Chapitre 4

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Gustave allait mal. La guerre continuait et le rationnement aussi. Les mois étaient longs, et ses forces, du moins ce qu’il en restait, l’abandonnaient petit à petit. Depuis l’été 1944, il sentait sa santé décliner sévèrement. Les cultures l’avaient particulièrement éprouvé et personne, à part Louise, n’avait pu l’aider cette année là. En juillet, le temps exceptionnellement chaud avait poussé tout le monde à s’inquiéter de ses terres et le manque d’eau avait décuplé le travail d’irrigation. Gustave avait, ainsi que Louise, multiplié les aller-retours entre le puits et les plantations ; si l’exercice n’avait pas entamé la vigueur de la petite fille, il avait harassé le père, frappé par le soleil et la déshydratation. Les plants brunissaient par dizaine malgré leurs efforts, ce qui ne manqua pas d’entamer leur moral. Pour Henri et Claire, étrangers au travail des champs, cela restait une appréhension lointaine. Ils soupçonnaient qu’un mauvais résultat impacterait la qualité de leurs futures portions, mais pour l’instant, vivant encore sur les récoltes du printemps, ils croissaient selon leur nature, sans carence notable. En août, le cœur étouffant de l’été rendit les récoltes pénibles. Louise, entre le champ de son père et ceux de ses employeurs, donnait des bras sans faiblir. Elle ramenait le soir la paye de sa journée comme la récolte du jour, ce qui était, pour les enfants comme pour ses parents adoptifs, bien normal. Cela ne remplissait pas plus son assiette, moins fournie par tradition familiale, mais garantissait à son frère et à sa sœur une portion confortable qu’ils dédaignaient, parfois, de finir. Les restes allaient à Louise qui s’efforçait, au-delà de la faim, de vider son assiette. Nul ne savait de quoi l’automne serait fait, et s’il fallait faire du gras, c’était le moment. Ainsi, Louise grossit durant l’été accablant, ce qui ne manqua pas d’agacer le voisinage, rendu jaloux par tant d’opulence.

Mathilde s’inquiétait tant pour son Gustave, car elle l’aimait sincèrement, que pour son futur à elle, mère seule à la tête d’un hectare et demi de cultures déjà péniblement exploités. Il fut finalement alité à partir d’octobre, quand les rayons du soleil se faisaient moins généreux et le temps plus humide, réveillant ses rhumatismes. La chaleur exceptionnelle de cet été l’avait amaigri et, touché par une maladie discrète, il exécrait en continu des glaires rosâtres qu’il attribuait à un excès de tabac. Il est vrai qu’il avait fumé plus qu’à son habitude durant l’été, la nicotine l’ayant aidé à tenir. Mais aujourd’hui, les récoltes étaient terminées, et les semences d’hiver ne demanderaient pas autant de travail. Pâle, osseux, endolori de partout, Gustave rendit son dernier souffle en décembre, juste avant noël, et il ne sut jamais que les allemands durent rentrer chez eux la queue entre les jambes quelques semaines plus tard.

Les enfants prirent la chose de la manière la plus naturelle possible : cela arrivait. Leur père était mort, ce n’était ni le premier, ni ne serait le dernier. Il fallait maintenant trouver les ressources nécessaires à la survie de la famille. Le jour des funérailles, les proches que jamais Louise n’avait rencontré comprirent tout de suite l’enjeu. Sa physionomie jurait avec le reste d’une assemblée parcourue de silhouettes sans consistance. Tous les regards se tournèrent vers elle, seule à pouvoir porter une charge équivalente à la moitié de son poids. Sentant cela, elle fit comprendre aux siens qu’ils pourraient, tous autant qu’ils étaient, compter sur son abnégation.

Louise, elle, ressentit une subtile tristesse à la mort de Gustave. Certes, il n’était pas le plus aimant des pères. Mais dans sa vie à elle, où peu de personnes aimantes s’étaient bousculées, il ressemblait à peu près au paternel promis aux enfants quelconques. Une figure masculine qu’on ne peut ignorer, rassurante par sa présence et ses airs graves. Il savait plus ou moins où en étaient les ressources du foyer et ce qu’il fallait faire pour corriger le tir si jamais cela était nécessaire. Quand elle désobéissait, ce qui arrivait rarement, il retirait sa ceinture et l’admonestait sévèrement au fil des coups qui se perdaient sur les cuisses dodues de Louise. Il ne frappait jamais assez fort pour la marquer bien longtemps, et Louise choisit de considérer cela comme de la retenue plutôt que de la faiblesse. Ainsi, elle dessina un portrait de son père plutôt flatteur, bien que Gustave, en son for intérieur, n’eut jamais considéré la fillette de la même façon que la chair de sa chair. Au regard des portions, Louise le savait déjà. Il fallait simplement, pour continuer à accepter sa condition, ignorer ce genre de preuves.

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