CHAPITRE 51.2 * JAMES
J.L.C
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Dehors, la nuit s’étire, bleuie de veille, chargée d’échos morts. Pas tout à fait calme. Pas tout à fait noire. Le ciel pendule entre deux humeurs et la lune, taillée en serpe hilare, peint des fantômes sur la campagne. Toulouse palpite quelque part là-bas, sourde et lointaine. Dans ce coin, c’est l’oubli rural, l’os du territoire.
J’ai déserté le salon, laissé l’amertume refroidie dans ma tasse, fui les cloisons imprégnées d’émotions retenues. Me voilà assis sur les marches de la terrasse, le dos cloué à la rambarde, les bras pendus sur les genoux. Je ressemble plus à une zone blanche qu’à un homme. Heureusement que les mômes toquent à la porte de devant pour réclamer leurs bonbecs. Par ici, c’est pas Halloween, c’est « traumathérapie » après une défibrillation ratée. Le genre de soirée où les revenants ne débarquent pas en sonnant à l’entrée : ils sortent des murs, posent leurs valises et t’obligent à les regarder en face.
Milo est venu se coller à moi, la truffe humide et les yeux en mode lanterne pour âme cabossée. Ce chien, c’est un battement de cœur en fourrure. Les bêtes flairent ce qu’on s’efforce de planquer dans les ténèbres.
Je tire une clope. La flamme du briquet frissonne, un petit combat entre la chaleur recherchée et le vent qui me l’arrache. Fumée, lumière, illusion. Si seulement ça pouvait ensevelir les vestiges. Une braise s’allume, éclair fugace dans l’obscurité, et mes pensées se renversent sur elles-mêmes, sans fin. Toujours les mêmes refrains, les mêmes gifles, ces foutues questions qui déboulent en boucle dans ma tête, pareilles à un train fou sans frein. C’est devenu une habitude. Ma mémoire, ce vieux jukebox, ne connait qu’une playlist « Rejoue tes pires erreurs ». Elle est répétée à longueur de temps, martelée dans mon crâne, jusqu’à muer en bruit d’ambiance, celui de ma déchéance.
Le froid mordant de la dalle sous moi m’assène une vérité crue : je respire encore, j’ai mal, la vie roule et ne s’arrête pas. Super. La nuit me crache ses bourrasques glacées, histoire de me faire comprendre que je reste une cible valable. Et puis, ce maudit 31 octobre. Comme si la date elle-même s’amusait à tendre un miroir aux morts qu’on n’a jamais vraiment enterrés. Un putain de clin d’œil morbide du destin dans la face de la réalité. Je me demande ce qu’il aurait fait ce soir, Connor. Est-ce qu’on aurait sorti les blousons en cuir pour aller traîner dans les bars enfouis sous Cowgate à Édimbourg ? Allumé des lanternes dans la brume de Calton Hill, au Samhuinn Festival, les visages grimés de cendres et de feu à l’effigie des dieux oubliés ? Et finir la nuit à cuver dans les coins sinistres de Greyfriars entre les tombes hantées sur fond de légende et les statues érodées par les années. Des années… J’arrive même plus à l’imaginer vieux. Il est figé là, à jamais, dans la désinvolture et l’invincibilité de ses 25 ans.
Je tends la main, gratte la nuque de Milo. Il ferme les yeux, docile. Moi, j’en suis incapable. Bordel… je suis jaloux d’un cleps. Nouvelle étape dans ma dégringolade mentale.
Non. Je sais exactement où Connor serait ce soir. À mille lieues des ombres, réinventant Samhain à la sauce papa gâteau. Avec Séan. Sûrement en train de lui enfiler un déguisement de petit monstre, de grimacer comme un idiot juste pour le faire rire. Cette fois, pas de bars enfumés, ni de rituels anciens. Juste des bonbons en guise de récompenses pour une chanson offerte, un poème improvisé ou une bonne vieille blague. Un repas en famille, le feu de joie sur la place d’Oban, une pinte pour accompagner les souvenirs et le sourire de nos gosses en toile de fond qui se mêle aux murmures du vent marin…
Je noie mon mégot dans le cendrier gorgé d’eau croupie. Un petit meurtre fumant qui expire une plainte terne, tuant la dernière étincelle dans le noir. On dirait la scène finale d’un film d’auteur en clair-obscur neurasthénique.
Bon retour au monde tangible. Mes doigts pêchent mon téléphone dans la poche de mon bombardier et la technologie me revient dans la paume. L’écran s’embrase d’un halo livide, tel un reflet d’outre-tombe. Mon pouce, en pleine crise d’ado, ripe vers la galerie, selon son rituel pavlovien. Bien évidemment, mon esprit s’obstine à la voir, elle, en premier. Victoria a son rond de serviette dans mes synapses, difficile de faire autrement. Elle rôde toujours quelque part dans mes pixels.
Les voici, les clichés volés à l’été. Son œil derrière l’objectif, son rire hors champ. Des lambeaux de lumière et de peau, envoyés à l’époque où le « nous » fleurissaient à distance ou fanaient en différé, selon le point de vue ultérieur. Je les fais défiler. Lentement. Je suis pas du genre à figer le monde en images. Vivre d’abord, archiver après — ou pas. Mais Vi, elle adorait. Brandir la caméra, capturer nos délires, nos sorties, nos baisers. Je me laissais faire. Mille fois merci. Grâce à ses photos, j’ai pu recoudre ses contours, reconstituer ses traits même aux heures les plus floues. Chaque fois que la came me tenait au collier, chaque fois que l’oubli creusait des trous dans ma mémoire, tels des vers dans la pomme du désir, elle, elle restait là. Rétroéclairée. Fidèle à l’écran. Merci, oui — maintenant. À l’époque ? Je pestais contre son spectre. Je me maudissais de ne pas savoir décrocher, de l’aimer trop, de couler dans son absence comme dans une tourbière.
Assez ruminé. Ce soir, elle viendra à nouveau s’imbriquer dans mes bras, son souffle tressé au mien, sa peau en effleurement d’orage. Une pulsation fébrile, idiote, m’aimante vers les réseaux. Juste pour traquer un sourire d’elle, une trace de son passage numérique. Je vais pour quitter la galerie. Mais quelque chose me retient. Une autre image se faufile : Connor.
Son rictus en coin, sa posture effrontée. Et moi, à sa droite. Deux têtes brulées d’ados attardés, plus d’égo que de neurones à cet âge-là. L’un roux, l’autre brun, mais le même regard criblé de soleil et de certitudes, persuadés que rien ne pourrait nous entamer. Un fantôme et son frère d’ombre. J’ai l’impression que la photo me perfore, m’enfonce une dague dans le ventre. C’est comme si on m’arrachait les entrailles avec un poing glacé. Je tente d’éjecter ce souvenir trop vif, trop cruel. Mon regard chute, s’accroche au sol, à un bout d’ici quelconque, n’importe quoi pour esquiver ce passé gravé dans le verre.
Malva… était enceinte. Elle ne l’a appris qu’après les funérailles de Connor. Donc, en plus d’avoir tué mon meilleur ami, je lui avais volé la chance de devenir père. Si la vie n’était pas une série de coups de poignard dans l’abdomen, elle serait un mauvais sketch, pas vrai ?
Il aurait dû savoir… mais c’était trop tard. Tout était trop tard. Trop tard pour qu’il pose la main sur ce ventre qui allait s’arrondir, pour voir ses prunelles vertes s’éclairer à l’idée de transmettre la vie, pour prendre Séan dans ses bras…
C’est les yeux rougis, cernés d’ombres, creusés par les larmes et la fatigue, d’une voix fracturée que Malva est venue m’annoncer la nouvelle. Elle a balancé cette bonne à retardement sur ma conscience trois mois après qu’on ait enterré Connor et que notre monde ait basculé dans une gravité inversée.
À cette époque, j’étais l’écho d’un homme, sans corps, sans port, aspiré par la pesanteur d’un deuil sans fin. Encrassé par la culpabilité, le chagrin, la rage — contre moi, l’univers, Dieu s’il existait — j’avais largué Cambridge sans prévenir personne, renoncé à mes études et à mes illusions. J’errais dans Londres, entre orgies décadentes et cloaques miteux, à la recherche d’un trou assez noir pour y disparaître.
Malva m’a retrouvé, échoué au fond d’un loft dévasté, les rideaux tirés depuis des semaines, le cœur en charpie, les veines violacées comme des ruisseaux de mort sous ma peau. Du Van Gogh sous H. Sabordé entre deux fixs de speedball, deux oublis, deux hoquets d’angoisse et de terreur sèche, je me noyais dans cette fuite en avant. C’était ma première vraie descente aux enfers, celle où j’ai pas pu faire marche arrière, celle qui m’a valu la case rebab.
Je baisse le regard sur la tasse que j’ai embarquée : le Hot Toddy est froid maintenant. Je bois une lampée quand même. Le citron s’est fané, le miel colle au fond, mais le whisky, lui, résiste. Il racle encore un peu la gorge — discret, tenace. Lui au moins, il tient ses promesses.
Elle m’en voulait. Elle me l’a dit droit dans les yeux, plus tard, qu’elle m’avait maudit. Haï avec cette intensité qu’on réserve aux survivants qu’on ne sait pas pardonner. À sa place, j’ai fait pareil… en y ajoutant un bon vieil uppercut pour le panache. J’étais maudissable sur toute la ligne. Elle avait rêvé de m’étrangler à mains nues pour l’avoir abandonnée avec les cendres de Connor et l’écho vide de son absence. Elle ne souhaitait pas pleurer un autre être cher. Mais ce jour-là, dans ce mausolée de solitude que je bâtissais à coup de poudre, de gorge nouée, de bouches bâillonnées par l’urgence, Malva n’avait pas la fureur pour flamme, ni la vengeance pour bannière. Elle n’a pas crié. Pas supplié. Elle a déroulé sa réalité : « Un enfant va naître, James. Il aura besoin d’un repère, d’une figure paternelle. Pas pour remplacer, mais pour guider ».
Malva ne voulait pas m’enfoncer dans ma fosse. Elle cherchait à m’arracher à la boue, à me montrer qu’il y avait encore un chemin. Elle savait que Connor n’aurait jamais toléré que je crève dans l’ombre sans me battre. Alors, elle m’a tendu cette vérité comme une corde, un lien de survie dans mon océan de désespoir. J’ai hésité à m’y pendre avant de décider d’en faire une sortie. Son intervention s’est muée en électrochoc. Un appel à me déterrer. Le premier souffle de ma résilience.
Séan est venu au monde sans le miroir auquel il aurait dû se refléter, se reconnaitre, sans ce modèle qu’un père incarne. À cause de moi. J’ai embarqué Connor dans une nuit sans lendemain, une virée sans retour, une ligne trop blanche, trop fatale. Je l’ai tué, au fond. Sans arme, juste avec ma folie aveugle, mon insouciance dévastatrice. Cette manie de dévorer tout, tout le temps, y compris ceux que j’aime.
Cette peur de détruire, je l’éprouve aussi envers Victoria. Je suis bien trop instable. La preuve ? J’ai pas été fichu de tenir ma promesse à Malva, celle de protéger Séan. Mon filleul. Une bouille d’ange, des iris aussi verts que l’espoir — comme ceux de Connor — et un rire qui a fini par guérir sa mère. Mais pas moi. Je devais prendre ce petit être sous mon aile, le guider à travers le monde. Mais non, deux ans plus tard, j’ai largué les amarres en cédant une fois de plus à la tempête, après ma foutue rupture avec Amy. Elle m’a anéanti, pas sauvé…
Il y a toujours eu une femme pour me sortir de mes ruines : Malva, Isla. Et si la prochaine était Victoria ? Mon Dieu, je prie pour que non, car ça signifierait que j’aurais encore succombé à cette spirale infernale… Je suis lamentable, un agglomérat de contradictions pitoyables. Bon sang, ce n’est pas aux autres de combler le vide en moi. Je me fais horreur. Mes erreurs me suivent comme des ombres, et au lieu d’en tirer des putains de leçons, je les répète encore et encore, et je les laisse me définir…
Mon meilleur ami se crashe dans un accident parce que je l’ai poussé à prendre de la came et, moi, je choisis la poudreuse comme acte de pénitence. Paradoxe de mes deux oui ! Ma fiancée me trahit en veux-tu en voilà et l’idiot de service se persuade qu’il vaut mieux vivre dans le déni que d’affronter un énième cauchemar. Quel lâche ! Et hop, une pipe en guise de transcendance, un dégel brutal dans une réalité grotesque et un retour à la case « perdition ». Terminus, une lumière au bout du tunnel. Et dix mois plus tard, je me réveille défoncé dans un hôtel avec une ex en travers du corps, alors que j’ai à peine eu le temps de confier mon cœur à celle qui pourrait être l’amour de ma vie, et devinez quoi ? Rebelote. Troisième chapitre. Redescente au fond du gouffre. Non, vraiment, je suis un putain de cercle vicieux.
Et maintenant ? Quelle est la prochaine marche dans ce chaos que j’appelle ma vie ? Je trace une ligne ? Je rature ? Je redessine ?
Déjà, coup de scalpel sur la came. Plus un gramme, plus une envie, plus une excuse. Le sevrage, c’est aujourd’hui, et je serre les dents. Ma guerre civile, je compte bien y survivre. Moins de whisky aussi. C’est une faille dans ma cuirasse de sobriété. Usage conscient, limité, ritualisé. Arrêter net ? Impossible. C’est ma passion, mon gagne-pain, mon avenir. Je crée du feu en bouteille : je ne m’y brûle pas les ailes.
Pour ce soir… je pars en croisade. Pour Victoria. Je jette mon cœur sur la table, à vif, pour réparer l’irréparable. Pour qu’elle voie que je choisis la lumière. Et je lui demande pardon, encore, pour le reste de mes jours si nécessaire. Un cliché, certes, mais au programme. Et lui faire l’amour. S’il y a une dépendance que je peux garder, c’est celle-ci. Ma sœur mérite des excuses, pas un frère éclopé, pas mes chantiers. Il faut qu’elle soit en paix avec elle-même. Je vais lui dire. Les yeux dans les yeux.
Et, là, tout de suite… je passe un coup de fil à Malva. J’ai envie d’entendre la voix de mon filleul. Je veux me rappeler pourquoi je dois rester debout. Pour mon petit phare. Ma bouffée d’oxygène.
Trois sonneries plus tard, une voix vibrante et cristalline m’accueille. Surprise de m’entendre, mais ravie, Malva fête Samhain entourée des siens. J’imagine les citrouilles sculptées, grimaçant dans la lueur d’un feu qui crépite, la table croulant sous des douceurs mordorées, les enfants déguisés qui réclament des histoires de fantômes et les adultes qui s’amusent à mi-voix, verres en main. Malgré le creux sous mes côtes, je suis heureux pour elle, sincèrement.
Je finis par lui demande, le ton un peu fêlé, si je peux voir Séan, juste un instant. Elle accepte sans hésiter. La caméra tremblote, vacille, quelques bruits de pas précipités, le brouhaha chaleureux des conversations et des jeux en arrière-plan , et il apparaît à l’écran : un petit dragon vert kaki, crête hérissée de pics bleutés, qui trépigne d’une impatience féroce et attendrissante, en montrant ses crocs en tissu. Le Nessie miniature rugit vaillamment pour la forme, puis éclate de rire. Il va bien. Il est lumineux. Et moi, je respire mieux.
— J’avais parié sur la chauve-souris cette année.
— J’ai changé d’avis ! claironne-t-il, triomphant. Regarde, je crache du feu.
Il exhibe ses flammes comme un trésor et mes yeux s’emplissent de fierté.
Séan est à croquer, un météore de joie pure, une éclatante rafale de bonheur direct dans mon cœur boitillant. Mais, déjà, il s’éclipse, happé par l’agitation.
Malva revient dans le cadre. Son visage porte un léger voile de mélancolie.
— Il demande après toi, tu sais…
Un éclair d’acier griffe ma poitrine, aussi net qu’une entaille d’ongle sous l’épiderme. Je chasse la morsure des regrets et relève la tête, sourire en bandoulière.
— Dis-lui… que je pense à lui, moi aussi. Tous les jours.
On échange encore quelques mots. Rien de long, rien de trop. Je finis par lui confier que je suis en sevrage, à nouveau. Pas pour me plaindre. Juste pour être honnête. Elle me rappelle que j’ai toujours ma place auprès de Séan.
Quand la connexion se coupe et que l’écran me renvoie mon reflet, je reste planté devant l’absence. Je ne suis pas seul. Pas vraiment. Une main enfantine, imaginaire, serre mes doigts. Une autre, spectrale, effleure mon épaule.
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