CHAPITRE 1.5 * JAMES * AUTOPSIE D'UN SALAUD
J.L.C
♪♫ READY OR NOT — FUGEES ♪♫
Sérieux… J’ai vraiment été trop con ! Quelle lucidité de pacotille ! Billet composté trop tard, j’ai foncé, aveugle et ravi, droit vers la paroi en plexi de mes illusions.
Toi, tu penses avoir croisé l’échappée, l’anomalie, la perle rare. Celle dont la présence brouille ton compas intérieur, disloque tes fondations, écorche tes sens, dynamite l’ordinaire. Elle palpite d’un feu différent, d’un parfum d’absolu. Puis, vient le soir du désenchantement : elle se donne à d’autres paumes et t’es plus qu’un témoin désabusé. Cette vision écœurante, nauséeuse, familière, tu la digères mal parce que tu la reconnais. Trop bien. Assez pour réveiller les plaies stagnantes. L’ombre d’une autre trahison plane encore sur ma conscience. La morsure a juste changé de visage…
Je veux pas d’un retour au fond de la cuvette, mais pas le choix, va falloir que je ravale la lie. La confiance qu’on te vole à coups de reins ne se reconstruit pas. Tant pis, cette fille n’était qu’une variable remplaçable dans l’équation. Elle s’est offerte à moi, puis a repris sa tournée, s’est recyclée sans sourciller, s’est coulée dans d’autres bras comme dans un moule… Ouais, ouais, je les mets toutes dans le même sac. J’ai le venin facile — c’est plus simple que saigner. Je ne dis pas ça par posture, je me suis aguerri, j’ai perfectionné l’art de l’esquive à mon tour : sexe sans promesse, regards sans frisson, vérité enjolivée et l’organe vital fossilisé dans sa geôle derrière mille verrous. Mais la toxine s’accroche. Elle colore mes rétines d’un soupçon incurable. Ce soir, j’ai l’impression de mater une rediffusion fadasse de ce frisson moisi avec le même goût de chute prémâchée.
Victoria m’a rayé du décor, évacué du script, archivé dans le coin des faux raccords, des coupes techniques, des erreurs de casting. Un coup de gomme et adieu lointain souvenir. Plus de James. Plus de nous. Normal… Non, tout sauf normal !
Comment a-t-elle pu tourner la page si vite pendant que, moi, je perdais ma peau, mon âme, ma dignité en tentant de la décaper de sous mes ongles, de la débrancher de mes neurones, de la sectionner de mon cœur ? En pure perte.
Bordel de merde ! Qui je crois tromper, là ? Je suis l’architecte de ma propre ruine, le seul responsable, le seul à blâmer ! Je me suis mis dans de beaux draps et c’est pas une façon de parler. J’ai tout sabordé : je l’ai jeté de ma vie, j’ai coupé les ponts, rompu le lien, trahi, réduit à néant un potentiel nous. La définition même du salopard, du lâche, du minable, de la pourriture. Et voilà que je m’assois sur ma haute morale pour la rabaisser, la dénigrer et la condamner ? Y’a rien d’ironique là-dedans, juste de la crasse, du mépris mal placé. Après tout, pourquoi s’attarder sur moi ? Sur la misérable coquille que je suis devenu. Ce débris d’homme… Un type éclaté, en fuite, en jachère.
D’un élan mal avisé, ma sœur se penche vers moi et pose sa paume sur mon avant-bras.
— Jamie, va lui parler. T’as encore une carte à jouer…
Putain, de quoi elle se mêle ?! Je me dégage d’un mouvement brusque. Et c’est quoi ce regard ? De l’encouragement ? De la compassion ? Elle me plante une lame sous les côtes et l’appelle tendresse.
— T’aurais pas dû Izy, sifflè-je entre les dents.
La rancœur frémit sous ma langue.
— Tu vois pas dans quel état je suis ? Tu veux que je me présente devant elle en loque humaine ?! Regarde-la : elle est déjà ailleurs ! Nous deux, c’est mort de chez mort !
Sans lui laisser le temps d’ouvrir son clapet, j’attrape la clope orpheline sur la table et pars en trombe vers le coin fumeurs. Qu’Isla et Antoine me suivent, je m’en cogne !
Dehors, j’alpague le premier type sur ma route, lui extorque du feu et allume la cigarette d’un souffle rageur. La fumée me crame la gorge, mais je tire comme un forcené. J’ai besoin de douleur, de flou, de flammes dans les veines. Putain, j’ai rien pour me défoncer, rien pour l’oublier. Jamais je pourrais l’oublier. Je dois m’y résoudre : Victoria n’est pas pour moi. De toute façon, je lui ai flingué le cœur. Elle ne reviendra pas. Plus jamais.
Je l’ai laissée depuis très exactement 72 jours, un matin d’août, sur son palier, encore engourdie de sommeil et de passion, emmitouflée dans son kimono poudré. Son corps chaud contre le mien, ses lèvres suaves nichées au creux de mon cou, son souffle tiède courant sur ma peau, telle une promesse à moitié chuchotée. Elle respirait doucement, et moi, je crevais déjà à l’intérieur, rongé par la certitude que j’étais en train de commettre la connerie du siècle. Elle m’avait enlacé avec la tendresse d’un adieu qu’on refuse de prononcer à voix haute. Ses mains m’ancraient à elle, sa bouche cueillait les regrets sur ma langue. On avait fait l’amour toute la nuit. Comme des bêtes. Comme des âmes perdues. Sauvage, violent, torride. Inoubliable. Beau. Mélancolique. C’était nous. Du feu. Et de la glace.
Je ne voulais pas partir, encore moins la quitter. Bon sang, pourquoi j’ai sauté dans cet avion pour Édimbourg ? Y’avait que du vide au bout du vol. Pas de boulot, pas de plan. Juste un appart gelé et même pas un foutu chat ou une plante verte à arroser.
Depuis trois semaines, je tente de ramper hors du trou, lentement, à genoux. J’ai bazardé le matos, planqué les bouteilles, changé les draps. Rien n’y fait. Une voix rôde dans ma tête, râpeuse, insistante, corrosive. Elle me connaît trop bien. Elle me murmure que je ne vaux rien, que la chute est déjà enclenchée, que c’est une question d’heures, que Victoria ne me reprendra pas. Parfois, je lutte à bas bruit. Parfois, je tombe dans le piège et me couche. Elle gagne, me renvoie vers mes bas-fonds, vers le silence, vers la défaite, me glisse le mors entre les dents et je courbe l’échine. Alors, je me ronge, me méprise, me pourris, m’autodétruis à petit feu sous mon propre dégoût de moi-même.
Allez, j’arrête de m’apitoyer sur mon sort. Il est temps de débarrasser le plancher : je ne resterai pas une minute de plus dans les parages. Qu’elle aille se faire applaudir ailleurs !
Mon regard fouille l’espace en quête d’un cendrier. Je les repère rapidement, intégrés au design des tables hautes qui jonchent la cour extérieure. Autour, ça s’agite, ça papote, ça grelotte. Un groupe de filles claque des dents dans des tenues taillées pour l’été — peaux nues offertes à la morsure du soir. Moi aussi, je sens le froid me grignoter les côtes sous ma chemise, mais rien d’insurmontable. En Écossais endurci, je fais corps avec le climat.
Soudain, une odeur d’herbe me chatouille les narines, éveille un vieux réflexe reptilien. Mon radar à emmerdes se met en alerte. Un bédot, un seul, et peut-être que je survivrais cinq minutes de plus. Pas la peine. Mon système carbure au poison fort, le doux me glisse dessus. Il me faut du coriace, du dur, une défonce en bonne et due forme et je sais où dénicher l’étincelle qui fera briller mes synapses. Après tout, si je ne fais plus partie de son tableau, autant débrancher la machine, non ? Bah non, en fait ! Si c’est pas pour elle, je tiendrai pour mes proches, pour Séan. Il est innocent dans cette histoire, je ne peux pas l’abandonner.
Je me dirige vers la porte de service lorsqu’un certain profil se découpe dans mon champ de vision : le beau gosse métis. Je freine mon élan et je le dévisage. Il slalome entre les fumeurs, distribuant ses sourires de golden boy et des accolades sponsorisées, avant de filer droit vers mon coin. Une brève pulsion me traverse : lui coller une baigne, juste pour le fun, pour lui foutre un peu de terre dans sa galaxie bien propre. Question d’équilibre cosmique. Bon, d’accord… Sa belle gueule ou sa démarche de roi du dancefloor n’y sont pour que dalle. Ce qui me barge, ce sont ses sales pattes sur elle. Ça suffit pour que je songe sérieusement à lui démonter la mâchoire.
Le mec passe à ma hauteur et s’infiltre dans l’espace d’un gars absorbé par son écran, clope au bec. D’un mouvement fluide, il lui empoigne les cheveux, renverse sa tête en arrière et… lui mord le cou ? Je bug. Littéralement. Je ne comprends pas ce que je vois et en même temps… je capte trop bien. L’intimité du geste, la main qui s’attarde sur la nuque, les corps pressés l’un contre l’autre… Le fumeur pivote dans ses bras, le sourire aux lèvres et leurs bouches se trouvent, s’agrippent, se dévorent. Aucun doute possible : seuls des amants s’aimantent de la sorte, ce qui sous-entend que… Eh merde…
Ça veut dire que j’ai fait bouillir mon sang pour du vent ? Que mes neurones détraqués ont monté un scénario complet pendant que la réalité se foutait de ma gueule en coulisse ? Toute cette haine, cette montée d’adrénaline… pour quoi ? Juste parce qu’il a dansé avec elle ? Rien d’autre ? Et moi qui m’étais déjà projeté une baston version western urbain… Quel putain de cerveau frelaté ! Toujours prompt à extrapoler, jamais fichu de discerner. Ça enregistre, ça dramatise, mais ça pige rien. Zéro filtre, que des conclusions éclatées. Faut que j’arrête de laisser mon entrejambe piloter ma vie, nom de nom ! Je prends en pleine poire ma propre absurdité : réduire le monde à des pulsions et à des feux de reins. Et si leur chorégraphie n’était qu’un jeu complice ? Un élan désinvolte entre potes sans arrière-pensée, sans sous-titre érotique ? Victoria danse comme elle respire. Elle me l’a assez prouvé en public et en privé. Et moi, je m’enflamme pour une évidence ? Baffez-moi ! Dans ce décor de fête où je me désintégrais en arrière-plan, la voir, elle, si détendue, si joyeuse m’a envoyé droit dans le mur du pathétique. Crash test signé karma et nombrilisme. Le contraste m’a vrillé le bide et le décalage atomisé le système central.
J’ai besoin d’elle. Ça m’a frappé dès qu’elle a traversé ma vie, il y a plus d’un an déjà. Comment peut-on tomber raide dingue amoureux de quelqu’un en une seule semaine ? C’est une folie, une accélération hors de tout contrôle. Je pourrais tourner en rond encore des heures, des jours, des années. Trop tard, le poison coule dans mes veines et le désir insatiable aussi. Victoria a envahi chaque battement de mon cœur, chaque pensée, chaque putain de souffle que je prends. Je suis trop faible pour m’en défaire. Finalement, je vais peut-être pas m’éclipser tout de suite…
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