L'Infaillible

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Elle frappait le pavé de ses gouttes assassines.

En cette après-midi de fin de mois de mai, une forte averse déversait sa horde d'hallebardes sur la place des Halles de Cherbourg, alors vidée de son affluence.

Pourtant, une courageuse silhouette traversa à grandes enjambées la place, bravant l'intempérie avec son parapluie automatique, en direction de la grande librairie de Cherbourg.

Une fois à l'intérieur, ses chaussures essuyées, son parapluie replié et égoutté sur le paillasson de l'entrée du magasin, la figure élancée continua sa quête solitaire vers le fond de la librairie, déjà bondée de monde, dépassant les rayons de littérature classique et étrangère, déterminée plus que jamais.

Arrivée à destination, la personne s'immobilisa, une magnifique brachistochrone aux lèvres, et parcourut de son regard aiguisé la grande bibliothèque qui s'étalait devant elle.

Le rayon des romans policiers.

Son lieu favori, son jardin d'Eden !

Les mains derrière le dos, la lanière de son parapluie accrochée sur une main, la silhouette sillonna le présentoir des grands formats fraîchement arrivés, caressant à l'occasion des couvertures, comme si elle examinait une collection de perles rares. De temps en temps, il lui arrivait même de prendre un livre qu'elle ne connaissait pas, de l'inspecter sur toutes les coutures, de le feuilleter, jusqu'à même humer les pages, comme si elles étaient parfumées, avant de finalement le reposer sur son présentoir, comme si de rien n'était.

Une fois son tour du rayon terminé, un brin déçue de ne pas avoir trouvé son bonheur, la personne s'apprêta à rebrousser chemin vers la sortie, quand un détail sur le présentoir arrêta net sa route.

Tiens, tiens, je ne l'avais pas remarqué celui-là...

Intriguée, la silhouette s'accroupit et s'empara d'un exemplaire d'un grand format qu'elle n'avait pas remarqué sur le présentoir.

La couverture ne comportait aucune illustration.

Juste un titre jaune, éclatant, sur fond noir.

L'Infaillible, de Paul Renard, aux éditions Grassey.

100 millions de lecteurs conquis, l'étoile montante du polar français, indique le bandeau en bas de couverture.

Avide, la silhouette retourna l'ouvrage et parcourut attentivement la quatrième de couverture.

Au fil de sa lecture, la personne lâcha un grand sourire, découvrant une rangée de dents blanches, immaculées.

Une lueur ardente brilla dans ses pupilles sombres.

Exactement ce que je recherchais.

Apercevant un fauteuil, la svelte figure s'en approcha tranquillement, s'assit confortablement, prit une grande respiration puis, détendue, entama sa lecture.

***

« L'histoire est loin d'être terminée, Rachel.

Elle ne fait que de commencer.

Nous étions censés se revoir en ce jeudi de l'Ascension, pour clarifier la situation, mais tu as fait preuve de lâcheté, et tu as décidé de couper brutalement les ponts, sans bonne raison.

Tu n'aurais pas dû me bloquer comme tu l'as fait.

C'est idiot, tu ne sais pas ce que tu perds.

Ni à qui tu as à faire.

Rappelle-toi que je suis l'Infaillible !

Et par conséquent, tu sais encore moins ce que j'avais à te dire.

Je vais donc te l'écrire, et Dieu seul sait ce qu'il en adviendra.

Peut-être que, quelque part dans ce monde, j'inspirerai quelqu'un quelque part qui me comprendra, et qui me rendra justice.

Car pour moi, il est dorénavant trop tard.

Lis jusqu'à la fin et tu comprendras.

Depuis la dernière fois que tu m'as écrit, en m'affirmant que tu ne pensais pas continuer avec moi, j'ai eu mal au cœur et je m'en suis voulu beaucoup, tu sais.

Et c'est pour cette raison que je voulais te parler.

Mais comme tu m'as bloqué...

Bref, je reprends.

J'ai bien conscience que j'ai heurté ta sensibilité.

C'est pour cela que je voulais m'en excuser et te dire autre chose.

Tu m'avais confié ton histoire personnelle, tes attentes, et je pensais que je serai à la hauteur, et puis j'ai bien eu conscience que je n'y suis pas parvenu.

Ce que je voulais te dire, c'est que j'ai été diagnostiqué tard pour de l'autisme : je suis Asperger léger, mais cela ne fait même pas six mois que j'en ai été diagnostiqué !

J'ai ainsi passé toute ma vie à penser que les autres étaient différents, puis ce n'est que récemment que j'ai réalisé que non. C'est moi, et moi seul, qui suis différent.

J'ai toujours eu des relations, des histoires très difficiles avec les autres, que ce soient des amis ou des petites amies, car je ne comprenais pas les relations avec les gens !

Et la relation que j'ai connue avec mon ex, Marguerite, je l'ai toujours connue comme une amitié.

Exactement comme je te l'ai dit la dernière fois que nous nous sommes vus et que nous avons fait l'amour.

Un ami a essayé de convaincre de rompre avec cette fille, mais je n'y suis jamais arrivé. D'abord car je me sentais trop seul pour pouvoir me séparer d'une amie avec qui je m'entendais, et aussi car ce n'était pas une petite amie !

Juste une amie avec qui se balader, rien d'autre.

Et je n'avais pas imaginé que c'était mal pour elle.

Voilà pourquoi je n'ai pas bien compris ta réaction quand on s'est rencontré samedi dernier.

En revanche, même si je ne l'ai pas comprise, j'ai reconnu ta réaction.

J'ai tellement souffert de l'incompréhension des autres que j'ai tout de suite reconnu ta réaction, et j'ai alors eu une crise de panique.

Du coup j'ai écrit à un ami pour pouvoir lui expliquer comment je voyais Marguerite.

Que je voyais Marguerite comme une amie.

Je ne dis pas que je ne suis pas responsable.

Que ce n'est pas de ma faute.

Ce que j'essaie de te dire, c'est que je ne veux pas que tu me vois comme quelqu'un d'infidèle, bigame.

J'ai des difficultés naturelles à percevoir les signaux faibles, les non-dits : ça me joue d'énormes tours, et c'est le cas aujourd'hui.

Voilà de quoi je voulais te parler.

Pour nous deux, même si cela ne fait que deux semaines que nous nous sommes rencontrés, et même si cela s'est fait sur Tinder, je me suis tout de suite senti bien avec toi.

D'autant plus que tu es ma première fois, ce qui est très rare pour moi.

D'habitude les relations sont difficiles pour moi, mais là je sens toujours que c'est spécial avec toi, même si, au fond de moi, je ne sais pas d'où cela vient.

Les relations que j'avais vécues avant étaient brèves, parfois sans lendemain, avec parfois des abandons assez violents.

Ça m'a toujours rendu très méfiant, très inquiet vis-à-vis des autres.

Or avec toi, c'est différent, Rachel.

Tu n'es pas dans ma tête, mais je t'assure que c'est très différent par rapport à d'habitude.

Je sais ce que tu vas me dire.

« Tu n'aurais pas dû fouiner, te mêler de ce qui ne te regarde pas, de faire de comparaisons, blablabla... »

Comme je te l'ai déjà dit, je m'en suis voulu.

De ce que je t'ai dit, de ce que je t'ai fait.

Après réflexion, je me suis dit que c'était plus facile inconsciemment de régler la situation, que j'imaginais insurmontable en nous imaginant sur un pied d'égalité.

Mais ce fut très maladroit, très déplacé de ma part.

Je le regrette.

Je veux continuer de vivre la semaine que j'ai vécu avant.

Comme dans le film Un Jour Sans Fin avec Bill Murray et Andie MacDowell.

J'ai vraiment vécu quelque chose de spécial avec toi : nous nous sommes tout de suite très bien entendus, nous nous sommes même projetés, je pense que nous nous sommes même accordés tous les deux.

Je me suis senti tout de suite à l'aise avec toi : je t'ai quand même raconté toutes les choses qui me pèsent, et qui me donnent envie.

Je ne me suis pas trop appesanti sur les difficultés avec mes relations, car je ne voulais pas non plus que tu me regardes comme quelqu'un de trop différent de toi.

Je voulais que ça marche, que ça « matche » même, mais bon, j'ai un peu oublié l'essentiel tu vois.

Aujourd'hui l'essentiel pour moi, c'est toi.

J'espère que tu prendras le temps d'y réfléchir, et j'espère que tu me donneras une deuxième chance.

Mais comme tu as bloqué toute communication... [...]

***

La silhouette se redressa de son fauteuil, se pinça l'arête du nez, s'étira, puis, après avoir compulsé plusieurs pages, se replongea à la fin du livre.

***

[...] Le jeune homme s'arrêta d'écrire, le cœur serré.

Comme un sixième sens, il savait que c'était peine perdu.

A quoi bon écrire une lettre à cette fille si elle a déjà coupé tous les ponts avec lui ?

Un ruisseau de larmes sillonna ses joues pâles, laiteuses.

Quelle perte de temps !

C'était fichu, il n'y avait plus rien à y faire.

Alors, abattu, il laissa ses papiers en plan, se leva de son bureau, puis se dirigea vers un petit banc disposé soigneusement, presque volontairement, au centre de la pièce.

Il le fixa longuement de ses grands yeux ronds brouillés, ses paupières clignant par intermittence, les bras tendus et poings fermés le long du corps.

Allez, courage, tu peux le faire, lui susurra une voix dans sa tête.

Alors, après avoir pris une grande respiration et canalisé sa frustration, il monta un pied après l'autre sur le banc, puis saisit la longue corde qui pendait depuis le plafond, un nœud coulant à son extrémité.

A la manière d'un collier, il se le passa autour du cou, puis, après un bref décompte dans sa tête, tira fort d'un coup sec.

Le banc bascula aussitôt à la renverse.

Puis le silence reprit de nouveau ses droits, entourant un corps inerte pendu au plafond, son esprit envolé vers l'au-delà.

FIN

***

L’individu cligna des paupières, retourna plusieurs fois la dernière page du livre, sidéré.

C’est tout ? C’est cela la fin ?

Que c’est triste !

La silhouette s’apprêtait à reposer le livre et à quitter la librairie quand une idée jaillit de son esprit. Muni d’un critérium qu’il sortit de son manteau, il parcourut minutieusement l’ouvrage. Et soudain sourit.

Bingo.

Il nota rapidement quelques inscriptions sur un post-it qui traînait dans son portefeuille, finit par acheter le livre, salua le libraire puis, une fois dehors, dégaina son smartphone. Par chance, l’averse avait cessé, et cédait dorénavant sa place à un soleil chatoyant accompagné d’un arc-en-ciel des plus colorés. Un décor qui laissa la silhouette indifférente dans sa course.

« Allô, Roger ? Ici Tom. Tom Jerry. Tu m’entends ? Pas trop, ah, attends…Là c’est mieux ? Cool ! Bon, écoute-moi bien et prends notes…Si, si prends notes…Évidemment que j’ai trouvé le livre, je l’ai même acheté et il est très intéressant, et voici ce que j’ai découvert si tu me laisses parler ! Ça concerne notre victime. Donc, écris… »

***

Géraldine s’affairait activement dans la cuisine.

Tablier noué autour de sa petite taille enveloppée, ses mains potelées enfouies dans ses épais gants de cuisine rouge, elle était parée à sortir le poulet rôti du four. Ses yeux bruns globuleux, pareils à de mignons onyx sortant de ses paupières couvertes de soyeux cils, scrutaient attentivement, presque immuables, les minutes rouges fluorescentes qui s’égrenaient sur la minuterie du four. Tous ses sens étaient aux aguets. En particulier ses petites oreilles, aux lobes percées de jolies boucles d’oreilles aux couleurs mêlant zircon bleu et tourmaline verte, à l’affût de l’instant imminent où retentira la sonnerie.

Soudain un carillon se fit entendre.

Géraldine fronça ses épais sourcils : ce n’était pourtant pas la minuterie du four, elle l’observait depuis tout à l’heure et le temps continuait de s’écouler, de plus en plus proche de zéro. Elle pivota à gauche vers sa petite plaque de cuisson à induction. Bon sang, les haricots verts, elle les avait complètement oubliés !

Elle se précipita aussitôt sur la casserole, égoutta les légumes dans la passoire dans l’évier, puis les ramena dans la casserole avec un peu de beurre.

Nouveau carillon.

« J’arrive ! »

Elle se lava les mains, lissa son tablier, et avant d’aller ouvrir, se rajouta du rouge et réajusta sa coiffure. Elle sourit dans le miroir.

Sans doute son Pierre qui est revenu la voir !

Troisième carillon.

« Oui, oui, j’arrive ! »

Après avoir baissé le feu du four, elle fila dans le couloir de l’entrée, tout en gardant un pas tranquille. Une fois devant la porte, elle respira un bon coup, puis ouvrit.

Et aussitôt son sourire se renversa.

« Madame Géraldine Renard ?

- Oui, c’est moi, qu’est-ce que… »

Ce furent ces derniers mots.

***

Le silence régnait en maître dans le petit bureau, jusqu’à ce qu’une sonnerie de téléphone le perturba dans son activité.

L’homme décrocha d’un toucher de l’index droit, ses écouteurs sans fil dans les oreilles, son regard fixé sur son écran.

« Oui ?

- Ça y est, elle est morte

- Très bien, vous pouvez disposé.

- Et notre fric ?

- Vous viendrez le chercher à l’heure et à l’endroit convenus

- Entendu, à tout à l’heure

- A tout à l’heure »

Paul Renard raccrocha. Depuis le temps qu’il voulait se débarrasser de son ex-femme, enfin son rêve s’était réalisé ! Elle l’avait viré de chez lui, de chez eux, pour le contraindre à se loger dans un ridicule appartement au troisième étage d’un immeuble, sans ascenseur ; elle l’assaillait de dettes suite à leur divorce…Il n’en pouvait plus !

Au moins sa disparition lui laissait un peu de répit avant de reprendre ses marques ailleurs, hors de la France.

Il relit ce qu’il venait d’écrire. La suite de son livre, L’Infaillible 2 :

« Comme je te l’ai écrit, l’histoire était loin d’être terminée, Rachel.

Je suis mort, je te vois d’où je suis, et je sais que quelqu’un, quelque part sur terre, m’aura rendu justice.

Je lui ai laissé des indices dans mon livre.

Des indices disséminés au fil des pages pour retrouver tes coordonnées.

J’ai dit quelqu’un, mais après tout, rien ne me dit qu’il sera seul.

Ils te retrouveront, et auront ta peau Rachel.

Bientôt tu me rejoindras là où je suis, car, ne l’oublie pas,

Je suis l’Infaillible ! »

Soudain la sonnerie de l’entrée retentit.

Déjà ?!

Paul Renard fronça les sourcils : voilà qui était bien embêtant, il n’avait pas l’argent sur lui.

Heureusement qu’il avait prévu le coup.

« J’arrive ! »

Il se prépara, rangea ses écouteurs, se dirigea dans l’entrée, coula un regard dans l’œilleton.

Il discerna un homme muni d’un chapeau, élancé, à la carrure d’un rugbyman, vêtu d’un costume noir, assorti de Ray-Ban et d’une cravate de même couleur.

Un des Blues Brothers tout craché.

Hélas, c’est bien lui !

Alors, d’une main, Paul Renard déverrouilla la porte, tourna délicatement la poignée, et de l’autre, serra fermement le Beretta dans son dos.

Personne ne pouvait l’arrêter, se rassura-t-il.

Il était l’Infaillible.

FIN.

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