Les amants

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Vous êtes celle qui n’est pas encore. Celle qui, sur le seuil de la chambre, attend que je fasse le premier pas, que je vous prenne la main et vous guide. J’ouvre la fenêtre à la lumière éclatante de midi. Je place les coussins contre le mur. Je me dirige vers vous et prends votre main sans vous regarder dans les yeux. Vous me dites quelque chose que j’efface aussitôt de mon esprit. Il ne faut surtout pas que je me laisse entraîner dans le mensonge qui vous entoure. Les yeux baissés, je dispose de votre corps face à la fenêtre. J’écarte toutes les tentations, je ne veux pas me perdre. La vie n’existe que de l’autre côté. Ici tout s’efface, se meurt. Hors de la toile, tout est irréel.

Je suis celui qui ne sera jamais. De ce côté-ci où règnent des êtres plats, je lève le pinceau tel un escrimeur et je lutte contre la superficie blanche de la toile.

À la lumière du jour, les couleurs révèlent toute la vérité, exposent tous les sentiments. Orange, jaune vif, les tons de votre robe, pour que ce soit la première chose à attirer le regard qui, après l’éblouissement, monte doucement pour découvrir votre nuque et votre visage absorbé. Blanc, les ornements de la robe, les pages du livre que vous tenez dans votre main. Claire, la peau de votre visage et de votre main. Mais l’innocence de votre beauté nous plonge dans les mots imaginaires qui traversent vos yeux et transpercent mon cœur. Des couleurs froides et sombres au fond pour que votre corps jaillisse du tableau comme un éclair dans la nuit.

Ici, le temps ne pardonne pas. Je le vois passer dans les rides de ma main qui tient le pinceau. Là, il s’accroche à la toile et attend que la peinture sèche pour se fixer à jamais. Mais il est tard. Les flammes des bougies sont si obscures à côté de vous. Les couleurs mentent dans la pénombre, périssent dans la nuit. Je pose mon pinceau.

***

Je pose la pointe de ma plume sur la page blanche comme un peintre approche la touffe de son pinceau de la toile. Les mots occupent le silence comme les couleurs ont envahi l’invisible pour qu’elle apparaisse dans toute sa splendeur. Dans la nuit, les mots sont ma lumière. Hors de la page, tout n'est que fiction, théâtre où les acteurs applaudissent la représentation du public. Je suis le lecteur des mots qui s’écrivent sous ma main.

La femme finit par se révéler et elle m’éblouit dans toute la noirceur de l’encre. Les mots se mélangent aux couleurs. J’aime cette femme qui lit comme l’a probablement aimée l’homme qui l’a peinte. La jalousie m’assaille de la voir si réelle.

Il s’inquiétait pour elle. Je le vois à la façon dont il a disposé un grand coussin douillet dans son dos pour que sa pose ne soit pas pénible.

Il la protégeait. Je le vois à la façon dont il l’a habillée d’une robe d’un jaune vif pour la réchauffer dans cette chambre aux murs sombres.

Il la désirait. Je le sens à la façon dont il l’a coiffée pour qu’il puisse caresser des yeux la forme parfaite de sa nuque, pour que la lumière puisse parcourir sans obstacle les contours de son visage.

Il l’a aimée. Je suis sûr qu’il l’a aimée. Je le sens à la façon dont il a peint la main qui tient le livre. Il a caressé sa main, mêlé ses doigts aux siens, son corps au sien comme il mélange les couleurs pour n’en faire qu’une. Il a dû poser ses lèvres dans la paume de sa main pour l’avoir peinte, si délicate, si vivante, si chaude.

Je suis celui qui écrit dans la nuit, celui qui repousse l’éveil de la femme qui repose dans l’autre monde. Je sais qu’il suffit d’un geste de ma part pour qu’elle puisse revenir, mais je préfère la garder sur la toile et sur la page, là où elle est plus belle, plus réelle.

Le livre qu’elle tenait dans sa main est ouvert sur la table de chevet. Je me lève sans bruit et vais le prendre. L’aurore illumine à peine la chambre, mais la robe jaune brille comme un soleil. Elle est froissée par terre, au pied du lit où elle dort.

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