Scène 3 : jour 1 : c’est quoi ce chantier ?

3 minutes de lecture

Je n’avais pas obtenu grand-chose, juste la confirmation de la disparition de Julien. En l’absence de piste, je me rendis à son travail. Peut-être y glanerais-je quelque chose, même si je ne voyais pas de raisons d’avoir plus de chance que sa fiancée.

Je repassai à ma chambre et troquai mes fripes contre mon costume habituel. Depuis chez moi, au nord-est de la ville, j’avais le choix entre prendre un fiacre ou ma bicyclette. Vu l’état de mes finances, j’optai pour la seconde et me lançai. À deux heures de l’après-midi, les transports en commun, les fourgons de livraison, piétons et attelages encombraient les rues. Le crottin des chevaux de trait compliquait encore la tâche en rendant la chaussée glissante.

Le long des quais, en direction de Notre-Dame, j’aperçus les premières traces du chantier, des baraquements bordaient la Seine. Hommes et machines s’activaient. L’une d’elles ahanait et lançait des jets de vapeur vers le ciel. Son énorme roue entraînait un piston dans un va-et-vient obsédant. Derrière les barrières, des contremaîtres, des mécaniciens, des ouvriers en cote de travail regardaient des cadrans, vérifiaient la respiration rythmique de l’ouvrage.

Sur une passerelle en bois, de gros tubes de métal partaient vers des cheminées assez larges pour un adulte costaud et s’enfonçaient dans la Seine.

Plus loin, des ingénieurs en costume supervisaient les opérations du haut de leur estrade. Ils consultaient des documents, débattaient sur des points obscurs avant d’appeler un ouvrier et de lui transmettre des instructions.

Je quittai ma contemplation et m’avançai vers l’entrée. Un homme assez âgé gardait la porte, assis dans une guérite de planches. Il me jaugea, suspicieux. Ses sourcils broussailleux et blancs masquaient partiellement ses yeux que je devinai clairs.

— J’aimerais parler à Julien Lebrun, il travaille au tunnel, commençai-je.

— S’il est en bas à c’t’heure, c’srat pas possible avant la relève du soir à sept heures.

— Je ne sais pas quand il travaille, juste qu’il bosse ici.

— Peux pas vous dire. Allez voir le contremaître dans la cabane à droite.

Il déverrouilla la barrière et me laissa entrer avant de reprendre sa place.

Je trouvai la porte de l’appentis ouverte. Deux hommes aux vêtements rustres et tachés de boue se tenaient assis sur des tabourets. Ils regardaient un téléphone posé sur une petite table bancale. Une bouteille de piquette et deux verres sales empêchaient des papiers de s’envoler.

Je frappai sur la cloison pour m’annoncer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’un des types en tournant vers moi une face hostile.

Il ressemblait à un sergent-chef que j’avais croisé au service militaire. Une tête de lard, un apprenti dictateur, un mauvais garçon des cours d’école. J’étais trop bien habillé pour faire partie des travailleurs, trop mal pour appartenir à la hiérarchie. Il ne me connaissait pas et montrait qu’il n’en avait rien à foutre.

— Je voudrais voir Julien Lebrun.

Les grosses moustaches de l’homme frétillèrent un instant, la surprise s’afficha sur son visage. Il se ressaisit, ses sourcils se froncèrent alors qu’il se levait en carrant ses épaules.

— Vous êtes qui, d’abord ? aboya-t-il en approchant sa lourde tête de moi.

— Pouvez-vous me dire si Julien Lebrun est là ? demandai-je en reculant légèrement sous les assauts de son haleine.

— Je crois que vous avez rien à faire ici, déclara le deuxième.

J’entendis le bruit d’un objet frotté sur le bois rugueux de la cloison et aperçus des reflets métalliques au bout du bras de l’homme. Une onde de tension parcourut ma colonne vertébrale, Grosse Moustache le remarqua et commença à me repousser du plat de la main. L’expérience m’avait appris qu’on ne gagne rien à se colleter avec deux gars, qui plus est sur leur territoire. J’avais atteint les limites de la diplomatie et reculai.

Ils me raccompagnèrent aux barrières quelques minutes plus tard avec une injonction de ne plus revenir.

Une fois en dehors de l’enceinte je pris encore du temps pour observer l’appareil aliénant du chantier. Le vacarme des pompes et des machines m’assourdissait. Dans une péniche, un ascenseur remontait les boues au fur et à mesure que les tunneliers creusaient. À l’air libre, des travailleurs s’éreintaient à les rejeter dans le fleuve. En aval des embarcations, une nappe d’eau terreuse s’écoulait à la surface de la Seine. Chaque engrenage, humain ou mécanique tenait son poste. Un organisme industrieux, une fourmilière ouvrière de chair et de métal. J’avais la nausée en assistant à ce spectacle de la modernité en marche.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire GEO ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0