Chapitre 1

6 minutes de lecture

J’ai rempli ma fonction, accompli ce pour quoi on m’a formé, et je ne le regrette pas. Avoir servi lors des purges est un honneur, je suis fier d’avoir défendu Escarpe contre la menace de la Forêt. Néanmoins, encore aujourd’hui, à l’heure de rejoindre mes draps, il m’est impossible de clore les paupières sans revoir l’expression terrifiée des enfants Crock’vies qu’on m’a sommé d’abattre ou de capturer…

Journal d’Aksel Berg, soldat ayant officié sous l’autorité du Général Iversen.

L’équipe de cartographes arrivait aux confins de Valgris ; dense et majestueuse, la lisière de la Forêt s’étendait droit devant eux. Essoufflé, Ivar ne s’accorda cependant pas le temps de l’admirer. Penché en avant, les mains sur les hanches, il s’offrit quelques secondes de pause.

Par le Père ! Pourquoi fallait-il que les ordres de Sa Grâce l’aient envoyé dans l’État le plus vallonné d’Escarpe ?

— Eh, gamin ?

Il soupira, puis se tourna vers son interlocuteur, un individu du double de son âge au ventre proéminent.

— Oui ? répondit-il sans le reprendre sur le surnom donné.

Depuis que leur groupe avait été créé, ses vingt années d’existence étaient sujettes aux moqueries, comme si sa jeunesse l’empêchait d’être compétent. Une grimace tordit ses lèvres. Une fois à destination, il prouverait à tous ses compagnons qu’ils se fourvoyaient.

— Ne lambine pas en chemin, notre mission sera assez longue sans cela. Tu n’as pas l’intention de fuir, hein ? Une injonction du palais ministériel ne peut être ignorée. Personne ne t’engagera si tu fais faux bond à Sa Grâce.

Ivar leva les yeux au ciel. Évidemment qu’il n’avait pas l’intention de fuir, il était beaucoup trop consciencieux ! Décidé à appauvrir le trésor d’Escarpe, leur dirigeant lui avait confié une tâche et, malgré les aléas du terrain, il était déterminé à la remplir.

— J’avais besoin de m’arrêter un instant. Vous êtes né ici, mais de mon côté, je viens de Sablemer, se justifia-t-il. Je n’ai pas l’habitude de marcher au milieu d’un tel relief.

— Et tu te proclames cartographe ? Rassure-moi, tu es au courant que ton métier va t’obliger à voyager, que tu ne resteras pas toujours chez toi ?

Les poings d’Ivar se serrèrent. Toutefois, il s’interdit de répondre. Le boulot terminé, il ne serait sans doute plus jamais amené à croiser les membres de l’expédition.

— Quoi qu’il en soit, je t’ai à l’œil, gamin. La Forêt ne m’attire pas plus que toi. Pourtant, si tu choisis de te défiler, je t’y traînerai par la peau du cou. Lorsque l’envie de te carapater te prendra, souviens-toi qu’aucun d’entre nous n’est enchanté à l’idée de fouler cette terre maudite. On obéit aux directives, point.

Ivar leva un sourcil.

— « Cette terre maudite » ? Ne me dites pas que vous prêtez foi aux rumeurs ?

Un regard noir le foudroya sur place.

— Dans chaque légende se cache une part de vérité. Ce qu’il s’est passé là-bas est une boucherie, une exter…

Ivar l’interrompit :

— Pour notre sauvegarde à tous. Afin que la magie mortelle qui grandissait parmi les arbres ne nous touche pas.

— Peu importe les raisons. Qu’on l’approuve ou non, un massacre reste un massacre. Je n’éprouve pas la moindre empathie envers les Lycanthus, mais le nombre impressionnant de morts dans leurs rangs lors des purges suffit à me laisser appréhender que leurs esprits en colère hantent les lieux.

— Les fantômes ne sont pas réels.

Ivar s’empêcha de manifester son agacement. Comment un être si superstitieux pouvait-il lui reprocher son manque de professionnalisme ?

— Ah oui ? Et où penses-tu que vont les Crok’vies quand leur existence s’achève ? J’imagine mal le Père – loué soit-il – les accueillir en son Jardin… Monstres durant leur vie, ils demeurent des monstres malgré leur trépas. Leur forme évolue juste.

— Charmant. Vous dormez bien la nuit ou… ?

Son détracteur se tendit.

— Moque-toi tant que tu le souhaites. Tu cancaneras moins quand on commencera le travail.

Las, Ivar ne répliqua pas et attendit qu’il se détourne. Après sa convocation au palais, il n’avait cessé de s’interroger sur le choix du Ministre, sur la raison qui l’avait poussé à le mêler aux autres spécialistes, tous plus âgés, expérimentés et arrogants que lui. Désormais, il avait une hypothèse : si chacun accordait du crédit aux racontars de la population, il ne serait pas de trop pour les aider à garder les idées claires.

Ivar secoua la tête de dépit. Des fantômes… et puis quoi encore !

Il pressa l’allure et rattrapa ses collègues à quelques pas de l’orée des pins. Leur vue le figea. Si hauts, si serrés… Étudier l’endroit ne serait pas aisé.

— Nous y voilà, murmura le doyen de leur équipe.

La résignation dans sa voix apprit à Ivar qu’il n’était pas le seul à mesurer l’ampleur de leur tâche.

— Bon. Vous êtes prêts à pénétrer là-dedans ? enchaîna l’homme sans entrain. L’un d’entre vous désire-t-il adresser une prière au Père ?

Les neuf personnes qui l’entouraient refusèrent l’offre. La route avait été longue, ils avaient déjà eu l’occasion de parler à leur dieu. La plupart lui avaient confié leur âme, terrorisés par la perspective d’entrer dans une « terre maudite ».

Ivar renifla et s’approcha de la lisière.

— Trêve de bavardage, siffla-t-il. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Sa remarque ne lui apporta que des œillades dédaigneuses. Sa cote de popularité n’était pas au beau fixe… Tant pis, il s’en accommoderait. Du moment qu’il satisfaisait Sa Grâce, quelle importance qu’il soit apprécié ou non de ses compagnons ?

Une drôle de sensation lui chatouilla le nez. Importuné, Ivar le fronça, puis éternua. L’un de ses pairs se gaussa de lui avant d’éternuer aussi, lui arrachant un sourire moqueur qui s’évanouit sitôt que ses sinus le démangèrent derechef.

Ses dents grincèrent. Foutue végétation !

Soucieux de prouver sa valeur, Ivar balaya la gêne occasionnée et effectua un nouveau pas, décidé à prendre les rênes de leur expédition. Il n’était probablement pas le meilleur marcheur quand il s’agissait de traverser Valgris, mais il se targuait d’être le plus prompt à s’enfoncer dans le territoire des terribles Crok’vies, qui terrorisaient naguère les Hommes. Les superstitions, très peu pour lui !

Le hurlement d’un loup le paralysa en plein mouvement ; long et angoissé, il s’étira jusqu’à se métamorphoser en un grognement agressif, résonna dans l’atmosphère, fit trembler ses membres, remua ses entrailles.

Ivar recula d’instinct.

— Par le Père ! C’était un loup géant ? demanda quelqu’un qu’il n’identifia pas.

— Ne sois pas idiot, le rabroua le plus âgé, ils ont disparu.

— Comment expliquez-vous une plainte si puissante, alors ?

— Je l’ignore, mais ce n’était pas un loup géant. Impossible.

Ivar ne les écoutait déjà plus, focalisé sur les branchages devant lui. Sa gorge était nouée ; son estomac, contracté. La peur lui jouait-elle des tours ou deux points rouges le fixaient-ils au milieu des épines vertes ? Il n’était pas certain de vouloir obtenir la réponse à sa question…

Incapable de décider de la marche à suivre, il ne bougea pas, comme entravé par la force du rugissement. Il savait la bête incriminée éteinte depuis longtemps. Néanmoins, sa panique était réelle, presque tangible. N’était-il pas étrange que le cri d’un loup géant surgisse du lieu où les Lycanthus, qui prétendaient descendre d’une union entre leur Déesse impie et l’animal, avaient été décimés ?

Ivar prit conscience de la tournure de ses réflexions et les chassa d’un geste. Grotesque ! Si le moindre élément lui laissait craindre la vengeance du peuple abattu, il ne valait pas mieux que les crédules… Le grondement était certainement celui d’un chien errant. Quant aux deux taches écarlates, il devait s’agir des yeux d’un oiseau, peut-être d’un rapace.

Il inspira, se concentra sur son environnement. Anxieux, les autres cartographes continuaient à débattre. Oh ! Pas question qu’il se comporte comme eux. Avec motivation, il avança vers le couvert des pins. Il leur montrerait, lui, que les spectres n’existaient pas.

Écumant de rage, un énorme canidé quitta l’ombre des arbres… Il fondit sur lui, prêt à le mordre ! De la même couleur que l’écorce, son pelage était dru et teinté de liquide pourpre. Ses iris injectés de sang le ciblaient ; ils paraissaient l’accuser du drame qu’avait connu la Forêt. Sur son dos, droit et blanc comme la mort, un Crok’vie le scrutait avec haine, main tendue dans sa direction.

Ivar pâlit, puis détala sans plus se préoccuper de la douleur dans ses cuisses.

Les neuf membres de la mission l’imitèrent en hurlant.

Annotations

Vous aimez lire Rose P. Katell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0