Monsieur Claude

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La nuit était à présent tombée, le Microsillon n’allait pas tarder à fermer ses portes. Les clients avaient défilé toute la journée, certains venant simplement flâner tandis que d’autres recherchaient le cadeau idéal à offrir à leurs proches. Tristan terminait d’encaisser un fidèle client, Monsieur Delphin. Dans la fleur de l’âge, celui-ci avait l’habitude de venir les matinées de semaine, pour discuter avec lui, musique bien sûr, mais aussi de la vie en général. Tristan s’était pris d’affection pour cet homme, et aimait écouter ses histoires d’un temps révolu. S’il avait décidé de venir un samedi, ce n'était pas uniquement pour récupérer un disque qu’il avait commandé, mais bel et bien pour assouvir sa curiosité et s’enquérir de la fiabilité de Patrick, ce nouvel employé qu’il n’avait pas encore vu. Après l’avoir accaparé une bonne demi-heure au fond du magasin, il semblait à présent pleinement rassuré.

— Voici votre disque, Monsieur Delphin. Votre petit-fils devrait être ravi de le trouver sous le sapin.

— Il a intérêt, c’est lui-même qui l’a mis sur sa liste au Père Noël ! Ne me regardez pas comme ça, même à quinze ans, il joue encore le jeu avec son grand-père !

Tristan sourit.

— … Et enchanté de voir que vous n’êtes plus seul au magasin. Votre acolyte connaît ses classiques. Contrairement à vous, il aime Elvis ! Un bon point pour lui, enchaîna le client, d’un ton taquin.

— Et bien… Ravi que vous appréciez Patrick ! Ne m’en voulez pas pour Elvis, vous savez que mon amour du Jazz est plus fort que tout ! Je vous souhaite de très belles fêtes, Monsieur Delphin, à l’année prochaine.

L’homme lui serra chaleureusement la main, puis quitta le magasin. Patrick revint à la caisse.

— Je vois que tu t’es mis dans la poche, monsieur Delphin.

— Il est inépuisable en anecdotes, ce monsieur, j’ai cru que je passais un examen.

Tristan rit de bon cœur.

— Inépuisable, comme tu dis, Patrick. Je t’annonce que tu as passé le test avec succès ! Tu peux partir si tu veux, je vais faire ma caisse et fermer.

— Ok ! Il me reste ces deux vinyles à ranger et je file.

Tristan regarda sa montre, bientôt dix-neuf heures. Il était content de la journée, son chiffre d'affaires devrait être à priori excellent. Et ce dernier retour positif sur Patrick finit de le rassurer. Cette fin d’année allait finalement bien se terminer pour lui, ce qu’il n’aurait vraiment pas envisagé, au vu des événements récents.

Deux semaines après son premier malaise, Monsieur Claude, son patron, était revenu au magasin, malgré la réticence des médecins et l’inquiétude de son épouse. Tristan l’avait trouvé très affaibli et avait tenté de le soulager comme il avait pu, en prenant en charge un maximum de choses. Quelques jours après, il avait fait un nouveau malaise, malheureusement fatal pour lui. Tristan avait été bouleversé par son décès, tout comme de nombreux clients et les commerçants du quartier. Sa veuve reçut toute l’aide nécessaire, amicale et juridique, afin que le magasin puisse continuer d’ouvrir normalement et de garantir à Tristan son emploi. Il reçut également le soutien inattendu de son père, avec qui il ne s’entendait pourtant pas très bien jusqu’alors. C’était même lui qui, début décembre, lui avait présenté Patrick, un homme d’une quarantaine d’années, qui malgré une expérience de vendeur dans un tout autre domaine, s’était révélé être un bon choix. C’était un professionnel aimable, qui apprenait vite. Sa culture musicale, aux antipodes de celle de Tristan, était un atout inespéré.

Les tous premiers jours, Tristan avait été mal à l’aise dans son nouveau statut de gérant, dont il ne se sentait pas encore légitime. Il n’avait aucune velléité ou d'appétence à commander une personne, et encore moins un homme plus âgé que lui, une difficulté supplémentaire selon lui. Heureusement, Patrick s’avéra être autonome rapidement. Le fait de partager et parler musique semblait suffire à son bonheur.

Tandis que Patrick cherchait son manteau dans l’arrière-boutique, la sonnette du Microsillon retentit. Tristan maudit ce dernier client potentiel, tandis qu’il comptait sa monnaie.

— Bonsoir Tristan !

— Ah, Rickie, c’est toi ! Bah, qu’est-ce qui se passe, tu m’as l’air bien essoufflé, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Son ami, avait comme à son habitude ses cheveux mi-longs en queue de cheval et portait son éternel perfecto en cuir. Le visage rougi, une lueur d’inquiétude pointait dans ses yeux.

— Je me suis dépêché pour venir ici, le temps que Philippe gare la voiture. C’est la cata, la méga cata !

Patrick réapparut, prêt à partir.

— Bonsoir, Monsieur… Et bien, Tristan, je m’en vais… À moins que tu aies encore besoin de moi.

— C’est gentil, mais non, ça ira. Je suis avec un ami. Rickie, je te présente Patrick, dont je t’ai déjà parlé.

Rickie lui serra la main, avec un sourire poli.

— Enchanté… Désolé d’arriver si tard, Tristan… Tu allais fermer, j’imagine, mais il fallait absolument que je te vois. Je n’aurais jamais osé te l’annoncer au téléphone. C’est pour la soirée…

Tristan sut qu’il allait devoir une fois de plus le rassurer, car celui-ci avait tendance à s’inquiéter facilement. Cela faisait des semaines que celui-ci organisait en cachette l’anniversaire surprise pour son petit ami, Philippe, qui allait fêter ses vingt-cinq ans. La fête était prévue dans une semaine, dans un café, Le Petit Marcel, qui serait exceptionnellement privatisé pour l’occasion. Il avait demandé à Tristan d’assurer la musique.

— T’inquiète pas pour la sono, j’ai ce qu’il faut. Quant à Lucas, il a tout commandé pour la bouffe. On devrait être une trentaine, comme prévu. Julien m’a dit que vous étiez quasiment prêts pour votre numéro spécial. Philippe va être aux anges. Tu peux dormir sur tes deux oreilles.

— C’est justement pour tout ça que je voulais te prévenir. Tout es annulé.

— Annulé, mais pourquoi ?

À ce moment-là, ils furent interrompus par l’arrivée théâtrale de Philippe, qui boitait de façon un peu trop exagérée selon eux. Habitué à son extravagance, Tristan se demandait malgré tout ce qu’il lui arrivait.

— Je viens de m’étaler comme une merde sur ce fichu trottoir glissant, on dirait un estropié. Regardez : j’ai fait un trou à mon nouveau pantalon, au niveau du genou. Et dire que je le portais pour la première fois. Il m’a coûté une blinde, en plus. Je suis dé-gou-té ! dit-il, avec une voix suraiguë, en se plaçant sous la lumière vive de l’ampoule du plafond pour vérifier l’étendue des dégâts. Il n’y avait cependant qu’un léger froissement de la toile.

— Et ton genou, t’as mal ? demanda Rickie, inquiet.

— Ça va, ça va, mon chou, t’es mignon, je ne suis pas en sucre, heureusement. Il faut qu’on repasse à la maison, je peux pas sortir comme ça ce soir, je vais avoir l’air de quoi ? En plus, si ça continue, on va finir par être à la bourre… Oh, pardon, je manque à tous mes devoirs, je ne t’ai même pas dit bonjour, mon cher Tristan.

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