2/ L'accident de moto

5 minutes de lecture

Des larmes amères coulaient silencieuses, brûlantes collant des sillons salés sur mon visage, à l’intérieur de mon casque intégral. Le regard brouillé et le sang qui battait les tempes anesthésiaient ma conscience et mes doigts crispés sur les guidons, j’accélérai, dans un mouvement appuyé, la Honda. Ce n’était pas la route sinueuse et blanche du soleil à l’aplomb que mes yeux suivaient. Devant mon regard, flottaient les images d’Epinal d’un bonheur soustrait avant même de l’avoir éprouvé.

La moto penchait, le macadam du ruban d'asphalte labourait tour à tour, à chaque virage de la route Saint Barthélémy, le jean de mon pantalon. En contrebas, les rochers mouillés par le sac et le ressac invitaient ma chute. Au dernier virage avant Le Trayas, la ford bleue en face jaugea inévitable la collision et provoqua une embardée en se déportant violemment sur la droite tout en freinant brusquement. Ce n’était pas suffisant pour stopper sans dégât le bolide qui régissait désormais les instants de ma vie. Le choc fut vif, brutal. Projeté, je glissais sur plusieurs mètres avant que le casque protégeant ma nuque ne s’encastre dans la balustrade retenant d’un fil mon ultime saut dans le vide, l’écrasement conscient de ma vie, l’annulation de tous mes désirs sur les rochers en contrebas.

Je vécus la suite de cette collision dans un brouillard opaque, presque doux, enveloppant qui m’emmenait enfin dans une nuit profonde au creux du néant comme si mon corps s’était désolidarisé de sa destinée.

Plus tard, huit jours plus tard, sortant du coma, je me réveillais sur le lit d’une chambre de clinique, dont le plafonnier à la lumière blafarde, clignotait par intermittence, irritant, narguant ainsi les ratés de mon attitude suicidaire, tandis que l'image d'une chevelure bouclée auréolée de soleil émergeait d’un sommeil sans rêve, occupant progressivement tout l’écran de ma vision intérieure.

Atlande fut parfaite durant cette période. Elle s’occupa du transfert vers Paris, via les assurances, de l’envoi à la casse de la moto irrécupérable après avis de l’expert, des frais de prise en charge du retour de la famille accidentée et choquée à leur domicile avec une voiture de location.

Elle prit les décisions, eut les égards qu’il fallait, convoqua, rangea, ordonna, pardonna et décida que nous n’aurions plus jamais de moto. Cet engin avait failli causer ma mort. Elle en frissonnait de peur rétrospective le répétant au téléphone aux collègues et amis qu'elle tenait informés. Sans doute, l’ivresse des routes des bords de mer, le lendemain de nuit trop courte, de champagne arrosée pour célébrer l’entrée dans une nouvelle décennie de bonheur conjugal. Pour un peu les traits de son visage harmonieusement agencés se plissaient, laissant paraître une femme amoureuse et vulnérable.

Je traversais les jours qui suivirent mon séjour au service de traumatologie de l'hôpital de Garches, puis le retour dans notre appartement parisien dûment aménagé pour la rééducation quotidienne avec le meilleur kinésithérapeute conseillé par un de mes confrères et ami, dans un mutisme que le choc post traumatique de l’accident de moto expliquait aux yeux de tous.

Cela était commode. Cela me convenait. En mon for intérieur, alors que la douleur de mes os brisés était plus supportable que le mensonge de ma vie, je fomentais tout autre rééducation. J’allais regarder en face la situation de ma vie. A quel moment précis avais-je tué les instants d’intensité de mon existence ?

Je la revoyais sur cette plage, telle qu’elle m’était apparue à la première rencontre, les genoux repliés sous le cou et le regard perdu vers l’horizon flamboyant. Elle tenait en bandoulière un appareil photo reflex numérique dont la longueur de l’objectif laissait comprendre qu’elle n’était pas seulement une amatrice. Nous avions ce soir-là discuté jusque tard dans la nuit ou tôt, car déjà la fange blanche au-dessus de l’horizon annonçait l’aube naissante. Tout était simple auprès de Cassandre. Elle parlait de ses goûts, de ses convictions, de ce qui nourrissait en elle le désir puissant d’occuper un rôle de protection de la nature, des fonds sous-marins et par un travail consciencieusement construit, d’alerter le public à leur nécessaire conservation.

Son regard bleu marine avait percé mon désir d’être là, à ses côtés, pour l’écouter, la regarder, boire l’essentiel de sa présence devenue indispensable aux battements de mon coeur, au prochain pas en équilibre que mon être subjugué poserait sur cette planète.

Le congrès réunissant les médecins autour de conférences pour la meilleure prise en compte des phénomènes post traumatiques dans les pathologies psychiques occupait mes journées de médecin généraliste nouvellement établi en cabinet avec deux confrères.

Les soirées étaient dévolues à ouvrir l’espace du temps pour vivre au rythme des discussions et des rêves de Cassandre. Alors qu’elle avait pris connaissance de l’existence d’Atlande qui partageait ma vie parisienne depuis une moitié de décennie, elle avait asséné le coup fatal de la fin de cette parenthèse dans le libre cours de nos vies. Elle ne voulait rien sacrifier au rôle de reporter scientifique qui par ses travaux de vulgarisation entraînerait le changement de mentalité des gens, habitants de la région, politiques, touristes, agents immobiliers, pour une conscience plus aigüe de la nécessaire protection des écosystèmes.

Notre au revoir au lever du cinquième jour du congrès, sonna le glas d’une inoubliable rencontre. Je rentrai à Paris. Les kilomètres défilaient derrière les vitres du TGV lancé à vive allure et déchiraient l’étroit tissu de sentiments que nous avions un instant tissé.

La vie auprès d’Atlande avait repris ses droits. Ô combien il était simple de se laisser driver dans les choix et les goûts toujours sûrs de la femme qui se réveillait le matin à mes côtés, que tout le monde m'enviait et qui m'offrait le privilège d'une vie confortable.

Une décennie plus tôt, devant le maire de notre commune, J’avais signé un chèque en blanc, un contrat de pleine exploitation de mes goûts, de mes désirs et de mes choix en adossant ma vie à celle d’Atlande. Cette impression ne m’avait guère effleuré avant la rencontre au cimetière ce jeudi inondé du soleil de juillet. Sans doute, au moment de la rencontre avec Cassandre, à bien y réfléchir. J’avais capitulé un peu vite, me semblait-il, devant la franche affirmation de Cassandre que nous n’avions pas d’avenir à envisager ensemble. Les kilomètres, le temps, la douce organisation des événements de ma vie par Atlande avaient dilué jusqu’à faire disparaître l’espace d’un amour naissant dans les flots de la mer qui accueille pour les engloutir les sentiments les plus intimes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Chantal gdl ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0