Chapitre 39 : La ferveur barbare

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Jorïs venait d’essuyer une table lorsqu’un autre de ces barbares s’affala dessus en renversant sa liqueur. Mais à quoi ça sert ?! glazon de ses morts !! s’énerva-t-il intérieurement, baissant les yeux pour ne pas montrer sa soudaine vigueur. Hanän était déjà venu le réprimander pour un regard trop appuyé sur un gros tas venu salir son travail. Il avait compris après coup que sa claque n’était rien comparée à ce que les soiffards de l’auberge lui réserveraient s’il se révoltait. 

Les battements des caissons embourbaient son esprit, martelant son crâne qui ne ressentait plus aucune curiosité pour ces bruits incessants. « Qu’est-ce que tu veux toi ?! Va me chercher à boire, pouilleux ! », invectiva le grand homme affalé. Ses congénères se joignirent à ses brimades en donnant quelques tapes dans l’épaule de Jorïs. Une épaule de moins en moins robuste.

Le garçon serra la mâchoire, passa son chiffon par-dessus l’épaule, puis s’éloigna en direction du comptoir. 

En chemin, il leva les yeux vers les mezzanines et croisa le regard inquisiteur de Hanän. Malgré son évidente beauté, il la haïssait tout autant que les autres. Sa “protectrice” s’en alla, le laissant seul au milieu de cette foule d’énergumènes. 

La lumière tamisée rendait le lieu d’autant plus cauchemardesque, mais il fallait qu’il survive : cette colonie de barbares tomberait bien sur un adversaire plus puissant qu’elle. Il s’en donnait la conviction. Encore plus en voyant ces monstres se débaucher de la sorte, s’enivrant jusqu’à perdre conscience et baisser leur garde.  

Le garçon de service, dont la tenue de toile commençait à empester la transpiration, se présenta devant les hommes qui abreuvaient les seaux en liqueur d’amabaz. « Dis à tes tables de se calmer, nous allons vraiment manquer de boisson d’ici à la prochaine escale », invectiva l’un d’entre eux, un colosse au regard plus doux que les autres. Sûrement était-ce pour cela qu’il reposait derrière un comptoir plutôt que parmi les guerriers. Jorïs ne savait pas comment se comporter face à cette réprimande, le fixant d’un regard désespéré. Le colosse eut un moment d’hésitation avant de s’adresser à lui de nouveau :

– Écoute mon garçon, je sais que c’est compliqué pour toi et que tu te sens seul, mais ce n’est pas parce que t’en fais plus que les autres que tu auras un meilleur traitement... Tu devrais te mettre dans un coin quelque temps et te faire oublier.

Jorïs acquiesça timidement de la tête. Se faire oublier, c’est tout ce qu’il espérait. 

« Jorïs ! », tonna la voix de Hanän. Le garçon se tourna vers elle et remarqua qu’elle était accompagnée. Un nouvel esclave était sorti des geôles et elle le lui apportait. 

Il était plus grand et plus robuste. Sous la couche de saleté, son visage allongé, sa mâchoire inférieure avancée et son regard curieux lui donnaient une expression candide. Jorïs plissa les yeux un instant et finit par le reconnaître : Le bouseux ?!

Malgré ce sobriquet, il était la dernière personne civilisée qui avait daigné lui adresser la parole, lui le petit frère du fléau.

Lorsqu’il reconnut à son tour Jorïs, il eut du mal à dissimuler son sourire – Avec sa mâchoire proéminente, sourire lui donnait un air bête – : 

– Tu vas t’occuper de lui cette nuit, lui montrer comment et où on sert, ordonna la guerrière aux yeux bridés. 

Hanän poussa le bouseux dans le dos pour le rapprocher de Jorïs, puis s’en alla. 

Les deux garçons restèrent immobiles, sans trop savoir que faire. « Je pense que Hanän vous a donné un ordre et si j’étais vous, les gars, je m'exécuterais avant qu’elle vous montre pourquoi on la craint », tonna le colosse du comptoir en servant un seau. 

Jorïs jeta un regard livide à son nouveau compagnon d’infortune, puis l’enjoignit à le suivre dans la foule. « Je suis content de te revoir », lui souffla ce dernier, sans recevoir de réponse. Jorïs chercha une table vide et, lorsqu’il la trouva, il prit son chiffon pour le tendre au jeune homme. « J’espère que t’aimes frotter, car c’est notre principale activité ici », lui dit-il, blasé.

– Eh beh, t’as l’air d’avoir perdu de ta hargne depuis que tu es sorti de la coque, répondit le bouseux en haussant le ton pour couvrir le battement des caissons.

Il empoigna le chiffon et commença à frotter, sans plainte. Jorïs le regardait faire en se demandant pourquoi il semblait si peu gêné. 

– La musique est toujours aussi forte ?

– La quoi ? demanda Jorïs.

– La musique ! Tu sais, le truc qui passe dans tes oreilles. Depuis la coque j’entendais juste le battement, au moins je suis content d’entendre une mélodie maintenant. 

Jorïs ne comprenait pas ce langage : “Musique” ? “Mélodie” ? Pour le fils du grand Jennän, c’était juste du bruit. Ce garçon qu’on surnommait le bouseux avait l’air d’en connaitre plus que lui.

– Le bouseux, c’est vraiment ton nom ? l’interrogea-t-il.

Ce dernier stoppa sa tâche et se retourna. « Tu veux vraiment savoir mon nom ? », Jorïs acquiesça de la tête malgré une moue lasse :

– Je m’appelle Blekk... Ma famille avait des terres sur Walla Faya, mais les autres habitants l’ont tenu responsable d’un grand incendie il y a quelques terras. Depuis, nous sommes devenus des apatrides et tous les garçons et filles de mon âge ont décidé de m’appeler ainsi : le bouseux, le sauvageon, le moche, patati patata... Personnellement, je ne vois pas le problème à se faire appeler « Le bouseux », je préfère patauger dans la boue que me promener parmi les hommes.

Blekk se remit à essuyer la table. 

À ces mots, Jorïs se souvint du regard des autres enfants à son égard, lui le fils d’explorateur qui préférait tout autant la forêt à la cité. Lui le frère de la mystérieuse Lonka, qu’il ne fallait pas approcher sous peine de s’attirer de mauvais présages.

– Et cet incendie, vous l’avez vraiment déclenché ?

– Aucune idée. Tu sais, ma mère était un peu folle, donc c’est bien possible... Mais ce n’est pas grave, j’ai préféré continuer d’aimer ma mère plutôt qu’écouter les autres.

– Je vois... conclut Jorïs, une sensation étrange lui montant à la gorge.

– Mes parents étaient cultivés, ils m’ont parlé de plein de contrées lointaines et de trésors d’antan. La musique en fait partie. Je me fiche que Walla Fayah soit tombée aux mains des barbares, au moins ici je peux découvrir des trésors.

– Parce que tu voudrais faire partie de ces barbares ?! 

– Bien sûr que non, rétorqua Blekk, hilare. Maintenant que je t’ai retrouvé, on va peut-être réussir à s’échapper tous les deux. 

Jorïs tiqua.

– Pourquoi moi ?

– Je ne sais pas, ta tête me revient bien. Il me semble en plus que tu n’as plus aucun intérêt à rejoindre les tiens, ils ne veulent plus de toi. 

« Stotz il Svatz !!! Allavaz !![1] », gronda soudainement une voix à travers les caissons, couvrant la “musique” de sa puissance. Jorïs et Blekk se regardèrent, stupéfaits, avant de se tourner vers un des artefacts de l’auberge. « Alèzzia de Larj Xoneineim ! Ungomèn gozslïnz, gozkorz il gozezerr ! Eo svezerr scazzèn !![2] », à ces mots, une immense ferveur s’empara de la pièce. Un retentissement qui s’entendit au-delà de l’auberge. Les barbares brandirent leurs godets ou leurs armes. 

Quelque chose d’important se tramait. 

Blekk s’approcha de Jorïs pour pouvoir lui parler malgré les hurlements de la foule :

– Et si on sortait d’ici, j’ai l’impression que quelque chose d’intéressant est en train de se passer. 

– Tu comprends ce qu’ils disent ?

– « Message du Larj Xoneineim, préparez vos épées, vos lances et vos arcs, une nouvelle aube arrive », ou quelque chose comme ça.

Blekk caricatura le discours en se donnant des grands airs. Jorïs fronça les sourcils : le bouseux avait surtout l’air particulièrement précis sur sa traduction. Sans perdre plus de temps, ce dernier le prit par la manche et le traîna à travers l’afflux de guerriers qui s’agitaient de plus en plus. 

La voix continuait de donner des consignes à travers les caissons, mais la ferveur empêchait les garçons d’en entendre plus tout en étant en mouvement.

Puis la musique changea. 

Une musique aux battements bien plus rythmés, perçant les âmes de ses vibrations chaleureuses. Jorïs s’arrêta pour l’écouter. Cette fois, il comprenait la sérénade. 

Quelque chose d’entraînant. 

Guerrières et guerriers s’élancèrent dans une chorégraphie bestiale, prenant à leur tour le chemin de la sortie. 

– Waouuuh, mais ça devient dingue ici ! Il faut que l’on prenne de la hauteur ! s’exclama Blekk. 

Les deux esclaves furent emportés dans un torrent humain. Les Avazen sautaient et gesticulaient par vagues, comme possédés. 

Jorïs et Blekk parvinrent tout de même à sortir de l’auberge du mât. 

Sous les centaines de flambeaux qui perçaient la nuit aux phosphorescences dorées, ils purent découvrir l’étendue de cette marche passionnelle.

La musique résonnait partout sur les arches proches. 

Les garçons grimpèrent de muret en muret pour observer le spectacle de plus haut. Des jeunes mères présentaient leur bambin au balcon de leur hutte perchée, heureuse de leur faire connaître le départ du guerrier. 

De toutes les terrasses, les Avazen criaient et dansaient. 

Les deux garçons, libérés de leur tâche par la tournure des évènements, se posèrent sur une toiture. 

Des croiseurs larguaient leurs amarres une fois les troupes embarquées. Il devait bien y avoir une cinquantaine d’hommes et femmes par bateau, prêt à en découdre avec cette “nouvelle aube”. Les centaines d’Avazen qui restaient à quai saluaient leurs compagnons avec dévotion. 

Le bruit des tambours joignit les battements des caissons, accentuant la puissance de ces encouragements infernaux.

Jorïs n’en croyait pas ses yeux. Quelle armée voudrait se frotter à des barbares si heureux de lever les voiles pour une nouvelle guerre ?

– Est-ce que c’est bien ce que je pense, Blekk ?

– Je ne te connais pas assez pour savoir ce que tu penses, mais j’ai l’impression que tu es un peu plus heureux d’être ici maintenant.

– Non ! Il faut que l’on trouve un moyen de fuir !

Blekk se releva et s’avança sur le rebord de la toiture. 

– Si tu veux fuir, Jorïs, je pense que d’ici peu de temps nous aurons une occasion, car ces fiers Avazen s’apprêtent à affronter un pays bien plus avancé que les nôtres. 

Jorïs se redressa à son tour :

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– La prochaine île qu’ils sont censés croiser se nomme Suän Or. Je ne sais pas si elle sera en mesure de se défendre jusqu’au bout, mais les barbares devraient vite déchanter. 

Jorïs réfléchit. Il était tout autant perturbé par la ferveur générale que par les connaissances de ce mystérieux Blekk. 

Il voulait cependant croire en lui. 

– Comment peux-tu être sûr qu’ils sauront se défendre ?

– Déjà, parce qu’ils sont au courant. Tu sais, Walla Fayah était au courant pour les Nations de Nygönta, mais il n’y avait vraiment rien à faire avec ces paysans, tant que ce n’était pas sous leur nez, ils se foutaient du sort des autres. Mais Suän Or n’est pas Walla Fayah.

Il y eu un moment en suspens. 

Le concert des tambours et des caissons atteignait son apogée.

– Alors Jorïs, on réfléchit à comment s’enfuir d’ici, ou on part danser avec eux ? demanda de plus belle Blekk le bouseux, un sourire radieux aux lèvres.

Jorïs le regarda de son air le plus sérieux :

– Par où commencer pour se tirer d’ici ? 

Peu importe ce que ces barbares lui proposeraient pour faire de lui un des leurs, il savait au plus profond de son cœur où se situerait son avenir.

Un avenir loin de cette arche de dégénérés.

[1] Traduction Dikkèn - Stotz il Svatz !!! Allavaz !! : Hommes et femmes !!! Tout le monde !!

[2] Traduction Dikkèn - Alèzzia de Larj Xoneineim ! Ungomèn gozslïnz, gozkorz il gozezerr ! Eo svezerr scazzèn !! : Message du Larj Xoneineim, préparez vos épées, vos lances et vos arcs, une nouvelle aube arrive

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