CHAPITRE 3.3 * JAMES * LE TOUT POUR LE TOUT (réécris)

12 minutes de lecture

J.L.C

29.10.22

23 : 20

♪♫ I WILL SURVIVE — CAKE ♪♫

Qu’est-ce que… Une carte à jouer ? Putain… c’est quoi ce délire ? Ma jumelle m’a sorti exactement le même numéro tout à l’heure. Qu’est-ce qu’elles mijotent, toutes ? Un piège organisé ? Un club privé de manipulatrices ? Et moi, mouton dans l’arène, je débarque sans armure, sans stratégie. Juste moi, mon cœur en papier mâché, accro à une lionne, une cible tatouée entre les omoplates. Non, non, calmos. Je deviens parano. Et si… et si la meilleure pote venait de me claquer la notice en pleine face ? Un « bouge-toi le cul, du con, avant que ce soit trop tard », version cryptée ? Si je me souviens bien, Miss Queue-de-cheval, c’est l’As de pique, la reine du sarcasme. Une fille bandante, ouais, option lame de rasoir dans le porte-jarretelles. Joli emballage, potentiel nucléaire, cette nana. Ce qu’elle balance, c’est pas pour meubler. Je plains celui qui osera imaginer qu’elle ronronne.

Mais alors… elle m’encourage vraiment à foncer ? Je m’attendais plus à un coup de frein qu’à un appel de phare façon top départ codé. Ou bien… je brode du sens dans du vent et débloque à plein tube ? Syndrome de la révélation fantasmée. Parano, je vous dis. À ce rythme, je vais me mettre à croire que le DJ conspire. Le morceau qui tourne là, « Miss You », je le jure, ironie de bâtard. Pile au mauvais moment. Même la sono veut ma peau.

Je m’enfonce dans la foule, bousculant l’indifférence, traquant une silhouette impossible. Avec le zèle de ses amies gardes du corps, je doute qu’elle zone encore dans la fosse. Je scanne la mezzanine. Le vide me crache mes nerfs à la figure. Alors, je continue à déambuler parmi les fêtards en quête d’elle et je cogite comme jamais.

Une carte, donc… Mais laquelle ? Roi du regret ? Bouffon de l’année ? Clown du dimanche soir ? Est-ce que ça signifie… que je suis dans la course ? Que Vi pense toujours à moi ? Merde, ça demande de tout parier sur une seule cartouche. Un flingue à une balle. Zéro entraînement au tir. Faux. Je me la joue en boucle, la scène de nos retrouvailles, depuis des jours, millimètre par millimètre. Dans la salle obscure de mon crâne, y a que ça qui tourne, non-stop. Sauf que… c’était pas censé arriver si tôt. D’ici un, deux mois grand max, une fois mon organisme purgé, les toxines virées de mes conduits, ma tête séchée, les tempêtes remisées. Le moment venu, le temps d’une discussion sincère et authentique, j’aurais déposé mes armes et ouvert mon cœur, espérant qu’elle veuille bien rafistoler les fissures. Ou au moins, qu’elle le réenchâsse dans sa cellule osseuse, dans son tombeau de côtes. Parce que là, tout de suite, il agonise à découvert sur le bitume, nu, déserté, à la dérive et en lambeaux. Trop tôt ce soir... Trop tôt. Ce matin encore, j’ai gerbé mes tripes en offrande à l’aube. Faut pas qu’elle voie ça, bon sang...

Si je me foire, je… je me désintègre, je tombe pour de bon, je… Stop. Respire. Allez, on y va. Tout ou rien, mec. T’as pas le droit de la jouer freestyle : t’as besoin d’un plan. Tu peux pas juste revenir la queue entre les jambes, priant que ses beaux yeux pardonnent tes fautes d’un battement de cils.

La copine m’a refourgué le dernier joker. Pas en lot de consolation. En munition. Je le sors pour Victoria ou pour me foutre un soufflet ? Pour elle. Définitivement pour elle. Seul son verdict comptera. Mon move, son call : me claquer la porte ou m’entrouvrir un passage. J’irai pas jusqu’à tabler sur un double des clés, mais une poignée de secondes, un créneau pour aligner mes mots, ce serait déjà pas mal.

Du coup, comment me rendre perceptible sans déclencher l’alarme ? Croiser son chemin mine de rien, on oublie. Ce serait la mettre devant le fait accompli. Susciter son regard à distance ? Genre parade de paon sur le dancefloor ? Ridicule. Je secoue la tête. J’ai dit subtil, pas gênant. Bourré, j’ai la gestuelle d’un kangourou : je veux qu’elle me pressente, pas qu’elle me redoute. Exit la lourdeur, je la joue en finesse. Bon, eh bien, la seule carte à abattre, c’est l’ombre. Le repli calibré, la discrétion en atout. Si elle détourne les yeux, je me plie, tout simplement. Son silence dictera ma sortie. Sinon, je pourrais toujours aller me faire cuire un œuf ou me tirer une balle, pour ce que ça vaut.

J’ai l’éclaircie : le plan en pointillé, mais potable, pointe le bout de son nez. Pas encore béton, mais ça gribouille dans mes neurones.

Armé de ma résolution, je m’engage vers le comptoir. Je réclame une bouteille de whisky — la top du top, une pépite, un bijou, du respectable à quatre cents billets le litre. Je précise : direction la loge VIP. Nom : Victoria. Blanc. Méfiance. Le barman lève un sourcil sceptique. Il me jauge. Il capte quoi ? Un mec au bout du rouleau ? Un paumé avec de l’espoir en solde ? Ma mine d’épave qui n’a pas vu un lit depuis le jurassique me rend suspect. Il vérifie la commande, traîne un peu, hausse les épaules. Je lui tends ma cb. Et puis — ô miracle — un rictus. Moqueur ou compatissant ? Franchement ? Je m’en tamponne le coquillard. Qu’il me colle l’étiquette d’idiot épris, il aurait pas tort. C’est pas pour lui que je crame un demi-loyer dans du malt vieilli, donc... voilà. J’ai une carte en main. Et je la joue jusqu’au bout.

En gambergeant sur la meilleure façon d’aborder la suite, je sollicite le barman du bout des lèvres : une note avec la bouteille, c’est faisable ? Il tique, cligne des yeux le temps d’un plouf — décidément, il a une dent contre moi ou quoi ? — puis finit par extirper un carnet et un Bic de sous le comptoir. J’attrape l’attirail comme on soulève une arme, conscient que la moindre tournure malhabile pourrait réduire mes chances à néant. Chaque terme doit être pesé et mesuré. Qui plus est, pas facile de jongler avec les mots quand la langue en question ne coule pas de source dans la gorge. Sans balancier, tout devient casse-tête syntaxique.

Ma main hésite, trace à rebours. Je vise ce point d’équilibre précaire, entre le tact feutré et le trop-plein d’audace. Je rature dans ma cervelle, encore et encore. Comment transmettre sans confesser ? Comment faire en sorte qu’une phrase, une bride, un souffle lui dise que son absence m’habite sans paraître affamé ? Un je pense à toi ? Trop sage ? Un je suis fou de toi ? Trop frontal ? Merde… Le compliment que j’ai couché, il sonne bien ou il hurle mon manque ? Aucune idée. Tant pis. Faut trancher.

« Un toast en ton honneur et, à ta hauteur, un whisky qui ne triche pas.

Joyeux anniversaire, Victoria.

PS : Pas de Lochranach ici. Je t’ai commandé un Balblair. »

La mention de ma marque est sans équivoque. Elle saura.

Je repose le stylo, le cœur un peu trop lourd pour si peu d’encre. Mes mots ? Un poème mal fichu griffonné sur un ticket de métro par un naze en rade d’inspiration qui croit encore à la beauté du désespoir. Bravo, Roméo ! Trois miettes signées sur du papier et tu veux une médaille ? Quand faut y aller, faut y aller. Je file la note au barman et décampe. Mission accomplie. Enfin, si rater peut se targuer d’être un triomphe.

Ma nuque fait sa rebelle. Impossible de m’en empêcher. L’instinct. Ou juste cette manie pathétique de guetter le souvenir et la perte. Mes rétines raclent la salle, coin par coin, tel un agent en planque acculé dans un rôle qui le dépasse. Tandis que je serpente vers l’alcôve, je bouffe du regard chaque mouvement, chaque rire, chaque éclat de lumière. Faim de repères, soif de confirmation. Je cartographie les visages, traque les reflets dorés, les boucles folles, les robes satinés. Il y a des blondes, partout. À s’en filer une indigestion. Des coiffures lissées, des ondulations travaillées. Pas de tignasse sauvageonne. Mon radar ne filtre rien. Panne sèche. Je ne la trouve pas. Ou bien, elle se cache. Le karma a de l’humour. Noir, forcément. Peut-être qu’elle est lovée quelque part, à l’abri du monde, de moi. Accompagné ? Par pitié, pas ça…

Partie ? Peu probable. Pas le soir de son anniversaire. Je baisse les yeux vers ma montre : 23 h 15. Le tic-tac me nargue. Le temps galope, mais elle, elle se dérobe. Ce club ferme à quelle heure, déjà ? En général, les dimanches riment avec extinction des feux à minuit, une heure grand max. Sauf qu’avec les vacances, les horaires deviennent perméables. Peut-être qu’ils prolongent. Je souffle par le nez. Me voilà en train de marchander avec le hasard. Pitoyable.

— T’étais passé où ?

Ma douanière de sœur m’alpague illico, à peine le seuil de l’alcôve franchi. Front plissé, œil de lynx. Elle me pompe l’air, avec sa tête de flic et son cœur de maman-pieuvre.

— Aux chiottes, dis-je en me vautrant dans le fauteuil en cuir.

— Faire quoi ?

Putain. Elle se fout de moi ? C’est quoi la suite ? Analyse d’urine ? Un mouchard dans le slip ?

— Je…

Je ravale ma répartie. J’ai mille conneries prêtes à déferler. Un bon vieux « ça te regarde pas ». Un « j’essayais de noyer mon désespoir dans la cuvette avec une pichenette de blanche ». Mais non. Ce serait tirer sur l’ambulance. Je distingue tout de suite l’inquiétude sur ses traits. Fin du match. Elle m’attache du mieux qu'elle peut — une tape, un resserrage, et l’angoisse en filigrane.

Mes épaules font le boulot.

— J’ai joué un solo avec mon coloc du bas. Tout seul, comme un grand.

Elle roule des yeux, mi-exaspérée, mi-soulagée. Un ricanement se perd dans son verre.

— Quel boulet, sérieux... T’es con…

Un jour, elle écrira un manuel : « Comment gérer son abruti de frère. »

— Non, réaliste. Merci pour le guet-apens, au fait.

Elle ne répond pas tout de suite. Elle avale la pilule… ou elle kiffe ? Ouais, c’est ça : elle déguste à la petite cuillère. Ce genre de manigances, ça lui file des orgasmes psychiques.

— Je vois pas de quoi tu parles…

Antoine pouffe avant de lever les yeux au ciel. Pas dupe une seconde, je plisse les paupières.

— T’es aussi crédible qu’un soleil de minuit, Izy.

— Ah bon ? Moi, comploteuse ? Jamais. Innocente jusqu’à preuve du contraire. T’es parano, frérot.

— T’as raison, toi, t’es une sainte.

Le destin, ce filou, choisit pile ce moment pour parachuter Victoria dans mon champ de vision, là, au sommet des escaliers suspendus entre les étages. Un incendie se déclare dans mon ventre, mes paumes tremblent, mon cœur tambourine si fort que j’ai peur qu’il crève ma cage thoracique, mon corps se crispe en sentinelle, mes poumons font du yoyo, ma queue se… Sans déconner, là c’est le pompon, on dirait que je suis prêt à bondir, mais avec deux pieds gauches. Allez, James, remets les pendules à l'heure. Arrête de t’enflammer.

Toujours escortée de sa garde rapprochée. Évidemment. Leur emprise subtile la dirige vers le rez-de-chaussée. Victoria résiste un peu, tente de rebrousser chemin, secoue son joli minois, esquisse un refus. Éclair d’espoir ? Non, faux départ. Elle cède, sous le poids de leur insistance, ballottée par leurs griffes amicales. Puis, elle éclate de rire, pleine, nue de toute retenue. Je sais même pas si je suis aux anges ou en enfer…

Les quatre super nanas — franchement, autant les nommer « Cavalières de l’Apocalypse érotique » — dévalent les marches, disparaissent dans l’océan humain, ressurgissent au pied de l’estrade. Des mains masculines les aident à grimper. Évidemment. Non, mais oh ! Y a un connard qui vient de plaquer ses paluches sur le cul de Victoria ! Mon sang ne fait qu’un tour. Elles montent. Évidemment. Miss Queue-de-cheval au ras des reins glisse un mot au DJ. La musique explose : les premières notes de « I Will Survive » fendent l’air. Ah. Putain !

Chanson culte. Hymne du cœur piétiné qui se relève en dansant. Cri de guerre des abandonnés devenus invincibles. La bande-son des renaissances. Celle qu’on hurle pour conjurer l’amour. Évidemment, elle la connaît par cœur. Elle ne la chante pas. Elle la respire, la vit, la projette. Victoria, en pleine possession de son mythe. L’essence même du morceau. Son miroir. Son manifeste. Elle pourrait l’avoir écrit. Corps en feu, tête renversée, sourire électrique, elle déclame chaque syllabe en victoire. De mon côté, j’encaisse chaque ligne comme un crochet au foie. Les mots me lacèrent l’esprit. Karaoké ? Pas besoin, merci... Je connais l’histoire. J’étais dans le livre. J’ai été son intrigue. Maintenant, apparemment, je suis la page déchirée.

L’estrade se transforme en podium de revanche. Un feu d’artifice de résilience. De rires. De jambes qui défient la gravité. Sa bio de cœur, elle la pulvérise en confettis de liberté. Vivante, flamboyante, plus loin de moi que jamais. La survie post-rupture… Elle a migré vers l’horizon, franchi le cap — le mien a perdu la boussole. Déjà, ailleurs, au-delà. Debout, droite, réassemblée, reconnectée à elle-même, plus forte que mes souvenirs. Moi ? Je fais tapisserie. Version 2.0 du con qui croyait encore avoir sa chance.

Les prunelles en maraude, les regards de hyènes qui bavent sur ses courbes avec une fringale pas du tout, mais alors pas du tout, voilée, je les capte puissance dix mille. Une démence sourde pulse dans mes veines, féroce, irraisonnée — archaïque. J’ai l’impression qu’un fauve ronge ses fers dans ma poitrine. Des pulsions de barbare me traversent. Je veux rugir, sauter à la gorge, mordre, broyer des mâchoires. Non… ce que je veux vraiment, c’est la revendiquer, la faire mienne à nouveau, replanter mon nom dans son cœur, monter sur cette saleté d’estrade et lui dévorer la bouche devant tous ces voyeurs !

Je m’arrime à la moindre molécule d’oxygène et engloutis l’ouragan qui menace de torpiller des plexus solaires. L’envie de foncer dans le tas pour leur faire regretter de poser les yeux sur ma Victoria me scie les nerfs. L’idée de la jeter sur mon épaule façon butin me démange carrément. Au lieu, je me concentre sur la scène, sur la manière dont Victoria s’abandonne à la musique. Elle est radieuse, sublime à en pleurer, à en crever. Je déglutis. Ma gorge racle. J’ai la dalle d’elle, une soif animale, viscérale. À ce stade, le désir s’efface, la carence s’installe. Mais je ne suis qu’un enfoiré égoïste, un salopard narcissique en manque de rédemption.

Tel un con qui bazarde une étoile à la benne, j’ai bradé un trésor à l’aveugle. Tous les jours, je me maudis pour ce texto de trou du cul que je lui ai craché à la figure, gratuit. Et la mémoire me marave : Elaine, les suivantes, cette spirale de foutre, de poudre, de whisky et de vide. Alors que j’en avais strictement rien à carrer de ces meufs ! Elles n’étaient que des silences baisés, des secondes mortes qui agrandissaient le trou dans ma cage. Deux ans putain... Deux ans que ma queue régit ma chienne de vie, comme un abruti congénital !

Nom de Dieu… je suis à la lisière de l’impardonnable, à deux doigts de l’erreur fatale — celle qui marquerait ma carcasse d’un sceau noir, même déjà pourrie jusqu’à la moelle. L’arracher à sa clique, l’aimanter contre un mur, la réduire au silence, lui voler son souffle et m’enfouir en elle une bonne fois pour toutes. La prendre à la gorge du désir, pour faire taire cette soif vérolée, ce feu délirant qu’elle allume en moi à chaque foutu battement de paupières. Comme si l’assouvir pouvait cautériser la plaie, comme si elle pouvait retomber au rang de chair anonyme. Elle est l’exception, bon sang ! Et malgré cette vérité éclatée au grand jour de ma nuit, impossible de calmer la bête. Mon sang cogne, mes nerfs craquent. Je tiens plus en place. D’un sursaut, je me lève, possédé, mordu. Un pas en avant. Poings serrés. Regard épinglé sur elle. Le monde autour s’évanouit, tout devient flou. J’avance. Puis, coup de massue mental. Qu’est-ce qui me pique, bordel ?!

Du coin de l’œil, j’aperçois un serveur monter les escaliers avec la bouteille de whisky. Mon geste me revient en pleine tronche. Et merde merde merde. Pourquoi j’ai voulu rejouer aux fantômes, hein ? Pour mieux disparaître ?

Victoria quitte l’estrade. Évidemment maintenant. Sourire aux lèvres, resplendissante. Dans quelques minutes, elle lira ma carte, mes mots perceront sa bulle. Le mal est fait. L’artisan de cette merde, c’est moi. Quel con... mais, quel con…

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