoignit.


Les montagnes s’affaissèrent en rubans de collines boisées et les villages se raréfièrent à mesure qu’ils approchaient de l’océan. La neige se mit à tomber en flocons épars, virevoltant avec mollesse avant de mourir au creux des profondes empreintes laissées dans leur sillage. En dépit de la fatigue croissante, accentuée par la succession des dénivelés, les garçons essayèrent de garder le rythme. Le jour ne tarderait pas à décliner rapidement.


Au sommet d’une colline se dévoila un antique village. Une poignée de huttes rondes en pierre et en chaume étaient tapies au fond d’un paisible vallon, où s’affairaient quelques jeunes hommes. De chaque cheminée centrale s’élevait la fumée alléchante d’un souper en préparation. Les jumeaux s’accroupirent sous le couvert des arbres et prirent soin de contourner discrètement ce qui semblait être Úrdmor, dernier lieu de civilisation avant les landes. Là, vivaient jusqu’à leur trépas ceux que l’on nommait respectueusement les aïeuls.


Ultime rempart contre la suprématie de la Númbÿa qui souhaitait imposer à la péninsule le culte des Enúi, ces hommes, illustres par leur longévité, leur sagesse et leurs vastes connaissances, étaient la voix des ancêtres et les gardiens intouchables des légendes et des traditions millénaires du peuple Galhwë. Parmi leurs élèves et serviteurs, les aïeuls ne transmettaient leurs secrets qu’à une poignée d’élus jugés dignes de devenir leurs potentiels successeurs. À travers toute la péninsule, chaque chef de bourg ou de village, bien que choisi par sa communauté, leur devait allégeance avant de pouvoir accéder à leur fonction en toute légitimité. La survivance de cette coutume, primordiale aux yeux du peuple, contribuait à les préserver de la pleine ingérence de la Númbÿa, au grand dam des Sages du Conseil.


Aussi, seuls les aïeuls avaient droit de procéder aux rites funéraires et à l’inhumation des défunts sur les terres sacrées, où reposaient sans distinction misérables paysans, nobles artisans et guerriers valeureux. Toutefois leurs compétences ne se limitaient pas aux préoccupations funestes. En effet, il était courant que les gens du commun voyagent jusqu’à ce village perdu plusieurs fois dans leur vie afin de bénéficier de leurs conseils ou de leur aide concernant un conflit, une maladie, une mauvaise récolte, une Union ou une naissance.


Selon les dires de Lysandre, la disparition de Wilhelm et la trahison de la Númbÿa avaient incité Seamaël à consulter leur sagesse à maintes reprises. Lui et ses compagnons étaient sans doute venu quérir en secret leur bénédiction avant de s’aventurer à leur tour dans le Gwalmorth. Se pouvait-il même que ce dangereux périple leur eût été recommandé par les aïeuls ? Peut-être les Sentinelles en sauraient-elles le fin mot...


À la fois intimidés et impressionnés par l’aura singulière de ce lieu sans âge qu’ils contemplaient pour la première fois, les jumeaux se sentirent terriblement coupables de leurs intentions sacrilèges. Luttant contre son envie de faire demi-tour et d’implorer le pardon des aïeuls, Naëwen se détourna d’Úrdmor puis descendit vers un ruisseau bordé de saules et de roseaux.


Les ombres s’étiraient et s’entremêlaient déjà.


— On aurait peut-être dû commencer par consulter les aïeuls, tu crois pas ? souleva prudemment Keÿlán, dont la boule d’angoisse ne cessait de croître au fond de son estomac à chaque pas qui les éloignait du village.


À peine plus confiant en sa décision initiale, Naëwen laissa échapper un profond soupir accablé.


— Quand bien même ils auraient accepté de nous recevoir, il aurait subsisté des mystères autour de cette histoire. Ce ne sont que des mortels. Beaucoup de choses leur échappent. Sans compter que si nous n’avions pas obtenu réponse à nos questions, nos chances de pouvoir nous faufiler jusqu’ici sans attirer l’attention auraient été compromises...


Keÿlán acquiesça en silence. Que cela lui plût ou non, leurs espoirs reposaient sur ces fameuses Sentinelles. Et si les rumeurs à leur sujet étaient erronées ? Et si elles s’offensaient de leur présence sur leurs terres sacrées et décidaient de les punir sévèrement pour leur témérité ?


— Je crois qu’on arrive, murmura Naëwen, coupant court aux réflexions torturées de son frère.


Il désigna à Keÿlán la pente douce qui montait, moins élevée que les précédentes, de l’autre côté de la rive. Les bras levés pour conserver l’équilibre, ils franchirent le cours d’eau avec précaution, marchant de rocher en rocher. Sous leur chapeau de neige, la mousse humide qui les recouvrait était très glissante.


Enfin, ils gravirent le coteau. Devant eux s’étendait la lande inhabitée. À l’horizon se distinguait la silhouette des Sentinelles, dont la surface reflétait le ciel d’un gris morne. Les garçons frémirent d’angoisse et d’excitation à l’idée de passer la nuit aux portes du royaume des ancêtres. Pourvu que personne ne les repérât, si près du but !


Ils échangèrent un regard empli de crainte et doute, puis entreprirent de chercher un coin propice pour établir un camp protégé du vent et du froid, où leur feu n’éveillerait pas la curiosité à distance. Naëwen dénicha une formation rocheuse, dont le surplomb abritait un carré d’herbe et de rocaille resté au sec. Entre deux bosquets d’arbres à proximité serpentait la rivière indolente qu’ils avaient croisé plus tôt.


Après avoir déposé leur paquetage contre la paroi de leur abri naturel, Keÿlán partit ramasser du branchage tandis que Naëwen rassemblait des pierres en cercle pour délimiter un foyer. Lorsqu’ils s’installèrent enfin, fourbus, autour des flammes dansantes, la nuit avait obscurcit la péninsule. La chape de nuages ne s’était toujours pas dissipée, les privant du réconfort des étoiles. Au-dessus des falaises, une tache diffuse et écarlate baignait le paysage lointain d’une lueur inquiétante.


Naëwen se concentra sur la préparation du repas, refusant de céder à l’angoisse que lui insufflait ce spectacle. Un ululement troubla la mélopée du cours d’eau. Les buissons de bruyère s’agitaient de temps à autre, révélant la présence de rongeurs.


L’air maussade, Keÿlán faisait rouler d’une main à l’autre une pierre ronde, prélevée en bordure du foyer. Sa voix tranchante brisa soudain le concert nocturne :


— Arrête de faire comme s’il s’était rien passé.


Naëwen se redressa et le dévisagea, interloqué. Keÿlán jeta la pierre au loin de toutes ses forces. Ils entendirent le craquement d’une branche ainsi qu’un croassement indigné, suivi par un battement d’ailes frénétique qui s’éloigna vers le sud.


— Les Singes ont obtenu ce qu’ils voulaient par ma faute. Essaye pas de me faire croire que tu le sais pas. J’ai trahi le serment. J’ai trahi ada.


Sa voix monta crescendo, vibrant d’une colère sourde sur le point d’exploser. Naëwen tremblait. De froid, de fatigue, de peur. Le moment qu’il redoutait était arrivé. Il ne voulait pas en parler. Pas maintenant. Surtout pas ici. Il ne voulait même pas y penser.


— Pourquoi tu dis rien ? Ça te fait rien de savoir qu’ils ont accès à la caverne à cause de moi ?!


Naëwen abandonna son occupation, le ventre noué. Grâce à l’habile illusion qui avait piégé son frère, Issa et les autres Aïwë de la caverne étaient désormais vulnérables à la convoitise des Sages, il en avait bien conscience. Hélas, que pouvaient-ils y faire ? Ils étaient complètement démunis face à cette tragédie.


— Écoute... Les Sentinelles vont nous aider à tirer toute cette histoire au clair. Une solution nous sera même peut-être proposée pour réparer le tort causé. En attendant, on ferait mieux de reprendre des forces.


Keÿlán maugréa une réponse inintelligible entre ses dents et finit par se calmer de lui-même.


Ils se forcèrent à manger puis s’étendirent l’un contre l’autre près du feu afin de se tenir chaud. Bien que silencieux, chacun peinait à apaiser son esprit, obnubilé par les récents événements. Mais la fatigue du voyage eut finalement raison d’eux et ils sombrèrent dans un sommeil sans rêve.


Lorsque Naëwen se réveilla, transis de froid à cause de l’humidité, leur camp était entouré d’un épais brouillard. Il se redressa d’un bond et scruta les environs. On devinait vaguement les contours des bosquets pourtant voisins. Un détail le frappa. Le silence, pesant et menaçant. Il n’y avait même pas un souffle de vent.


Avaient-ils trop longtemps dormi ? Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être... Il secoua Keÿlán, qui ouvrit difficilement les yeux.


— Merde ! jura celui-ci en réalisant où il se trouvait.


Le gaillard se releva et aida son frère à rallumer le feu. Ils prirent un petit-déjeuner copieux puis effacèrent toute trace de leur passage, au cas où quelqu’un passerait par là.


Fin prêts, les jumeaux se tinrent un instant immobiles, côte à côte, face au mur de brouillard qui enveloppait les landes de son linceul. Ils regrettèrent de ne pas avoir tenté leur chance la veille. Les ancêtres essayaient-ils ainsi de les dissuader de s’aventurer dans leur royaume ?


— J’espère que tu sais ce que tu fais, lança Keÿlán.

— C’est l’inconnu pour moi comme pour toi.


Pétrifié d’effroi, Naëwen songea qu’il n’y aurait sans doute aucun retour possible. Car si d’autres avant eux avaient osé fouler ce sol, nul ne le savait. La vision de la petite Dreïwyn et de ses proches disparus s’imposa à lui. Il devait prendre ce risque, au moins pour eux.


Il trouva le courage de faire le premier pas. Rien ne se passa. Aucune ire céleste ou tellurique ne s’abattit sur lui avec fracas. Le soulagement fut si intense que ses jambes manquèrent de défaillir.


Gonflé d’espoir, Keÿlán le dépassa, s’enfonçant avec détermination dans le brouillard.


— Eh ! Attends-moi ! l’interpella Naëwen, se hâtant de le rattraper avant qu’il ne disparût de son champ de vision grandement restreint.

— Reste bien à côté de moi si tu veux pas qu’on se perde.


Les intrus avancèrent avec prudence, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement. Il leur sembla marcher au milieu de nulle part pendant des heures. À travers la neige perçaient la bruyère mauve et les fleurs vivaces de la Lómë, qui égayaient la blanche monotonie de leur bleu pervenche. Malgré leurs craintes persistantes, les morts ne se réveillèrent pas de leur sommeil éternel pour les punir d’avoir piétiné leur sépulture.


Soudain leur parvint l’odeur iodée des embruns, dont ils perçurent le fracas des vagues étouffé au loin. Les jumeaux pressèrent le pas, réjouis d’avoir enfin atteint les falaises sans encombre.


Une énorme masse sombre se dessina devant eux, précisant peu à peu ses contours. Le cœur de Naëwen s’emballa. Ses jambes se mirent à courir. Un éclat de rire irrépressible monta de sa gorge. Il tomba à genoux au pied de l’imposante statue, exultant d’une joie ineffable.


Celle-ci représentait le solide buste d’un Aúni aux traits fins empreints d’un calme infini et d’une volonté inébranlable. Haut comme quatre hommes, le Gardien inanimé dominait la terre et l’océan, fixant un point invisible à l’horizon.


Keÿlán siffla son admiration. Il n’avait jamais vu une chose pareille... Quelle était cette matière étrange qui le constituait ?


Naëwen se releva, tremblant d’émotion. Il n’en revenait pas... Il contemplait de ses propres yeux une Sentinelle ! Il tendit une main fébrile vers sa surface lisse et diaphane, qui semblait luire d’une lumière intérieure.


— Elle ne te donnera aucune réponse, déclara une voix suave qui semblait provenir de la statue. Ce n’est qu’une relique muette d’un passé perdu.


Persuadés d’être seuls au bout du monde, les jumeaux tressaillirent. Keÿlán dégaina son épée et fit signe à son frère de rester en retrait, sur ses gardes. D’un mouvement vif, ce dernier décocha une flèche du carquois accroché à sa ceinture et banda son arc, visant l’endroit où se cachait l’inconnue.


— Qui êtes-vous ? Montrez-vous ! l’exhorta le gaillard d’une voix forte et menaçante.


Une silhouette gracile émergea derrière la Sentinelle et s’avança lentement vers les garçons. Ils découvrirent avec stupeur une femme vêtue d’une tunique couleur de mousse ornée de tissu torsadé, de perles en bois et de divers talismans. Des plumes, des anneaux et des perles en os décoraient sa longue chevelure rousse assemblée en innombrables tresses. Sa peau cuivrée était tatouée de motifs tribaux et d’élégantes arabesques végétales.


Naëwen frémit d’horreur à la vue de ses yeux d’or et de son front nu, dépourvu de gemme.


— Une Sorcière des landes ! s’écria-t-il dans un brusque mouvement de recul.

— Bouh ! s’amusa-t-elle à les effrayer.


Pris par surprise, Naëwen décocha malencontreusement sa flèche, qui ricocha à la surface de la Sentinelle sans lui infliger la moindre égratignure et tomba à plat sur la neige. Le garçon blêmit et se figea, les yeux écarquillés, terrorisé par le sacrilège qu’il venait de commettre bien malgré lui. La Sorcière s’esclaffa de sa réaction. Keÿlán se campa sur ses jambes, prêt à se défendre.


— Allons mon garçon, tu n’as rien à craindre. Surtout pas de ces gros cailloux lumineux ! Ils sont aussi inertes que les cadavres qu’ils gardent. Et puis, je ne suis pas armée, tu vois ?


Elle leva les mains en signe de paix et tourna sur elle-même dans une danse sautillante.


— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Qu’est-ce que vous nous voulez ? l’assaillit de questions Naëwen qui avait repris contenance, offusqué par tant d’insolence.

— Moi ? s’étonna-t-elle avec une innocence feinte. Oh, je ne veux rien. En revanche, je sais que vous, vous cherchez quelque chose. C’est pourquoi vous vous êtes aventurés là où nul mortel n’est le bienvenu...


Elle leur lança un regard plein de connivence.


— Comment vous le savez ?! s’alarma l’archer.

— Depuis quand vous nous espionnez ?! s’insurgea Keÿlán, qui pointa le bout de sa lame vers la gorge exposée de leur interlocutrice.

— Les Racines m’ont murmuré votre venue. L’Arbre sait, déclama celle-ci en mimant sa ramure avec d’amples gestes. Et il ne se trompe jamais.


Keÿlán jeta un regard inquiet à son frère, interdit.


Démunie face à l’insatiable curiosité de Naëwen, leur mère leur avait parlé un jour des Sorcières farouches peuplant les landes d’Andosia, au sud de la péninsule. Dévouées au mystérieux culte des Racines, ces guerrières recluses au cœur d’un sanctuaire sylvestre impénétrable étaient prêtes à tout pour protéger un arbre, immense et très ancien, unique survivant de son espèce éteinte depuis des temps immémoriaux. Impitoyables envers les intrus qui osaient profaner leur forêt millénaire, elles vivaient exclusivement entre femmes, à l’écart des hommes qu’elles considéraient faibles et impurs. Armées et explorateurs avaient maintes fois tenté de les approcher ou de les soumettre. Mal leur en avait pris.


Hesja avait évoqué chez certaines d’entre elles une maîtrise parfaite des Arcanes de l’Aïúmanë et du Rêve, qui leur avait toujours assuré une victoire écrasante sur leurs ennemis et aurait fait pâlir de jalousie les Sages les plus accomplis de Núrya. Un détail crucial nourrissait cependant les terribles rumeurs qui circulaient à leur propos : aucune de ces Sorcières n’était dotée d’une gemme... Ainsi la Númbÿa les avaient-elles accusées de pactiser avec les Insha. Certains prétendaient même qu’elles sacrifiaient aux entités malfaisantes, en échange de leurs pouvoirs, les innocents ayant le malheur de s’aventurer trop près de leurs terres. Lorsque Naëwen avait interrogé Andorim à ce sujet, celui-ci lui avait confirmé l’existence de telles allégations au sein de la Númbÿa, sans vouloir plus s’étendre.


Pour une raison obscure, Seamaël n’avait pas apprécié que ses fils eussent connaissance de ces histoires et leur mère ne les avait plus jamais évoquées, de crainte qu’il se fâchât davantage.


Naëwen déglutit, se forçant à soutenir le regard acéré de l’inconnue. À tâtons, il saisit une autre flèche et banda à nouveau son arc. S’il s’agissait bien d’une Sorcière d’Andosia, que faisait-elle ici, loin de chez elle ? Disait-elle la vérité en prétendant avoir été guidée par cet arbre que vénérait son peuple ? Comment un arbre aurait-il pu deviner leurs intentions ? Quel intérêt avait-il à leur envoyer une de ses dangereuses Sorcières ?


Ennuyée par ce silence interminable, la femme leur révéla la raison de sa présence :


— Vous voulez connaître le sort de Seamaël... Je peux vous aider à trouver les réponses que vous cherchez...


Le sang de Naëwen ne fit qu’un tour. Contre toute attente, Keÿlán baissa sa garde.


— Comment ? l’interrogea-t-il, partagé entre la méfiance et l’impatience.

— Le Rêve. C’est une porte vers les Limbes. Et votre père vous y attend...

— Ça suffit ! s’écria soudain Naëwen. Viens, on s’en va !


L’archer empoigna le bras de Keÿlán, qui lui résista.


— Je vous laisse le temps de réfléchir à mon offre, susurra la Sorcière, amusée par la tension qui montait entre les jumeaux. La nuit porte conseil...


Sur ces paroles, le gaillard emboîta le pas à son frère. Ce dernier marchait à vive allure, désireux de mettre le plus de distance possible entre la Sorcière et eux.


L’indignation de Keÿlán éclata :


— Je te comprends pas... On a une chance inespérée de découvrir la vérité, et toi, tu refuses ?!

— Crois-moi, je veux savoir ce qu’il s’est passé, au moins autant que toi ! se défendit Naëwen d’une voix blanche. Mais pas de cette façon...

— Et comment, alors ? T’as une autre idée peut-être ?! Tu l’as constaté comme moi : toutes ces histoires sur les Sentinelles, c’est que du vent !


Le visage fermé, son frère ne dit mot. En lui, tous ses espoirs s’effondraient. Quel idiot il avait été de croire à ces fables pour enfants...


Ils retournèrent à l’endroit où ils avaient fait halte la veille et y établirent à nouveau leur camp. Il était trop tard pour reprendre la route. Le soleil entamait son déclin derrière les montagnes à l’ouest. Le brouillard avait fini par se lever à leur retour, révélant un ciel bleu limpide.


Furieux à l’idée de laisser filer une telle occasion, Keÿlán fit semblant de dormir et attendit que son frère eût sombré dans le sommeil pour lui fausser compagnie. Il ne pouvait se résoudre d’avoir fait tout ce chemin, d’avoir pris tous ces risques, pour rien. Il retrouva aisément le campement de la Sorcière, dont les flammes étaient visibles jusqu’à leur abri. La lande rougeoyante sous le flambeau de Velgán dégageait une atmosphère lugubre.


— Ah, tu es revenu, se réjouit la Sorcière en le voyant approcher. Le chétif n’est pas avec toi ?

— Nan, il s’est dégonflé, rétorqua Keÿlán.


Il se laissa choir lourdement auprès du feu, passablement énervé, et croisa les jambes en tailleur. Qu’est-ce qui lui avait pris d’espérer un brin d’héroïsme de la part de son frère ? Fidèle à lui-même, il le laissait se charger des basses besognes. Après tout, s’ils étaient là, c’était par sa faute !


La Sorcière empoigna une dague et contourna le foyer pour s’agenouiller à ses côtés. Regrettant sa témérité, le gaillard posa la main sur la garde de son épée. D’un geste, elle l’incita au calme.


— Je n’ai aucun intérêt à te faire du mal, lui assura-t-elle, pour ce que sa parole valait. Mais si tu veux parler à ton père, j’ai besoin de ton sang. À moins que tu n’aies envie d’errer dans les Limbes à sa recherche...


Affichant une moue réticente, Keÿlán ôta tout de même son manteau et remonta la manche de sa chemise pour lui présenter son bras nu. Un frisson d’horreur parcourut son échine lorsque les longs doigts fins et glacés de la Sorcière agrippèrent son poignet. Un détail inquiéta le garçon. Elle n’avait pas dit quelle quantité de sang il lui faudrait...


Avant qu’il eût le temps d’ouvrir la bouche, la pointe de la dague piqua son index et une goutte écarlate perla à son extrémité. La Sorcière resserra son étreinte, pressant sur sa veine, et récolta trois gouttes de sang dans un flacon rempli d’un liquide ambré avant de le relâcher.


— Géniteur ?


La question déstabilisa Keÿlán. Les enfants du village l’avaient souvent taquiné sur le manque de ressemblance physique entre les jumeaux et leur père...


— J’espère, murmura-t-il sombrement. Ce sera l’occasion de vérifier.

— Dans ce cas, ne prenons pas de risque. Dis-moi mon garçon, quel est ton nom ?


Keÿlán la dévisagea avec méfiance.


— Si tu ne me le dis pas, je ne pourrai rien faire de plus pour toi. C’est le prix à payer.


Face à son hésitation, la femme éclata de rire.


— Tu as cru que je t’offrais gracieusement mes services ? Quelle délicieuse naïveté... Pas de nom, pas de potion.


Le garçon se sentit pris au piège. Ne disait-on pas que révéler son nom à une Sorcière ou à un Insha, revenait à lui offrir son âme ? Était-il à ce point désespéré pour satisfaire à sa demande ?


— Keÿlán, maugréa celui-ci à contrecœur.


Un sourire carnassier étira les lèvres de la Sorcière. Ses yeux d’or brillèrent d’un éclat inquiétant.


— Lorsque le moment viendra, Keÿlán, à mon appel tu répondras, énonça-t-elle alors d’une voix complètement différente, comme désincarnée.


Elle lécha le sang resté sur la lame et cracha au sol, devant les jambes du garçon interloqué.


— Le Pacte est scellé, les Racines en sont témoin, reprit-elle de sa voix normale.


Keÿlán eut l’atroce sentiment qu’il venait de commettre la pire erreur de sa vie.


— Un pacte ? Quel pacte ?! paniqua-t-il. C’est quoi cette histoire d’appel ?

— Un jour, tu devras me rendre une faveur, déclara la femme. À ce moment je t’appellerai. Mais n’y pense plus, ton père t’attend.

— Attendez ! Quel genre de faveur ?

— Seule l’Âme le sait. En temps voulu, mon garçon...


La Sorcière lui donna la fiole, puis se leva et se mit à ranger ses maigres affaires dans sa besace.


— Cache la fiole sous ton oreiller et bois-la avant de t’endormir. Personne ne se rendra compte de rien.

— Il n’y a aucun risque ?

— Aucun risque ?! s’esclaffa-t-elle. Mon garçon, venir ici, seul qui plus est, était déjà un énorme risque en soit... La suite ne dépend que de toi à présent.

— Il faut pas... des compétences particulières pour... faire ce genre de choses normalement ?

— La potion fera glisser ton esprit de l’autre côté du Voile, expliqua succinctement la Sorcière, qui commençait à s’agacer. Ton sang te mènera directement à ton père. Et s’il n’est pas ton géniteur, il répondra à ton nom.

— Et ensuite ? Comment je reviens du bon côté ?

— Si tu ne fais pas de mauvaise rencontre, tu devrais pouvoir te réveiller une fois l’effet dissipé.


À ces mots, une profonde angoisse broya les entrailles de Keÿlán. Serait-il en mesure de se battre ou de se protéger de l’autre côté ?


— Combien de temps dure l’effet ?

— Quelques heures tout au plus. Maintenant, va ! Ne fais pas attendre ton père plus longtemps. L’Âme seule sait ce qui a pu lui arriver... Et moi, je dois me remettre en route.


Elle avait attendu son retour... Elle avait su qu’il reviendrait, incapable d’abandonner son père à son sort. Où allait-elle ? S’apprêtait-elle à profiter de la détresse d’une autre personne ? La Sorcière ne lui accordait déjà plus le moindre regard, comme si sa présence s’était effacée à sa perception. À présent qu’elle avait obtenu ce qu’elle désirait, il ne revêtait plus aucun intérêt à ses yeux.


— Et vous, quel est votre nom ?


La vaine tentative de l’inconscient lui fit lever la tête. Keÿlán crut qu’elle allait encore se moquer de lui, mais à la place, ses yeux s’étrécirent et son visage s’assombrit. Il se sentit soudain oppressé par une menace invisible et recula prudemment sans la quitter du regard. L’avait-il offensée ?


— Mon nom n’appartient pas à ce monde, murmura la Sorcière d’une voix qui gronda et enfla, pareille au tonnerre. Maintenant, disparais !


Une force impérieuse lui fit tourner les talons. Ses jambes se mirent à courir vers les collines. Le cœur du garçon tambourinait follement dans sa cage thoracique, comme s’il voulait s’en échapper.


Keÿlán s’effondra auprès du feu mourant, l’esprit vidé, tremblant et haletant, la main crispée sur le flacon.

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